En ce bicentenaire de la naissance de Bruckner, les grands orchestres mondiaux rendent hommage de manière assez significative au Maître de Saint Florian, encore trop méconnu, par rapport à ses prétendus successeurs, dont l’heure est arrivée depuis longtemps, on songe à Mahler. Cette année est l’occasion rêvée pour le Wanderer brucknérien qu’est votre serviteur de parcourir l’Europe pour écouter les plus belles phalanges, des plus rompues à ce répertoire aux moins attendues. Au programme ce soir, le Concerto pour piano n°20 de Mozart, sans doute l’un des plus graves et plus tragiques, et l’ultime symphonie de Bruckner, massif granitique, d’une profondeur et d’un mystère insondables : deux œuvres unies par une même tonalité, celle de ré mineur, la tonalité du Requiem de Mozart. Au cœur de la magnifique salle Eldborg, à Reykjavik, la soirée a donné lieu à des impressions mitigées, offrant matière à réflexion.
Un Concerto pour piano n°20 de Mozart un peu trop maniéré
La genèse de ce concerto s’inscrit dans une période où Mozart, établi à Vienne depuis trois ans, fait face à une diminution des commandes d’opéras. Afin de maintenir son statut et ses revenus, il organise un concert par souscription le 11 février 1785. La préparation de cette œuvre fut si précipitée que Mozart lui-même ne put répéter avec l’orchestre la dernière partie du concerto, achevée seulement la veille de la performance. Cette situation témoigne de l’incroyable capacité d’improvisation de Mozart et de son génie musical. Javier Perianes, accompagné de l’Orchestre Symphonique d’Islande, sous la direction de la cheffe finlandaise Eva Ollikainen, relève le défi d’interpréter ce chef-d’œuvre avec une approche plutôt contrastée, oscillant du meilleur (le dernier mouvement, narratif et fébrile) au plus discutable. Originaire d’Andalousie, Javier Perianes est reconnu comme l’un des pianistes les plus doués de sa génération. Expert en œuvres ibériques renommées telles que celles de Falla, Granados et Albéniz, il explore également le répertoire de compositeurs moins connus, tels que Federico Mompou ou Manuel Blasco de Nebra, à qui il a dédié un album édité par Harmonia Mundi. Mozart n’est pas forcément son cœur de répertoire. L’entrée de Perianes dans le premier mouvement démontre une maîtrise technique indiscutable, mais c’est une interprétation où la précision peut parfois sembler prendre le pas sur la passion. Les trilles, exécutés avec un zèle particulier, semblent parfois interrompre le flux naturel de la musique. C’est dans le mouvement lent que Perianes trouve un terrain plus conforme à son approche réfléchie. Sa performance y est plus nuancée, légère, badine, et donne à entendre quelque chose de l’amabilité de Haydn. L’orchestre, très fin, précis, sait accompagner de belles nuances chatoyantes. Le pianiste ne s’écoute pas jouer : il regarde très souvent l’orchestre, attentif, soucieux de créer un bel ensemble. Cette élégance, coutumière de Perianes, est fort appréciable, et de fait, l’orchestre crée une réelle complicité dans ce passage rêveur, doux, parfois éthéré. Le dernier mouvement, très tempétueux, permet d’entendre de brusques contrastes, dans un déchaînement virtuose, laissant de côté l’émotion et la délicatesse poétique qu’arrive à insuffler une Maria João Pires. Mais Perianes est un orateur et un conteur, surtout dans ce mouvement : sur le plan d’une possible narration, je dirais même, d’une dramaturgie pianistique (les échos d’opéras sont bel et bien là), c’est jouissif : à aucun moment le soliste ne lâche la bride, c’est un sommet de la soirée.
Une épique et moderne Neuvième de Bruckner
Dans l’univers de la musique classique, l’interprétation d’une œuvre symphonique se pose en véritable acte de création, où le chef d’orchestre, à l’instar d’un peintre devant sa toile vierge, réinvente l’œuvre à travers le prisme de sa sensibilité et de sa vision. Conscient que sa Neuvième Symphonie serait son œuvre ultime, Bruckner aspirait à une composition majestueuse et choisit délibérément la tonalité de ré mineur, en écho à la tétanisante Neuvième de Beethoven. Entre 1891 et 1894, il acheva les trois premiers mouvements, plaçant une fois encore le Scherzo avant l’Adagio, avant de consacrer près de deux ans à un Finale qui restera inachevé. Ces trois mouvements ne furent interprétés pour la première fois qu’en 1903, sept ans après sa mort, dans une version modifiée par Ferdinand Löwe. La véritable redécouverte de la Neuvième en 1932 marqua le début de la renaissance de l’œuvre de Bruckner et de l’établissement d’une première édition critique. La Neuvième, dédiée « Au bon Dieu » (« Dem lieben Gott ») se distingue comme un sommet de l’expression humaine et musicale, révélant les visions les plus audacieuses et profondes de Bruckner autant qu’une tentative de proposer la synthèse de son art symphonique. Avec une audace qui le caractérise jusqu’à la fin, la symphonie navigue aux frontières de l’inconnu.
Le premier mouvement, d’une ampleur et puissance sans précédent chez Bruckner, évoque une descente aux Enfers par ses quintes dépouillées, annonçant la coda de la Dante Symphonie de Liszt. Eva Ollikainen parvient au début à équilibrer les pupitres, sculptant la pâte sonore avec des gestes très amples, rappelant parfois la cheffe australienne spécialiste de Bruckner, Simone Young. Ollikainen propose un discours marqué par une dynamique, une motricité qui ne s’encombre pas de sentiments, et ce n’est donc ni « Feierlich », ni « Misterioso » comme l’indique la partition, mais plutôt épique, narratif, et l’on sait ce qu’un compositeur de musique de films comme Howard Shore doit à ce mouvement pour sa partition du Seigneur des anneaux. C’est puissant, mais parfois un peu bruyant, trop cuivré, rappelant le discours martial d’un Solti à la tête de l’Orchestre de Chicago. La coda permet d’apprécier une direction toujours aussi nerveuse, alerte, virile, privilégiant définitivement les cuivres (trompettes vraiment convaincantes), au détriment des vents, et avec quelques impasses sur les passages plus méditatifs du mouvement, et c’est là que le bât blesse : en se tournant vers une vision tellurique et épique, on passe à côté de la méditation métaphysique sur la mort et la transfiguration qu’est cette symphonie. Pour cela, il faut revenir aux interprétations habitées et nourries d’un Günter Wand et d’un Giulini, praticiens hors pair de cette musique, ne cessant de sonder cette partition jusqu’à leurs ultimes concerts.
Le Scherzo, dans son martèlement saccadé apocalyptique, préfigure l’intensité du Sacre du Printemps de Stravinsky, voire la violence radicale de la Suite Scythe de Prokofiev, et c’est l’héritage de la descente au Nibelheim de Wagner. Dans cette optique moderniste, Eva Ollikainen fait forte impression, en dépit de quelques imprécisions du côté des clarinettes. Mais encore une fois, le propos devient rapidement un peu trop bruyant, faute d’une nette perception des différents plans sonores. C’est impressionnant, mais trop unanimement épique.
L’Adagio, d’une beauté saisissante, frôle l’harmonie avant-gardiste de Schönberg et annonce la Neuvième de Mahler. Contrairement aux Adagios précédents de Bruckner qui culminaient en apothéoses et en codas saisissantes, celui-ci nous plonge dans une terreur face à la Mort, avant de nous transporter vers la sérénité de l’au-delà. Ollikainen ne prend pas assez son temps, et le propos semble parfois erratique et hésitant. C’est nettement plus convaincant dans la seconde partie, où ampleur et lyrisme semblent davantage mis en lumière. Mais que reste-t-il du questionnement angoissé de Bruckner, dans cette œuvre impossible à achever tant elle devait nous faire basculer dans un nouveau monde musical, seulement esquissé ? L’Orchestre Symphonique d’Islande en propose une vision épique et moderne, indéniablement narrative, en Technicolor, une sorte de quête des anneaux de pouvoir de Tolkien, mais peut-être trop premier degré, loin des abysses métaphysiques auxquels devrait conduire cette œuvre. L’apaisement final est le bienvenu, et la cheffe tente d’imposer un silence respectueux, gâché par des applaudissements impatients, vite interrompus par quelques secondes de silence supplémentaire, mais ce recueillement n’a pas l’émotion ni la profondeur des silences légendaires d’un Blomstedt.
Cette interprétation de la Neuvième de Bruckner par l’Orchestre Symphonique d’Islande sous la baguette d’Eva Ollikainen, bien qu’elle n’ait pas toujours su atteindre les cimes spirituelles et émotionnelles espérées, représente une tentative honorable et réfléchie de dialogue avec l’œuvre du compositeur autrichien. Même si le chemin emprunté n’a pas toujours mené aux sommets attendus, c’est la marche elle-même qui enrichit, questionne et finalement, contribue à la perpétuelle redécouverte de l’une des plus belles symphonies inachevées de l’histoire de la musique.
Philippe Rosset
21 mars 2024