Sauf erreur, depuis l’inauguration de l’Auditorium, jamais le Concertgebouworkest en tournée n’avait été convié à Lyon. Fut-ce auparavant le cas, aux lointaines et glorieuses époques de Mengelberg puis Van Beinum ? Nul indice dans les archives locales consultées ne l’atteste. En revanche, soulignons une évidence : recevoir aujourd’hui l’un des dix premiers orchestres au monde constitue un honneur, d’autant plus si on lui adjoint une soliste et un chef de haut rang.
Malgré tout, qu’il soit permis d’émettre deux menues réserves en préambule. La première concerne un programme a priori peu cohérent esthétiquement. La seconde relève du fait qu’un orchestre en tournée s’apprécie pour ses vertus intrinsèques, avec un parcours le mettant seul en valeur (du type : Ouverture / Poème symphonique / Symphonie). Or, depuis une décennie, l’on déplore l’introduction quasi systématique d’un concerto, catégorie d’œuvre normalement exclue de ce type d’exercice. Faut-il pour autant trouver la mariée trop belle ? Qu’on en juge.
Conclure d’irradiante manière une interprétation brisant la banalité
Fort heureusement, le choix s’est porté sur une partition concertante de format symphonique par excellence, avec le Concerto pour violon en Ré Majeur Opus 61 de Beethoven, de surcroît servi par une éminente artiste. Lisa Bathiashvili fut déjà accueillie céans par Les Grands interprètes en février 2013. Alors en tournée de conférences, nous n’avions pu l’entendre. Nous nous rattrapâmes à Munich, en juin dernier, où elle nous éblouit dans le Concerto N°1 en la mineur de Chostakovitch avec les Münchner Philharmoniker dirigés par Klaus Mäkelä.
C’est peu dire que nous attendions fébrilement son angle d’approche vis-à-vis de Beethoven. Ou plutôt « leur » angle d’approche. Car Paavo Järvi investit l’espace dès l’incipit, par une conception aussi ferme qu’habitée. Quel luxe de sonorités franches aux coloris soutenus ! Les deux acteurs s’accordent dans une vision volontaire, certes musclée, mais dont la poésie n’est pas exclue. Malgré tout, l’on se demande comment la soliste parvient à glisser, dans des laps de temps aussi succincts, d’un climat conquérant à un contrôle souverain de la plus ineffable délicatesse. En aucun cas nous ne constatâmes le fait antérieurement, en dépit d’innombrables auditions de l’Opus 61 sur le vif ! Ajoutons à cela des coups d’archets osés, une corde de mi à se pâmer, des trilles oniriques, un loyal respect des nuances. Certes, le jeu de Lisa Bathiashvili n’est pas uniformément irréprochable. Toutefois, si d’infimes scories affleurent çà ou là (il faut vraiment être un fieffé Beckmesser pour ergoter à propos de trois ou quatre intonations incertaines, relevant du comma !), elles ne retiennent pas l’attention, balayées qu’elles sont par des bariolages inspirés, des chromatismes crânement dominés et un volume imposant (celui d’un Guarneri del Gesù, digne du « Cannone » de Paganini, prêté par un mécène).
Plus que d’ordinaire l’horripilant verbe « accompagner » s’avère ici à proscrire. Nullement en retrait, le chef dirige résolument, conférant un saillant relief aux interventions de l’orchestre, conjugué à une vraie sûreté des attaques et de superbes autant qu’inusuelles accentuations.
Une vraie surprise attend l’auditoire au terme du consistant 1er mouvement. La violoniste germano-géorgienne effectue un choix insolite mais bienvenu car – localement – inédit à ce jour : exécuter l’ahurissante et démesurée cadence conçue par Alfred Schnittke pour Gidon Kremer, où les timbales participent activement à l’action. Durant l’éruption de ce terrifiant Etna, la beauté des doubles cordes impressionne autant que les pyrotechnies les plus inouïes.
S’ensuit un Larghetto velouté, aux cors et bois sonnant viennois jusqu’à s’y méprendre, qui ouvre les portes du ciel. Ce moment de temps suspendu n’a nul besoin de commentaires du critique. Cela friserait offense. Au terme d’une nouvelle mais brève section cadentielle de Schnittke, l’attacca subito nous transporte dans un Rondo apollinien pour la soliste, tandis que le chef et sa phalange l’entourent d’olympienne façon. Maîtrise suprême et opulence s’érigent en norme, pour conclure d’irradiante manière une interprétation brisant la banalité, superlative, de celles qui font hésiter à aller réentendre un chef-d’œuvre après un tel sommet. Pour notre part, voilà une des plus prodigieuses jamais entendues en un demi-siècle, égalant en pole position celle de Shlomo Mintz (NB : qui dirigeait lui-même de l’archet !), pourtant jusqu’à présent indétrônable dans nos souvenirs. Généreuse après un tel exploit, Lisa Bathiashvili délivre en bis, avant une mélodie géorgienne, l’Aria sur la corde de sol extraite de la Suite N°3 en Ré Majeur BWV 1068 de Bach, lénifiante et en apesanteur, à laquelle elle fait opportunément participer un groupe de ses partenaires des pupitres de cordes.
Paavo Järvi nous captive, rappelant combien cette composition est, aussi, visuelle
L’Auditorium avait déjà invité deux membres de la famille Järvi : Neeme, le père (pour la création lyonnaise de la 6ème Symphonie de Mahler) et Kristjan (son fils puîné, au moins à deux reprises). Seul Paavo, le fils aîné, manquait à l’appel. Pour rattraper cette carence, il n’a certes pas élu la facilité, en optant pour la 5ème Symphonie, en Si bémol Majeur Opus 100 de Prokofiev. Bien que la plus réputée du corpus laissé par le compositeur né en Ukraine – après la 1ère Symphonie en Ré Majeur Opus 25 “Classique” – la présente œuvre pose des problèmes techniques et structurels considérables, même aux baguettes les plus aguerries.
Familier de cette complexe partition “de guerre” écrite en 1944, le chef estonien dispose, avec le Concertgebouworkest, d’une phalange à toute épreuve, apte aux audacieuses prises de risque. À l’opposé de Valery Gergiev, il aère considérablement la texture du 1er mouvement, dose habilement les effets de puissance sans se laisser submerger. Loin des visions “soviétisantes”, Paavo Järvi n’hésite pas favoriser l’épanouissement d’un lyrisme de bon aloi, aussi fervent que chaleureux. Constamment assurée, sa gestique peu expansive ne donne aucunement dans l’économie. Les masses demeurent parfaitement sous contrôle ce qui, en l’espèce et compte-tenu des effectifs en cuivres exigés par la tablature, tient de l’exploit.
L’attaque de l’Allegro marcato tripartite consécutif met en valeur la physionomie “motorique” de l’écriture. N’était l’usage spécifique de l’abondante percussion, rarement une direction de ce passage nous a fait autant songer à l’univers de Paul Hindemith. Quoi qu’il en soit, l’on reste ébahi par la limpidité d’ensemble, la clarté revendiquée, alliée à un vrai sens de la respiration, ne contredisant point la spécifique pulsation de cette musique. Et quel humour au second degré dans la section dominée par les staccatos de cuivres !
Notre confrère et – surtout – ami André Lischke a souligné la parenté de climat entre l’Adagio et certaines scènes d’opéras russes, notant en outre : « on peut trouver par moments un cachet mahlérien au lyrisme déchirant de ce mouvement ». Savourer ces voisinages devient aisé en disposant de cordes aussi suprêmement soyeuses, corpulentes, énergiques mais assidûment souples et phrasant avec noblesse. Même leurs pizzicatos accèdent ici à un relief exceptionnel, investis jusqu’où l’on croyait la chose improbable.
La vision de l’Allegro giocoso conclusif emporte tout sur son passage. Avec un rare soin du détail Järvi gère idéalement les contrastes accolés constituant maints écueils du finale. Jusqu’à l’ultime mesure, il nous captive, rappelant combien cette composition est, aussi, visuelle.
En bis, le cadeau d’une Valse triste de Sibelius ciselée suscite une standing ovation méritée.
Patrick FAVRE-TISSOT-BONVOISIN
22 février 2023