Laurent Hilaire, directeur du Ballet d’État de Bavière depuis mai 2022, a tout naturellement importé le ballet Le Parc qu’Angelin Preljocaj avait créé en 1994 pour le Ballet de l’Opéra de Paris et dans lequel il avait ébloui le public parisien en dansant le rôle masculin principal avec Isabelle Guérin pour partenaire. Le chorégraphe évoque encore l’interprétation sensible et empreinte d'”émotionnalité” mais aussi la force et l’énergie quasi illimitée du danseur qui a aujourd’hui apporté son expertise en supervisant, en compagnie de Naomi Perlov, la préparation des danseurs pour ce ballet qui juxtapose des éléments du ballet classique et du ballet contemporain et qui exige une précision extrême de la part des danseurs.
Ce parc est un parc néo-classique avec des évocations versaillaises que la scénographie de Thierry Leproust rend par des éléments de décor extrêmement structurés qui rappelle l’architecture des parcs du Grand Siècle par ses découpes et son ordonnance régulières qui délimitent très précisément l’espace. Le décorateur évoque sobrement les palissades et les treillages des bosquets, et plus avant les colonnades, et occupe le fond de scène par l’immensité d’un ciel bleu parcouru de grands nuages blancs, un ciel symbolique de l’évolution de l’action, aux atmosphères changeantes diurnes et nocturnes qu’animent les éclairages très réussis de Jacques Chatelet et Christian Kass. Les costumes d’Hervé Pierre jouent avec les matières. L’ensemble des danseurs est habillé en costumes rococo, suivant le code vestimentaire de la cour. Un groupe de danseuses porte des robes délicatement colorées élargies par d’élégants paniers qui ont pour gracieux effet d’affiner la taille des danseuses. Plus tard, sur ces mêmes paniers les jupes faites d’un tissu noir translucide se font aguicheuses et coquines, laissant deviner la beauté des cuisses et des mollets, la fermeté des jarrets.
Si ce parc à la française est un lieu de représentation où la noblesse se met en scène et parade selon et des codes et une étiquette réglementés, il est aussi le lieu où s’opèrent les conquêtes sentimentales. Au plan du parc vient se superposer une carte empruntée à la littérature du 17ème siècle, la célèbre carte du Tendre inspirée du roman Clélie de Madeleine de Scudéry. Le ” Tendre ” est un pays imaginaire à la topographie allégorique qui trace les différentes étapes de la vie amoureuse. Angelin Preljocaj a conçu son ballet en s’inspirant des codes de la littérature amoureuse des 17ème et 18ème siècles et en les confrontant avec l’actualité des conditions de l’amour au début, contemporaines de la création du ballet : ” Qu’en est il aujourd’hui de l’amour, — se demande-t-il, — pris dans la confusion de la crise, en proie au doute, confronté au sida ? Comment se manifeste le cheminement des sentiments, l’itinéraire des passions ? Si la capacité de résistance tend à exacerber le désir, il semble aussi que cette volonté d’enrayer les progrès de la passion, tout en lui donnant une courbure particulière, finisse par exalter davantage l’amour. De la Princesse de Clèves aux Liaisons dangereuses, en passant par la Carte du Tendre de Melle de Scudéry, toute cette littérature déjà nous a précédés, dans la ritualisation sophistiquée des affres de l’amour, comme pour échapper à l’abîme du quotidien et du banal.”
Au fil de l’action se développe un jeu entre tentation et dévotion, entre amours naissantes et déçues, entre rencontres éphémères mais qui résonnent longtemps. Le ton de ces imbroglios amoureux est donné par différentes œuvres orchestrales de Wolfang Amadeus Mozart ainsi que par les paysages sonores créés spécialement pour Le Parc par Goran Vejvoda. La chorégraphie propose une structure très ordonnée et lisible. Chacun des trois actes s’ouvre par la danse mécanique, sur la musique de Vejdova, de quatre jardiniers aux lunettes noires habillés de vêtements de travail contemporains ; les jardiniers, en clôture ouroborique, interviennent une dernière fois lors de l’épilogue. Au premier acte, les représentants des deux sexes dansent en groupes séparés, puis s’observent et se risquent à des jeux d’approche sur les Danses allemandes de Mozart.
Au deuxième acte les demoiselles offrent la sensualité de leurs tendres appâts sur le rondo de la Petite musique de nuit, les messieurs y répondent par leurs désirs enflammés sur l’andatino du Divertimento et quatre amoureux se lancent dans la conquête galante sur le presto de la Plaisanterie musicale. Au troisième acte aux lamentations de quatre amoureuses succède l’expression de l’ardeur amoureuse sur le Divertimento qui aboutit à celle de la pâmoison dansée par sept couples sur l’ adagio de la Sérénade « Haffner ». Chacun des trois actes se clôture par un pas de deux dansé par le couple principal. Les trois pas de deux accompagnés au piano sont dansés sur un andante, un andatino et un adagio des concertos pour piano 14,15 et 23. Ils relatent l’évolution du désir amoureux depuis la rencontre des futurs amants à l’abandon final en passant par un épisode de résistance. Le dernier pas de deux, qui consacre le rapprochement progressif des deux protagonistes, est un somptueux morceau d’anthologie, connu sous le nom de “baiser volant”.
La chorégraphie associe les techniques de danse néo-classiques et modernes au langage contemporain propre au chorégraphe. Si dans le premier acte, les groupes de danseurs exécutent des mouvements de danse un peu rigides, marqués par l’étiquette de cour, l’expression émotionnelle va ensuite se libérer avec une gestuelle sensuelle en crescendo libérant les ardeurs refoulées pour aboutir enfin au lyrisme et à l’exaltation amoureuse. Particulièrement remarquable est la manière d’exécuter les portés mise en œuvre par Preljocaj pour les duos ou les pas de deux : ils ne sont pas effectués à bout de bras et de mains comme dans la danse classique, mais par des soutiens de hanches ou d’épaules, comme des mouvements coulés de judo exécutés au ralenti, un sport que le chorégraphe a autrefois pratiqué et dont la technique lui a peut-être servi de source d’inspiration.
Le corps de ballet donne une performance des plus réjouissantes, mais ce sont les solistes qui rallient tous les suffrages car c’est leur histoire qui alimente la tension narrative jusqu’à l’apothéose du pas de deux final. Jakob Feyferlik et Laurretta Summerscales expriment la ferveur et l’abandon extatique de ces deux êtres qui, après des tâtonnements, finissent par fusionner dans un baiser qui n’en finit pas de tournoyer (une rotation de deux minutes et demi). La danseuse britannique ravit par des mouvements d’une légèreté et d’une grâce diaphanes, cette qualité aérienne de relâchement et de souplesse qui semble vouloir défier la loi de la pesanteur. Le baiser volant du final confine à l’élan mystique et fait oublier les tentatives de baisers volés du temps de la séduction.
Luc-Henri ROGER
Distribution du spectacle du 10 décembre
Chorégraphie Angelin Preljocaj
Musique Wolfgang Amadeus Mozart
Paysages sonores Goran Vejvoda
Direction musicale Koen Kessels
Scène Thierry Leproust
Costumes Hervé Pierre
Eclairages de Jacques Chatelet et Christian Kass
Production Naomi Perlov et Laurent Hilaire
Soliste Laurretta Summerscales
Soliste Jakob Feyferlik
Jardiniers Tommaso Beneventi, Severin Brunhuber, Yago Gonzaga, Sava Milojević
Danseuses Maria Chiara Bono, Madeleine Dowdney, Jasmine Henry, Eline Larrory, Elisa Mestres, Marta Navarrete Villalba, Chelsea Thronson. Margaret Whyte
Danseurs Vladislav Dolgikh, Vladislav Kozlov, Ariel Merkuri, Sergio Navarro, Soren Sakadales, Florian Ulrich Sollfrank, Robin Strona
1er solo Elisa Mestres
Duo Madeleine Dowdney, Marta Navarrete Villalba
2ème solo Maria Chiara Bono
Sextuor Vladislav Dolgikh, Ariel Merkuri, Sergio Navarro, Soren Sakadales, Florian Ulrich Sollfrank, Robin Strona
Quatuor Vladislav Dolgikh, Ariel Merkuri, Soren Sakadales, Robin Strona
Dames en noir Carollina Bastos, Eline Larrory, Elisa Mestres, Margaret Whyte
Divertimento Vladislav Dolgikh, Ariel Merkuri, Soren Sakadales, Florian Ulrich Sollfrank, Robin Strona
Piano Dmitry Mayboroda
Ensemble du Ballet de l’État de Bavière
Orchestre de l’État de Bavière