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ORCHESTRE NATIONAL DE LYON – AUDITORIUM MAURICE RAVEL – WAGNER / HERSANT / TCHAÏKOVSKI

ORCHESTRE NATIONAL DE LYON – AUDITORIUM MAURICE RAVEL – WAGNER / HERSANT / TCHAÏKOVSKI

vendredi 10 novembre 2023
Auditorium ONL avec orgue dit du Trocadéro © Julien Mignot / Antony Hermus © DR / Karol Mossakowski © Marie Rolland

Plus qu’on pourrait le croire au premier abord, ce programme présente une cohérence bien réelle… lorsque l’on se donne la peine d’y réfléchir.
Car il y a un sens à réunir : Wagner, porte-drapeau de ce que la Princesse Carolyne de Sayn-Wittgenstein qualifia de « Musique de l’Avenir » ; une création contemporaine axée sur une pièce crépusculaire de Liszt ; la partition orchestrale (hormis les ballets) à la fois la plus vaste et la plus visionnaire de Tchaïkovski.
Encore faut-il que les interprètes parviennent à assumer les enjeux cryptés d’un tel projet, aux ambitions à peine dissimulées. Alors ? Pari tenu ? Indéniablement, la réponse s’avère positive.

Rarement nous aurons entendu une exécution à la fois aussi habitée, tendue et analytique
Découvrir un chef invité que l’on n’a jamais vu à l’œuvre sur le vif constitue une expérience toujours intéressante mais pas systématiquement probante. Ce jour, le résultat est gratifiant. De toute évidence, Antony Hermus sait ce qu’il veut et entame son parcours en défendant une conception très personnelle de Wagner. À notre franc étonnement, rarement nous aurons entendu une exécution à la fois aussi habitée, tendue et analytique de Prélude & mort d’Yseut. Visuellement, convenons qu’il faut un temps pour s’habituer à sa gestique, affirmée mais peu avenante. Dirigeant sans baguette, la technique abrupte déteint sur sa physionomie, avec une silhouette raide comme une battue saccadée, rappelant parfois Ton Koopman. Ceci posé, le résultat prouve son efficacité.
Si le chef hollandais adopte un tempo retenu dans ce prélude du I de Tristan und Isolde, il le conjugue à un sens du détail plutôt exceptionnel, parvenant à maintenir constamment l’indispensable tension. Il convainc tout autant dans la mort d’Yseut, pourtant proposée ici dans sa mouture sans soliste vocale, ordinairement si frustrante. Là, sa conception se situe aux antipodes du prélude : tempo soutenu, crescendo quasi orgasmique, texture serrée, soit l’embrasement d’une véritable autant que sidérante torche sonore !

Œuvre passionnante, qui stimule l’imagination, en marquant durablement les esprits
À l’intention de nos nouveaux lecteurs, rappelons que l’honnêteté intellectuelle doit s’inscrire en lettres d’or tel le premier commandement de tout critique musical qui se respecte. À ce titre, l’audition d’une œuvre en création mondiale ne permet pas de jauger véritablement son interprétation puisque, par définition – outre que les références font fatalement défaut – il est, dans 99% des cas, impossible d’accéder préalablement à la partition. Reste à évoquer le faisceau d’impressions ressenties. Philippe Hersant a conçu son concerto (NB : il déclare tenir à cette appellation) Unstern, pour orgue & orchestre en hommage à Franz Liszt, en articulant cet opus sur le matériau de Unstern ! Sinistre, disastro. Initialement destinée au piano et faisant partie des ultimes compositions du grand maître hongrois, cette pièce fascine autant que Nuages gris, par ses audaces flirtant avec la dissonance et ses énigmatiques sonorités.
Conservant toutes les cordes (harpe comprise), Hersant élimine en revanche tous les vents à l’exception de 4 flûtes et 4 trombones, disposés en demi-cercle autour de l’orchestre avec quatre percussionnistes. Le résultat ? Envoûtant. Maintes sections particulières retiennent l’attention par leur relief singulier : associations de cloches tubulaires avec les jeux aigus de l’orgue ; épisode élégiaque dévolu à la harpe ; trombones bouchés en opposition aux chants d’allure ornithologique des flûtes ; évolutions organistiques d’une riche polyphonie… tout contribue à soutenir l’intérêt de bout en bout. Moult sonorités insolites revêtent même une apparence magique, presque irréelle. Saluons l’implication fervente de tous les protagonistes, au premier chef l’organiste soliste Karol Mossakowski, qui semble apprivoiser l’instrument colossal et si particulier de l’Auditorium, au point de révéler toutes ses affinités avec lui.
Si plusieurs auditions ne seront pas superflues pour en saisir toutes les subtilités, voilà une œuvre passionnante, qui – à l’inverse de tant de créations entendues depuis plus de quarante années et aujourd’hui oubliées ! – stimule l’imagination, en marquant durablement les esprits.

Une éclosion profuse, tout en respectant la moindre nuance
Quand l’on évoque les symphonies de Tchaïkovski, les six numérotées éclipsent fréquemment le souvenir d’un ouvrage majeur autant qu’hors des normes. Écrite à l’instigation de Mili Balakirev sur un scénario rédigé par Vladimir Stassov, la Symphonie Manfred Opus 58 forme un des plus beaux prolongements à l’inventivité berliozienne. Inspirée du drame éponyme de Byron, elle illustre un programme aussi ambitieux que la Symphonie fantastique ou Harold en Italie. Fascinante, elle stimulera l’admiration de Gustav Mahler pour les productions de Tchaïkovski, au même titre que la Symphonie N°1 « Rêves d’Hiver » ou Eugène Onéguine.
Alors que, depuis un demi-siècle, les saisons de l’O.N.L négligent des partitions à la marge mais fascinantes [NB : le concerto géant pour piano et chœur masculin de Ferruccio Busoni connaîtra-t-il enfin sa création lyonnaise à l’occasion du centenaire de sa mort, en 2024 ?], ce Manfred constitue une notable exception. Jamais dix ans ne s’écoulent sans qu’il reparaisse à l’affiche. Ne supportant pas la médiocrité, il exige un pilote aguerri pour éviter tout naufrage.
Le complexe et fouillé mouvement initial a valeur de test. Ce soir, avec ces bois glaçants à la limite de l’aigreur, des cordes robustes autant qu’incisives, l’incipit laisse présager une bonne compréhension des enjeux. L’errance de Manfred revêt bien cette allure aussi désespérante, accablante autant qu’implacable, attendue. Tout au plus relevons-nous un tempo un brin trop pressé, transformant le Lento lugubre en Andante. L’entrée dans la section Moderato con moto bénéficie d’une mise en place impeccable, d’un fini instrumental ultra-soigné mais pèche parfois par un sens moins affirmé de la narration. À l’opposé, la puissance tellurique de la conclusion n’appelle aucune réserve, rejoignant les plus grandes visions : du grand art !
Pierre de touche de l’œuvre, le ternaire 2ème mouvement Vivace con spirito, consacré à l’apparition de la Fée des Alpes, pose invariablement des problèmes aux chefs novices. Il n’en est rien avec Hermus qui fait tout autant preuve d’exactitude rythmique que d’un sens affûté des coloris. Dosant adroitement les effets, il préserve le soupçon de sensualité des lignes et arabesques ondoyantes de l’arc-en-ciel dans la cascade, tout en misant sur une luxuriance des timbres, où l’orchestre se surpasse. Avec une méticulosité de tous les instants, la palette du compositeur russe s’épanouit dans une éclosion profuse, tout en respectant la moindre nuance.
Au même titre que la Scène aux champs de la Symphonie fantastique, la pastorale de l’Andante con moto se montre souvent propice aux relâchements coupables. Crainte infondée derechef, puisqu’aucune trace de déconcentration n’affleure. Mieux : le chef batave ne se prive pas de mettre en évidence, à juste titre, les influences lisztiennes ou wagnériennes dans les segments vigoureux, tout en soignant les pages bucoliques, leur conférant d’ensorcelantes tournures, le tout avec le tempo parfaitement juste (NB : le parcours total s’effectuera en 57’).
L’ombre de Berlioz l’emporte toutefois dans toute sa démesure avec les palais souterrains d’Ahriman, portant la phalange aux limites de l’incandescence. Faut-il encore émettre une réserve, afin de ne pas être suspecté d’impartialité ? Une seule alors : elle concerne le déficit d’idiomatisme des timbres pour les cuivres, certes splendides, mais qui sonnent vraiment trop à l’occidentale. Pour retrouver leur indispensable vibrato russe, l’on retournera forcément aux gravures vernaculaires, Svetlanov en tête. Néanmoins, Hermus l’emporte en philologie sur Fedosseïev [qui, en avril 2015, avait honteusement coupé céans la rédemption finale du héros et l’intervention mystique de l’orgue], atteignant le degré de folie qui place son interprétation rien moins qu’en tête des cinq entendues avec l’O.N.L depuis l’inauguration de l’Auditorium.

Patrick FAVRE-TISSOT-BONVOISIN
10 Novembre 2023 

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