Il aura donc fallu attendre 2025 pour que que l’on puisse entendre Owen Wingrave en Italie, chose assez incompréhensible à l’écoute de cette magnifique partition du meilleur Britten. Certes, la France ne le programme pas souvent non plus. Mais tout de même, pour mon exemple personnel, c’est un titre vu deux fois en quarante années de fréquentation assidue des salles d’opéra : à Paris Salle Favart en 1997, puis en 2014 au Capitole de Toulouse, cette dernière jumelée dans la même soirée avec The turn of the screw… une double dose Britten !
Merci donc au Festival della Valle d’Itria pour cette initiative, qui colle d’ailleurs idéalement au thème de la présente édition « Guerre e pace » (Guerres et paix). L’intrigue peut être résumée au refus du jeune Owen Wingrave de suivre la carrière militaire, de tradition et obligatoire chez les hommes de la famille, en tête son père mort au combat. Cette œuvre forme une sorte de manifeste du pacifisme exprimé par Britten, en pleine Guerre du Vietnam. L’opéra fut d’abord créé pour la télévision, diffusé sur la BBC en 1971, mais connut rapidement sa première scénique, au Royal Opera House de Covent Garden en 1973, ainsi qu’à Santa Fe de l’autre côté de l’Atlantique la même année.
La mise en scène d’Andrea De Rosa à Martina Franca, avec les mêmes intervenants pour les décors, costumes et lumières que la veille pour Tancredi de Rossini, reste cette fois très proche du livret de Myfanwy Piper, écrit d’après le court roman d’Henry James. Si la télévision permettait facilement de bien différencier les visuels des tableaux successifs, le dispositif scénique est unique ce soir, avec possibilité toutefois d’en modifier l’agencement suivant les scènes. C’est d’abord le tourniquet du jardin d’enfants vu la veille qui se présente au fond, sur lequel est assis un enfant, un ancêtre Wingrave mort par la main de son père pour avoir refusé de se battre avec un camarade qui l’avait provoqué. Ce père mourra plus tard dans cette même chambre, réputée hantée depuis. Après ce flash-back liminaire, on pousse à vue les petites tours en structures métalliques sur roulettes, qui figurent, dans deux petits salons à l’étage, les intérieurs londoniens des Coyle ou de Miss Wingrave, la redoutable tante d’Owen. Plus tard dans la résidence de famille à Paramore, les tableaux des portraits des ancêtres Wingrave sont ici remplacés par des silhouettes de corps humain, comme cibles pour l’entraînement au tir au pistolet. Ce choix renforce évidemment le sentiment de violence et de menace par les armes, mais anonymise tout de même ces portraits de famille, qui donnent habituellement une présence fantomatique supplémentaire à cette demeure singulièrement sinistre et hostile. Le garçon viendra arroser généreusement de peinture rouge ces cibles en début de second acte, avec son lanceur de paintball.
En tête de distribution vocale, l’Owen Wingrave de Äneas Humm (30 ans) a pour lui la jeunesse du personnage dans son allure, un très beau grain de baryton, ainsi qu’un engagement théâtral d’une forte densité. La partie la plus grave du registre est toutefois moins confortable, avec certains passages confidentiels, comme « It’s over, I’m disinherited » (c’est terminé, je suis déshérité) quand il sort de son entrevue avec Sir Philip, son grand-père ayant essayé, sans succès, de le faire changer d’avis sur son non-engagement militaire.
Son camarade d’instruction Lechmere est le ténor Ruairi Bowen, au son clair et d’une excellente projection. En habits militaires, le baryton-basse Kristian Lindroos est un instructeur Spencer Coyle à la voix autoritaire, mais empreint de compréhension et compassion envers Owen, finalement sa vraie famille de cœur avec Mrs Coyle, lorsque les deux enlacent les épaules du jeune homme pour le consoler. Lucía Peregrino chante Mrs Coyle d’une splendide voix de soprano lyrique, dont les accents très humains et empathiques peuvent l’orienter sans problème à notre sens vers le rôle plus développé d’Ellen Orford dans Peter Grimes.
Du côté de la famille de sang, mais au cœur bien plus sec, la tante Miss Wingrave de la soprano Charlotte-Anne Shipley envoie ses aigus vindicatifs, voire agressifs en menaçant son neveu de sa canne. Le grand-père Sir Philip est le ténor aigu Simone Fenotti, qui ne tient pas en place sur sa chaise roulante et a un peu de mal à jouer le faux-vieux en position debout, lorsqu’il menace par exemple Owen en fin de premier acte, couteau sous la gorge. La mezzo Sharon Carty se montre bien sonore en Kate Julian, la promise d’Owen mais qui s’en désintéresse lorsque le jeune homme décide de suivre sa voie pacifique, tandis que sa mère Mrs Julian développe un peu moins d’ampleur en la personne de la soprano Chiara Boccabella.
Entrant par la salle en début de second acte, le Narrateur du ténor Chenghai Bao nous rappelle, dans une diction claire et un son bien concentré, l’histoire passée du garçon et du père morts tous deux dans la chambre hantée. Il est accompagné par le très beau chœur d’enfants de la Fondazione Paolo Grassi, placé sur scène côté jardin. Le Narrateur et ce chœur d’enfants prennent plus tard la conclusion à leur charge, situés cette fois tous dans la cour du Palazzo Ducale, pour un bel effet sonore. Entre-temps, Owen est mort, enfermé à clé dans la chambre hantée, assis sur le tourniquet dans cette réalisation, faisant face au garçon du passé, comme en miroir de sa propre histoire.
L’orchestration et l’inspiration mélodique relèvent donc du meilleur Britten, comme au cours des interludes musicaux, plus courts que dans Peter Grimes par exemple mais très réussis. Daniel Cohen dirige l’Orchestra dell’Accademia Teatro alla Scala, pour un formidable rendu musical, avec en particulier d’excellents pupitres de cuivres et de percussions. L’ensemble des cordes séduit aussi de bout en bout, parfois aux pizzicati animés pour marquer l’animosité des personnages envers Owen. Mais les beaux passages sont nombreux, on peut citer le monologue du rôle-titre au second acte où il dit avoir trouvé sa force dans la paix et non dans la guerre, séquence accompagnée de mélodies de harpe et xylophones, sur fond de petites cordes et subtils cuivres. Dommage que plusieurs dirigeant de ce monde ne soient pas sensibles à son message…
François JESTIN
3 août 2025
Owen Wingrave, opéra de Banjamin Britten
Martina Franca, Palazzo Ducale
Direction musicale : Daniel Cohen
Mise en scène : Andrea De Rosa
Décors : Giuseppe Stellato
Costumes : Ilaria Ariemme
Lumières : Pasquale Mari
Owen Wingrave : Äneas Humm
Spencer Coyle : Kristian Lindroos
Lechmere : Ruairi Bowen
Miss Wingrave : Charlotte-Anne Shipley
Mrs Coyle : Lucía Peregrino
Mrs Julian : Chiara Boccabella
Kate Julian : Sharon Carty
Général Sir Philip Wingrave : Simone Fenotti
Narrateur : Chenghai Bao
Orchestra dell’Accademia Teatro alla Scala
Chœur d’enfants de la Fondazione Paolo Grassi (cheffe des choeurs : Angela Lacarbonara)
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