Le tout n’équivaut pas toujours à la somme des parties. Au sortir de cette 2e représentation des Fêtes d’Hébé – dans une série qui en comprend cinq, les réserves qu’il est possible de formuler ici ou là semblent s’évanouir jour après jour au profit d’une impression, mieux d’une sensation bienheureuse, avec des mélodies qui s’obstinent à envahir la mémoire, des rythmes qui font s’agiter pieds et mains, ainsi que la persistance rétinienne d’images réjouissantes ou poétiques.
Ramification ou désordre ?
Louer l’œuvre du génial Rameau comme atout maître de la représentation serait aller trop vite en besogne, car si la musique ne cesse de séduire jusqu’à l’hypnose, d’entraîner l’auditeur dans des envies chorégraphiques incessantes et de provoquer des émotions d’une profondeur rare, il n’en est pas de même pour le livret de Montdorge, fort peu cohérent, bancal et déceptif. Dans l’excellent programme de salle, Robert Carsen, comme pour prévenir le public de l’éclatement formel qui l’attend, insiste dans les grandes largeurs sur cette faiblesse. Pourtant, le philtre sonore réussit l’impossible et Rameau, une fois encore, surprend, innove. Alors que moult découvertes baroques ne cessent régulièrement de laisser dubitatif sur l’intérêt de telle ou telle exhumation, chaque partition ramiste mise à l’honneur à la scène comme au disque ne cesse de provoquer la jubilation : prenons à titre d’exemple la récente intégrale d’Acanthe et Céphise dirigée par Alexis Kossenko parue chez Erato : dès l’ouverture, les oreilles n’en sont juste pas revenues !
Joie non dissimulée donc, à l’arrivée, dans cet écrin idéal de l’Opéra-Comique !
Les productions de Robert Carsen ne déçoivent jamais réellement, parce que le canadien, comme certains réalisateurs de cinéma, a le sens de l’image forte, de la belle lumière, de l’espace sculpté en ligne claire. Autre atout majeur, il s’appuie sur les partitions – fait rare dans son métier. La simple évocation dans le Prologue d’un Jupiter descendu chercher des jours heureux parmi les mortels combinée à l’injonction de voler sur les bords de la Seine a suffi pour que l’esprit canaille du metteur en scène parte de l’Élysée et navigue sur le fleuve parisien avec des évocations diverses (Paris-plage, coupe du monde de football, guinguette techno, bateau-mouche…). En soi, pourquoi pas ? La Seine, comme une grande branche pourvue de rameaux divergents.
Mais si dans l’inoubliable Semele aixoise de 1996, les jeux de transposition s’accordaient aux affects de cet « opératorio », il n’en va pas de même ici : le hiatus entre les plaisirs délirants de la scène et les registres de la musique dérange : ainsi du « volons sur les bords de la Seine » et ses alanguissements ineffables ou du « fixons notre séjour aux plus heureux climats » qui étreint par sa nostalgie, tous deux réduits à un numéro platement rigolo. Quand le Seigneur apostrophé par Sappho n’est plus qu’un CRS tout costaud, l’effet tombe à plat. Un selfie amuse, deux selfies lassent : arrivé au énième selfie, le spectateur porte depuis bien longtemps son regard sur d’autres parties de la scène.
D’autres moments s’avèrent pourtant bien plus harmonieux et heureux, ne le nions pas ! Et la poésie n’est jamais bien loin, comme cette Iphise mi-ballerine mi-mariée descendant avec grâce les marches d’un bord de Seine, ou encore ces lampions de guinguette conjugués à des jeux de lumière caressants au III. Et Carsen, en petit diable, rachète ces quelques errances par un tableau final qui emporte tout sur son passage et fait crépiter de joie la salle.
Il faut ajouter que Robert Carsen sait aussi tirer le meilleur parti théâtral des chanteurs, lesquels répondent tous présents sur cette production. Rien à redire du plumage, vraiment formidable, de toute l’équipe, avec des corps qui prennent vie, et savent tout faire, ou presque. Quant au ramage…
Talents lyriques ou talons d’Achille ?
Louons d’abord un Marc Mauillon absolument sensationnel. D’une aisance scénique sans pareille, il parvient à transmuer un timbre bouffe qui le prédestinerait à Pédrillo en un arc expressif jouissif. Bien sûr, le morceau de bravoure « L’objet qui règne dans mon âme » emplit la salle en un crépitement irrésistible, avec force colorature et aigus dardés de toute beauté – et une sacrée présence érotique. Mais même dans le petit Momus du Prologue ou dans « Tu veux avoir la préférence », quelle finesse de trait, quelles nuances ! Le duo avec Eglé ou l’ensemble « suivez les lois » font entendre des merveilles de douceur. Une performance inoubliable.
Lea Desandre n’est pas loin des mêmes sommets expressifs. N’ergotons plus sur cette tessiture aberrante de mezzo dont elle est souvent affublée. Sa Sappho s’avère ici un peu incolore, mais Eglé séduit. Dans Iphise, elle possède un charme incroyable, sa voix coule avec un naturel confondant dans la tessiture et se déploie sans effort : lumière et douceur, grâce et séduction.
Le reste de la distribution n’offre pas les mêmes satisfactions vocales, avec un écueil commun : l’absence de projection et de densité. Ces dames ont un bas-medium éteint. Les messieurs ne marquent pas les esprits, en particulier Renato Dolcini, certes physiquement imposant mais à la voix raide, forcée, engorgée et finalement insuffisante. Même Cyril Auvity, pourtant capable de joliesses notables ici ou là, manque de couleurs et de présence.
Gardons alors en mémoire les pas de danse de Léa Desandre, aussi voluptueux que ses courbes vocales.
Pas de danse ou point de danse ?
D’autant que du côté de l’équipe de danseurs, la joie n’est pas explosive. Nicholas Paul ne nous a pas convaincu, avec une chorégraphie souvent trop peu imaginative, des mouvements banalement itérés, et une écriture lassante. Reste LE moment réussi : le tableau des footballeurs. L’œil se surprend alors à virevolter avec les danseurs et à s’amuser de belles trouvailles.
S’il fallait retenir un pas de danse réjouissant, ce serait celui de Bill Christie, tout amusé d’être entraîné par Desandre au cours d’un bis donné par l’orchestre pour fêter le succès final !
Quatre-vingts ou quatre vins ?
L’orchestre des Arts Flo demeure une formation apte à créer le théâtre en un coup d’archet – les cordes apportant ce soir d’ailleurs plus de plaisirs que le reste du groupe. Du côté des chœurs, c’est toujours l’enchantement de la lumière et du clair-obscur. Fêtant ses quatre-vingts printemps à l’occasion, Christie propose une nouvelle vision d’une partition déjà abordée en tournée jadis et fixée dans l’intégrale Erato. Les danses et rythmes allants gardent leur jubilation – jusqu’à l’échauffement à blanc des cordes dans une introduction saisissante ! Les fêtes demeurent des moments qui donnent envie de sauter sur les bords de la scène. Du côté des déplorations, des douceurs ou des passages plus automnaux, la direction cherche sans doute plus que jadis un fondu, un lissé sonore, une pâte à la clarté d’hiver. Avec le diamant vocal de Desandre, ou les tendresses de Mauillon, ce sont des moments de suspension merveilleux qui nous furent offerts pendant ces quatre parties (un prologue et trois actes), et qui nous donnèrent envie de chanter à Bill, à la manière d’une Dalila : « ah, verse-moi l’ivresse ! ».
Laurent ARPISON
15 décembre 2024
Direction musicale : William Christie
Mise en scène : Robert Carsen
Décors et Costumes : Gideon Davey
Lumières : Robert Carsen et Peter van Praet
Chorégraphie : Nicolas Paul
Distribution :
Hébé / La Naïade : Emmanuelle de Negri
Sappho / Iphise / Eglé :Lea Desandre
Momus / Mercure : Marc Mauillon
L’Amour / Le Ruisseau / Une Bergère : Ana Vieira Leite
Hymas / Tyrtée : Renato Dolcini
Le Ruisseau / Lycurgue : Cyril Auvity
Eurilas / Alcée : Lisandro Abadie
Thélème : Antonin Rondepierre
Le Fleuve : Matthieu Walendzik
Chœur et Orchestre Les Arts Florissants