L’association « Cant’opérette », placée sous la direction artistique de Christophe Blugeon, propose chaque saison une opérette montée à la Passerelle de Nouaillé-Maupertuis (commune de la Vienne à une dizaine de kilomètres au sud de Poitiers).
Le répertoire du lyrique léger est vaste, mais Offenbach n’est pas le moins privilégié dans la programmation. C’est Orphée aux Enfers qui a été donné cette année. Le choix n’est pas forcément évident. L’ouvrage nécessite une importante distribution ; il faut également arrêter une version, problème qui se pose souvent chez le compositeur, qu’on reprenne aussi bien Les Contes d’Hoffmann que la Vie parisienne. On sait qu’Offenbach faisait évoluer ses partitions, en proposait des agrandissements, et, dans le cas des Contes, c’est la disparition qui a bloqué l’aboutissement qui reste incertain.
Une mise en scène festive
C’est à Nouaillé la version de 1858 qui a été retenue. Rappelons brièvement que l’Orphée aux Enfers de 1858 représente un moment charnière dans l’histoire de l’Offenbachiade (et sans doute aussi dans l’histoire de l’opérette). Le musicien venait d’obtenir l’élargissement de son privilège et n’était donc plus limité par le nombre drastique d’interprètes à mettre sur scène. Pour ce coup d’essai Offenbach ne se prive pas d’utiliser à plein cette ouverture bienvenue. Lorsqu’il reprendra en 1874 son Orphée au théâtre de la Gaîté, c’est une toute autre conception de la dramaturgie et de la musique qui sous-tendra un spectacle démentiel par son ampleur (plus de quarante rôles et plusieurs ballets !) et injouable de nos jours sous sa forme d’origine. De nombreux metteurs en scène mixent les deux versions, privant chacune d’elles de ce qui fait sa cohérence (la satire pour la première, le grand spectacle pour la seconde).
La version de 1858 retenue à Nouaillé n’emprunte que fort peu à celle de 1874 : tout au plus l’« Air en prose » de Pluton chanté (sous forme de mélodrame à la création) et les « Couplets des regrets » à l’acte III. Le metteur en scène Thibaut Thézan retrouve surtout l’esprit de 1858 par la grande liberté de ton, le rythme et la création d’un univers jouissif et décalé dont il nourrit sa proposition. Le côté « cour d’école » de l’opéra bouffon (qui reposait chez Offenbach sur une troupe que s’était appropriée le public) est équilibré par des tableaux au service de la parodie et de la satire. C’est ainsi que les scènes d’anathèmes ou de stupéfaction, les gloires à Jupiter, le « patriotisme » bleu blanc rouge du « Chœur de la révolte », mais aussi, à l’opposé, l’effervescence de l’orgie chez Pluton parodient les tics du grand opéra (Meyerbeer, Donizetti…) auquel s’en prenait le compositeur. Les costumes traditionnels de type toges et chitons blancs ou noirs, de même que les éclairages contrastés, marquent l’écart et ne soulignent que mieux la portée de la charge.
Notons qu’en 1874 cette critique a pu paraître moins virulente noyée dans le faste de la production. C’est ce que constataient bien lors d’une reprise de l’ouvrage en 1887 les annalistes Noël et Stoullig : « Tandis que le dialogue bafoue les dieux et les mythes de l’Antiquité, le décor les célèbre et le costume les idéalise. »
Une distribution, un orchestre et un chœur en phase
La distribution est bien adaptée à ce que demande l’interprétation d’Offenbach. Thibaut Thézan, le metteur en scène, conduit ses personnages à bien typiser leur rôle pour les faire aller avec naturel vers le public, en laissant aussi la part de spontanéité propre à chacun. Tous aussi jouent à fond vocalement de cette « musique du déguisement » que théorisait René Leibowitz dans les années 1950, expliquant que le compositeur pourfend l’opéra à travers ses formes sérieuses. On chante chez Offenbach comme dans un opéra sans cesser d’être comédien ! Retenons comme chef de chant le nom de Cyril Kubler, indispensable à la réussite des parties vocales.
Charlotte Bonnet dans Eurydice en super cantatrice aligne une projection hors-pair, des aigus insolents et les courbes mélodiques du chant les plus expressives. Tout cela au service d’une extériorisation déjantée, mais étudiée aussi. L’« Invocation à la mort », les « Couplets des regrets » ou l’« Hymne à Bacchus » déclinent des styles musicaux différents auxquels Charlotte Bonnet donne leur couleur vocale spécifique et leur plein épanouissement.

Olivier Montmory est un Orphée au phrasé impeccable, aussi bien dans le « Duo du concerto » que dans les phrases à la Gluck chantées avec le style historique.

Si le Pluton d’Alfred Bironien par certains côtés joue le ténor bouffe vis comica à appui, la « musique du déguisement » atteint chez lui des sommets dans la « Chanson d’Aristée » ou l’« Air en prose » ductile et parfaitement vocalisé.

Dans Jupiter Olivier Grand est vocalement mordant ; le comédien fait exister comiquement le personnage dont les auteurs ont fixé les traits peu glorieux.

Emmanuelle Zoldan est la voix cuivrée et emphatique d’une Opinion Publique sans concession.

Dominique Desmons fait rayonner le plateau à lui tout seul avec, dans ses « Couplets du roi de Béotie » une voix à l’émission claire et déliée, et dans une extension du jeu dans le parlé agrémenté de gags faisant vivre une intrigue un peu évanescente dans la version de 1858.

Pas de rôles secondaires pour tous les autres : Noémie Lastère, Vénus musicale, Mathilde Milhères, Cupidon vocale et enjouée (dommage que l’« Air des baisers » de 1874 n’ait pas été restitué), Julie Blaise, lyrique dans Diane. On n’oubliera pas ni la Junon courroucée de Pascale Roy-Girard, ni le Mercure drôle de Théodore Moury. Enfin Pierre Louis Agondjo-Ndenguinot s’est révélé être un dieu Mars éloquent et d’une réelle présence.

Un des meilleurs atouts du spectacle réside dans l’orchestre dirigé par Loïc Moriceau. Sa composition idéale, très équilibrée, de forme chambriste permet à la fois la plénitude de la masse et l’attention portée à chaque pupitre. Loïc Moriceau peut ainsi faire entendre les couleurs, la ligne orchestrale sans concéder sur le rythme ; « Offenbach, c’est le rythme », écrivait Reynaldo Hahn. Le chef chante littéralement la partition !

Le chœur préparé par Christophe Blugeon est fourni, jeune, solide vocalement et actif dans le jeu.
Le public a longuement applaudi la première à laquelle nous assistions.
Didier Roumilhac
12 décembre 2025
Direction musicale : Loïc Moriceau
Mise en scène : Thibaut Thézan
Chef de chant : Cyril Kubler
Chef de chœur : Christophe Blugeon
Eurydice : Charlotte Bonnet
Orphée : Olivier Montmory
Pluton / Aristée : Alfred Bironien
Jupiter : Olivier Grand
L’Opinion publique : Emmanuelle Zoldan
John Styx : Dominique Desmons
Vénus : Noémie Lastère
Cupidon : Mathilde Milhères
Diane : Julie Blaise
Mars : Pierre Louis Agondjo-Ndenguinot
Junon : Pascale Roy-Girard
Mercure : Théodore Moury
Orchestre / Chœur : Cant’opérette















