Certaines œuvres ont la réputation de porter malheur. Il en va ainsi de La Forza del destino de Verdi. Dans d’autre cas, sans remonter jusqu’à l’interdiction ecclésiale de l’emploi du triton, des chiffres inquiètent en musique : comme le 9, si périlleux à dépasser pour les symphonies depuis Beethoven. Enfin, des programmateurs ont osé nous confier ne jamais afficher tel ou tel compositeur qui, selon eux, serait synonyme de poisse garantie, Berlioz par exemple… !
Pour ce programme, rien ne semblait hasardeux jusqu’à ce que le mauvais œil s’acharne. Tout commence par le forfait de Maria João Pires, annoncé dès le 9 décembre. Rien de surprenant, la santé chancelante de l’éminente pianiste portugaise la conduisant à annuler les concerts ces derniers mois. Rafał Blechacz lui succède jusqu’à ce que, victime d’un accident, le bel artiste polonais soit à son tour remplacé le 12 par Marie-Ange Nguci. Heureusement, il ne s’agissait pas d’une rareté, comme les concertos de Max Reger ou Lalo ! Enfin, sinistre coup du sort : Nikolaj Szeps-Znaider apprend le décès de son père dans la nuit du 13 au 14, épreuve qui le contraint à confier la responsabilité d’assurer générale et concert à son assistant, Laurent Zufferey. Si Résonances Lyriques adresse au Directeur musical de l’ONL ses plus sincères condoléances en ces tristes circonstances, nous admettons assister à mieux qu’un sauvetage.
Le propos s’anime sans tarder, alternant séquences véhémentes et méditatives avec fluidité
Axée sur la thématique de l’innovation pour fil conducteur, le concert s’ouvre avec la création mondiale d’une pièce commandée par l’O.N.L au compositeur et poète franco-libanais Bechara El-Khoury : « Nach Garmisch » Grand poème alpestre pour cor & orchestre Opus 115. Si le titre de l’ouvrage intriguait déjà sur le papier, l’on pressentait l’hommage à Richard Strauss et à l’un des plus accomplis parmi ses chefs-d’œuvre : Eine Alpensinfonie Opus 64. Cela se vérifie dans les faits. Quelle œuvre, ô combien intéressante ! Confiée à Guillaume Tétu – très performant cor solo de l’ONL depuis 2009 – la partie soliste participe d’entrée de jeu au discours sur des évolutions de cordes rêveuses. Mais le propos s’anime sans tarder, alternant séquences véhémentes et méditatives avec fluidité. En admettant que la séduction demeure ici un critère un peu tenu en lisière, la noblesse du phrasé chez Tétu, l’élégante gestique de Laurent Zufferey retiennent l’attention voire captivent tout autant que l’écriture en elle-même, tout sauf banale. Elle prodigue même de belles surprises, que ce soit par son imprévisible cheminement mystérieux ou par l’emploi de formules ne boudant aucunement les références à un passé très riche. À ce titre l’emploi, dans la coda, d’un trémolo des cordes très XIXème siècle, d’allure presque franckiste – involontairement, nous songeons aux trios de jeunesse de l’auteur de Psyché et Hulda ! – n’est pas la moins savourée. Une fois encore, face à la découverte d’une création hors des sentiers battus mais que nous n’avons pu étudier auparavant, gardons-nous de tout jugement définitif. « Nach Garmisch » mérite une nouvelle audition, plus informée, constat témoignant déjà d’une indéniable valeur intrinsèque.
Doigté fin mais ferme, d’une divine fraîcheur, s’alliant à une vraie dextérité
Si son prédécesseur marquait une rupture, le Concerto pour piano & orchestre N°4 en Sol Majeur Opus 58 de Beethoven revêt une physionomie singulière. Le rapprochement a souvent été fait, à juste titre, avec le Concerto N° 9 en Mi bémol Majeur K.271 “Jeunehomme” de Mozart. Par une infinie délicatesse, Marie-Ange Nguci ouvre le propos tandis que Laurent Zufferey délivre une introduction au tempo retenu, d’allure vraiment majestueuse, sans défaut d’articulation. La soliste ne joue pas la carte incongrue de la mémoire du futur, restant ancrée dans un classicisme finissant de bon aloi. Son doigté fin mais ferme, d’une divine fraîcheur, s’allie à une vraie dextérité et à un toucher perlé, presque cristallin. Toutefois, ne présumons pas un déficit de robustesse : dans les développements, les registres médians et graves nourris persuadent de l’inverse, alors que phrasé ou trilles adamantins nous portent vers l’Olympe. Audacieuse, presque effrontée, la cadenza arbore pourtant le visage d’une troublante candeur.
À propos de mythologie : investie autant qu’habitée, la pianiste nous persuade dans l’atypique Andante con moto central que l’hypothèse cryptée – Orphée calmant les furies à la porte des Enfers – serait plausible. Subjugués, nous le sommes comme elles ! Le chef participe de cette réussite et, après un fugitif flottement dans l’attaque du Rondo conclusif, remplit dignement son office, conférant au thème conducteur du refrain l’indispensable nervosité, mâtinée d’une consistance rarement constatée usuellement (superbes timbales, avec mailloches bois !). La communication tangible génère une fusion idéale entre tous nos protagonistes dans ces pages à la texture symphonique revendiquée. Deux bis généreux achèvent la conquête d’une salle extatique : Ravel, avec un extrait (en solo… !) du Concerto pour la main gauche et une pièce de Johann Jakob Froberger, que l’érudite pianiste franco-albanaise se plaît à promouvoir.
Laurent Zufferey défend une conception grisante, dont le lyrisme ne se trouve jamais exilé
Hors de son Danemark natal, le legs de Carl Nielsen peine à s’imposer. Ses opéras Saul og David et Maskarade, ses concertos ou sa musique de chambre demeurent parcimonieusement visités. En revanche, ses six symphonies lui assurent une pérennité à l’échelle internationale. La plus justement célèbre reste la N°4 Opus 29 “L’Inextinguible” dont, à notre connaissance, Lyon entendit la création locale seulement en octobre 2003. Vingt ans plus tard, elle effectue un retour en force, marqué par la conviction des interprètes. Ainsi, l’énoncé du motif principal – qui trouvera sa résolution à la fin – par les clarinettes, puis toute la petite harmonie, s’avère réellement somptueux. Quand tant de chefs (Rattle, Pappano, Davis… !) assèchent le propos, Laurent Zufferey défend une conception grisante, dont le lyrisme ne se trouve jamais exilé.
Dominant son sujet dans la jungle de la 1ère partie [rappel : l’œuvre en présente 4, enchaînées] il met avec soin en exergue les échanges entre pupitres (dont la flûte d’Emmanuelle Réville et le cor de Manon Souchard) tout en gérant efficacement la luxuriance polyphonique d’un propos aussi dense qu’enchevêtré. Plus troublant : il confère au Poco allegretto consécutif une teinte et une contenance française si exquises que l’on pense soudain à une troublante parenté avec le menuet des Masques & Bergamasques de Fauré. Les bois, décidément superlatifs ce soir, y triomphent avec une remarquable aisance. En sus, à quel beau relief accèdent les pizzicatos de toutes les cordes, dans un climat de tendresse prisé ! Cordes qui se surpassent dans une 3ème partie intense (quelle attaque fulgurante !) mais menée sans excès de fièvre ou de nervosité outrancière. Pierre de touche de la partition, le Finale, indiqué Con anima – Allegro, exige une endurance peu commune. Ouvert par des violons étincelants en totale osmose, il plane sur les cimes. Tout virevolte dès lors sous la baguette enflammée de Laurent Zufferey, dans un feu d’artifice de coloris dispensés à profusion. Sollicités en surrégime dans cette conclusion, les cuivres accomplissent de la belle ouvrage. Toutefois, exhausser davantage les interventions des trompettes et cors serait opportun.
Forcément, l’on attend ici les deux timbaliers dans leurs échanges “stéréophoniques” et l’on n’est pas déçu par les prouesses d’Adrien Pineau et Bernard Boellinger ! La péroraison accède à la parure éclatante espérée, suscitant un franc succès.
Pour Nielsen, “L’Inextinguible” traduisit « La transcendante volonté de vivre chez l’Homme » quand s’enclencha le premier conflit mondial. Son actualité parle donc au cœur de l’auditoire en ces temps belliqueux qu’endure notre monde.
Au terme du concert, un bel hommage est rendu à François Sauzeau qui, pour la dernière fois, partageait une prestation avec ses consœurs et confrères à son pupitre de clarinette solo. La chaleureuse empathie du public entérine une soirée placée, aussi, sous le signe de l’humanité.
Patrick FAVRE-TISSOT-BONVOISIN
14 Décembre 2023