Le chef d’orchestre Ivan Repušić nous emmène acoustiquement dans son pays natal, la Croatie, en nous offrant l’opéra du compositeur contemporain Frano Parać. La présence du compositeur était annoncée et très attendue : la réputation de magicien du son et de voyageur entre deux mondes avait précédé ce professeur à l’Académie de musique de Zagreb, qui fut autrefois musicien rock. Mais hélas un accident a empêché sa venue dans la capitale bavaroise. Frano Parać a cependant pu apprécier la version concertante de son opéra que BR Klassik diffusait hier soir en direct : https://www.br-klassik.de/programm/radio/ausstrahlung-3629852.html
Son opéra biblique Judita, créé le 14 juillet 2000 au Théâtre national croate de Split, est basé sur l’épopée nationale croate du même nom de Marko Marulić. Il allie langage tonal moderne et tradition du sud-est de l’Europe. Cette année la Croatie commémore le 500e anniversaire du décès de Marko Marulić (Split 1450-1524), un écrivain et humaniste chrétien dont l’œuvre se décline tant en latin qu’en croate (et pour de rares documents en italien). Il est considéré comme le père de la littérature croate.
Marulić vécut à une époque troublée. Sa patrie était en partie occupée par la République de Venise et la menace ottomane était permanente. La Dalmatie et la ville de Split connurent les attaques des Turcs. Le choix de l’histoire biblique de la ville de Béthulie en Judée et de Judith et Holopherne comme thème d’épopée a pu être perçu comme une métaphore de la résistance des Croates aux conquérants turcs et a alimenté la fierté nationale. De la même manière l’opéra Nabucco de Verdi, qui met en scène l’épisode biblique de l’esclavage des Hébreux à Babylone, a pu devenir un objet d’identification pour la population milanaise qui souffrait alors de l’occupation autrichienne, plus particulièrement le chœur de la troisième partie et son célèbre “Va pensiero”.
Cette fierté nationale était bien présente au Prinzregententheater : le chef et la plupart des solistes sont croates ou serbes, et l’Orchestre de la Radio munichoise (Münchner Rundfunkorchester) a invité le chœur de la Radiotélévision croate (Zbor Hrvatske radiotelevizije ) pour interpréter l’importante partie chorale de Judita. « Le thème représente le début de la pensée et des sentiments dalmatiens et croates », avait déclaré Parać peu après la première.
Lors de la rédaction du livret que Parać a écrit en collaboration avec l’écrivain Tonko Maroević, les deux hommes ont choisi délibérément de ne pas utiliser le croate moderne, mais plutôt de conserver le croate ancien de l’original. Pour la musique, le compositeur s’est aussi inspiré d’anciennes musiques liturgiques populaires, ainsi du chant choral du troisième tableau qui trouve sa source dans un chant processionnel en glagolitique entendu par le compositeur sur l’île de Hvar. Dans Judita le chœur des Juifs est un personnage à part entière, il a un rôle axial dans la transmission des émotions, il est au cœur du premier acte, qui se passe dans la ville de Béthulie assiégée. Le chœur de la Radiotélévision croate brille par la qualité des voix, leur justesse, leur précision et la ferveur de leur force d’expression, remarquable dès l’entame de l’opéra qui s’ouvre sur un chant choral mélancolique et plaintif. Cette musique chorale est marquée par la répétition avec l’utilisation de l’ostinato pour notamment rendre compte de l’effet hypnotique de la menace extérieure et de la confiance en Dieu comme unique antidote à cette menace. Tout autre est la voix musicale du camp des assaillants qui sont au cœur du deuxième acte.
Judita agit comme un démiurge entre les deux sphères. Le rôle-titre est magnifiquement interprété par la mezzo-soprano Sofija Petrović, qui est venue en remplacement de la soprano Annika Schlicht, souffrante. La chanteuse est heureusement arrivée munie d’un beau bagage professionnel : elle venait de chanter Judita en octobre au Théâtre national croate de Zagreb. Face au peuple figé dans sa douleur terrorisée, Sofija Petrović campe un personnage vibrant et visionnaire, doté d’une force fervente, de courage et de conviction, dont l’action solitaire va renverser toute la situation. Même en version de concert, la chanteuse est totalement habitée par son personnage, on voit tout son corps se tendre vers la réalisation de son objectif, son visage est comme halluciné et la puissance de la voix ne laisse aucun doute quant au résultat final : Oloferne mourra et les Béthuliens seront libres. Tous les chanteurs et les chanteuses ont contribué au succès de ce petit opéra d’une heure. Particulièrement remarquée est l’interprétation du grand-prêtre Eliakim par la basse Sava Vemić qui impressionne par la beauté de son timbre porté par une voix puissante et parfaitement projetée.
Le concert a été enregistré et peut être réécouté en ligne pendant quelques jours (cliquer ici). L’opéra Judita dure une heure et commence à 19H59. Il est précédé par des interviews en langue allemande.
Luc-Henri ROGER
Frano Parać, Judita, opéra en deux actes
Livret de Frano Parać en collaboration avec Tonko Maroević
d’après Judita de Marko Marulić
dans la dramatisation de Marin Carić et Tonko Maroević
Direction d’orchestre : Ivan Repušić
Judita, une veuve juive : Sofija Petrović (mezzo-soprano)
Ruta, amie d’Abra : Evelin Novak (soprano)
la servante de Judita : Diana Haller (mezzo-soprano)
Ozija, défenseur de la ville de Betulia : Stjepan Franetović (ténor)
Akior, ancien vizir d’Oloferne : Matteo Ivan Rašić (ténor)
Oloferne, général assyrien : Ivica Čikeš (baryton)
Vagav, vizir d’Oloferne : Matija Meić (baryton)
Eliakim, grand prêtre : Sava Vemić (baryton-basse)
Solistes du chœur :
Premier prêtre : Mislav Lucić
Deuxième prêtre : Andro Bojanić
Chœur de la radio croate (Chœur HRT)
Luka Vukšić Préparation du chœur
Orchestre de la radio de Munich