N’ayons pas peur des banalités : Pelléas et Mélisande est vraiment un objet unique en son genre. C’est, dit-on l’opéra apprécié des mélomanes qui n’apprécient pas l’opéra. « On a l’impression d’entendre toujours le même air » disait une dame au foyer de l’opéra à une amie qui ajoutait « l’histoire est cul-cul la praline ». (Choses vues et entendues!) Rien n’a changé depuis la création de l’ouvrage à l’Opéra Comique en 1902 : Pelléas (pour les amis) reste aussi l’opéra qui déroute les amateurs d’opéras à grands airs et concours de décibels. Debussy tenait à l’appellation de « drame lyrique » justement pour se démarquer d’une tradition qui, en France du moins, commençait à avoir sérieusement du plomb dans l’aile. Il connut quelques déboires à sa naissance, de ce fait, avec déjà les mêmes remarques que celles de ces deux dames.
La question n’est pas dans ces choix qui relèvent des goût personnels, mais dans la façon d’aborder aujourd’hui non la part lyrique qui conserve tout son impact, mais la part dramatique. Il y a peu d’auteurs qui aient enveloppé, comme Maeterlinck, dans un enfumage ésotérico-symbolique aussi copieux un drame de la jalousie, pour ne pas dire mélodrame, comme le théâtre en avait déjà proposé des tombereaux. Tout y passe : fontaines, grottes, mer pleine de clartés, soudaines envolées de tourterelles (ou de colombes?) depuis une vieille tour, grandes portes fermées par des chaînes, invisible moribond à l’étage, moutons de passage, petits vieux affamés blottis dans l’ombre (ah ! L’ombre!), bague perdue, mystérieuse couronne d’or miroitant sous les eaux, sombres et inextricables forêts, cheval emballé sans raison, chevelure plus longue que sa propriétaire… Paul Reboux et Charles Muller en ont démonté cruellement les ressorts dans leur désopilant A la manière de… Cela devrait pourtant trouver des échos contemporains dans les mondes imaginaires comme ceux de Tolkien auxquels littérature et cinéma nous ont habitués. La difficulté réside justement dans le fait que les moyens propres au cinéma rendent improbable toute transposition scénique désormais obsolète. Grande part des ces images sont d’ailleurs évoquées plus que représentées et perdent toute force évocatrice dès qu’elles sont représentées.
Le choix fait par Patrice Caurier et Moshe Leiser (mise en scène) est radical. Le spectateur se trouve quasiment dans les conditions d’une répétition avec un minimum d’accessoires, dans une salle nue avec la présence du piano à queue et de l’accompagnateur et maître de chant. Une paroi de plaques d’aggloméré et une porte centrale délimitent le dedans et le dehors. On est dans le « alors le canapé tourné comme ça serait le rebord d’un gouffre , le piano ça serait la tour » et ainsi de suite, en somme des objets postiches ou mieux: transitionnels. L’espace ainsi traité met en évidence un fondamental : ce ne sont pas les objets qui créent l’espace, mais les acteurs. L’espace n’est fait que d’une sorte de géométrie des tensions générée par le placement des acteurs, l’interaction de leurs déplacements, leurs postures jamais déconnectées de celles de leurs partenaires. De ce point de vue le travail opéré par l’équipe est d’une maîtrise rare. Tout y est millimétré mais sans que cette rigueur n’entrave jamais le jeu des acteurs qui disposent, à l’intérieur de cette véritable partition spatiale, d’une liberté d’expression personnelle portée, cela est frappant, par leur personnalité propre, y compris dans sa dimension physique.
Pour ce qui est du jeu lui-même on est frappé de voir comment il existe une véritable fonction didascalique de la musique. Les gestes, les postures, les regards, sont inscrits dans le rapport fusionnel entre parole et musique. Ici aussi le travail est remarquable. Il en naît une justesse de ton impressionnante.
L’expulsion de la part décorative a cependant une limite. Elle tend à ramener le drame à son essence bourgeoise prosaïque en le dépouillant de tout ce qui tendait à l’élever ou tentait de l’élever à un niveau mythique. Reste que les mots sont là avec tout ce qu’ils proposent d’images plus ou moins ésotériques qui, ici, deviennent pour le moins étranges. Contrairement à ce qu’on pourrait craindre cette étrangeté, ne bascule pas dans le saugrenu, mais conjuguée au dispositif scénique en question, à la présence physique non trafiquée des acteurs, en somme avec cette mise en scène, crée une atmosphère prenante. Il n’y a à chercher aucune rationalisation laborieuse, aucune interprétation univoque réductrice. Cet univers-là n’est pas le nôtre. Les sentiments des humains sont ceux de tout humain mais il est des choses qui nous échappent. « On ne voit jamais que l’envers des destinées » dit Arkel, ici on est aussi dans un certain envers où l’étrangeté est une dimension, pas plus étrange au fond que le fait de s’exprimer en chantant.
À l’annonce d’une version pour piano, fût-elle de la main de Debussy lui-même, on éprouvait quelque crainte de déception justifiable. On s’y résignait en acceptant cette règle du jeu. En fait si la frustration ne disparaît pas complètement elle est vite compensée par l’intimité, encore accrue par la présence sur scène de l’instrument. On imagine d’ailleurs assez mal ce que cela aurait donné s’il avait été en fosse. L’intimité est accrue, de façon inattendue et circonstancielle, par la présence de spectateurs, en position de voyeurisme, jusqu’au ras de la rampe. Surtout cela permet une symbiose totale avec l’interprétation vocale, parfois très proche de la mélodie à la française. Il aurait été très difficile d’obtenir un tel résultat avec un orchestre. Cela donne un poids particulier à la respiration du texte, notamment par une certaine souplesse dans l’emploi des silences, même menus. On a ainsi une forme de sincérité précieuse dans l’élocution. Certes la couleur est très estompée, mais le dessin est toujours là et du reste il faut prendre la chose en tant que telle sans faire de la version orchestrale un élément de comparaison.
Sur le plan vocal il en va de la distribution comme sur le plan dramatique. L’adhésion au style particulier de Debussy n’écrase pas les personnalités vocales. De même que la personne physique des interprètes préside à l’émergence de leur personnage, leur personnalité vocale contribue au sentiment de sincérité et d’incarnation de ces êtres chantants. Ceci apparaît dès les premières phrases avec l’impression de largeur donnée par le chant de Halidou Nombre (Galaud), peut-être du fait d’un vibrato très ample, face à la voix claire, juvénile, faussement fragile de Marthe Davost (Mélisande). Le premier saura passer d’une violence à la limite de l’expressionnisme à des mezza voce à la limite du fausset révélant ainsi chez le personnage toute la puérilité qu’il attribue aux autres. Jean-Christophe Lanièce peut dignement s’inscrire dans la lignée des Pelléas vocalement faits pour le rôle. On ne peut guère dire mieux. Son personnage n’a rien d’un jouvenceau troublé par sa (demi) belle-sœur. C’est un solitaire fasciné qui se laisse embarquer dans une rêverie d’évasion à deux. C’est à lui que revient en premier lieu et par le chant l’art de faire surgir ombres et lumières si importantes dans cette histoire. Les éclats qu’il donne à pleine voix atteignent au lumineux tout en conservant son humanité. Arkel (Cyril Costanzo) n’a rien du plus que vieillard habituel. Il pourrait aussi bien être un cousin très affaibli recueilli là avec son fauteuil roulant. Sa basse est dépourvue de toute lourdeur, elle demeure grave au sens moral du terme. Plus que tous les autres il porte le présage de mort. Son entrevue-confidence avec Mélisande est un des moments forts où le malaise est palpable avec ce qui, au fond, est une déclaration dont la sensualité réprimée pourrait basculer pour un rien dans le glauque. Il est amusant de voir comment Debussy recycle la vieille tradition des travestis pour le « petit » Yniold. Puisque convention il y a inutile de la contourner. Cécile Madelin vocalement pourrait être la petite sœur adolescente de sa belle-mère et cela n’a pas d’importance. La scène d’interrogatoire avec Golaud va plus loin que l’innocence des réponses. Le personnage en est peut-être ici le plus mystérieux à cause justement de sa fausse puérilité. S’il est vrai qu’il n’est pas de petit rôle mais seulement des rôles courts cela s’applique parfaitement à celui de Geneviève (Marie-Laure Garnier). Outre une muette présence scénique, dramatiquement décisive de spectatrice impuissante (jusqu’à un certain point tout de même), sa lecture de la lettre de Golaud par laquelle en fait s’inaugure le drame est en tous points éblouissante de finesse. C’est de la grande et belle mélodie à la française qu’on pourrait déguster pour elle-même.
Comme il se doit l’articulation chez les uns et les autres est irréprochable. Il est à remarquer au passage la finesse avec laquelle Marthe Davost gère la prononciation devenue problématique avec l’évolution de la langue des r. Il est difficile aujourd’hui de les rouler comme dans la tradition, mais il est parfois des grasseyements qui jurent un peu avec la sophistication des phrasés de Debussy. Ne faisons tout de même pas la fine bouche.
S’il sait faire rapidement oublier sa présence physique Martin Surot au piano, partie prenante et cela se sent dans la préparation musicale, demeure constamment maître d’ouvrage de l’ensemble. Il maintient avec une concentration de chaque instant l’allant général, la coulée musicale qui finalement s’accommode très bien des options scéniques. Le tout doit aussi à la direction musicale de Jean-Paul Pruna
De tout cela naît une interprétation générale d’une grande efficacité, au service d’une histoire vieille comme la violence et les faiblesses humaines, portée par de très belles images tant données à voir qu’à imaginer, elles-mêmes véhiculées par l’envoûtement des mots et de la musique.
Il faut saluer l’efficacité épurée des lumières de Christophe Forey et celle des costumes de Élisa Provin et Sandrine Dubois importants dans la création de l’atmosphère particulière de ce Pelléas.
Il est un critère qui ne trompe pas : le silence rare qui a régné durant toute la représentation et qui se révélait aux toux soudain libérées dans les noirs entre les tableaux et (ô merveille!) retenues jusqu’alors.
Le public a fait un chaleureux accueil à ce Pelléas assez méconnu qui porte les qualités du label Royaumont.
Gérard Loubinoux
7 février 2024
Direction musicale et piano Martin Surot
Mise en scène Patrice Caurier et Moshe Leiser
Assistant à la mise en scène Arthur Hauvette
Création et régie lumières Christophe Forey
Préparation musicale Jean-Paul Pruna et Martin Surot
Costumières et habilleuses Élisa Provin et Sandrine Dubois
Régisseur général Patrick Olivier
Production Jean-Paul Davois
Pelléas Jean-Christophe Lanièce
Mélisande Marthe Davost
Golaud Halidou Nombre
Arkel Cyril Costanzo
Geneviève Marie-Laure Garnier
Yniold Cécile Madelin
Production déléguée Fondation Royaumont -Coproduction Châteauvallon-Liberté / Fondation Royaumont / Scène nationale d’Orléans / Points Communs scène nationale Cergy-Pontoise et du Val d’Oise / Centre des Bords de Marne – Art et Création le Perreux-sur-Marne / Le Parvis Tarbes-Pyrénées / Opéra de Vichy / Clermont-Auvergne Opéra. Avec le généreux soutien d’Aline Foriel-Destezet.