Pendant longtemps, il était de bon ton de parler de la « sonorité d’orgue » des symphonies de Bruckner ou de leur gigantisme contrapuntique hérité de Bach, en oubliant tout ce que le Maître de Saint Florian devait à Schubert, notamment dans la Première symphonie (mouture de Linz) qui pourrait être vue comme la « suite » de la Neuvième symphonie en ut majeur, « la Grande ». Le programme de ce soir permet non seulement de mieux saisir les parentés structurelles et musicales qui unissent les deux compositeurs mais aussi de réfléchir sur la notion d’inachèvement, on le verra, tout relatif et parfois nimbé de fantasmes. Philippe Jordan, familier de ce répertoire quand il dirigeait les Wiener Symphoniker, est l’invité de l’Orchestre de Paris et propose une belle vision maîtrisée et transparente des deux plus célèbres symphonies inachevées du répertoire.
Une Inachevée élégante et chambriste
Quand Schubert entreprend en 1822 l’écriture de cette fameuse symphonie, la Huitième, il est très malade. L’état d’inachèvement de la partition reste un mystère : est-ce que le compositeur, à l’instar de Beethoven qui avait répondu « je n’ai pas eu le temps d’en écrire un troisième [mouvement] » au sujet de sa Sonate pour piano n° 32 op. 111, avait refusé sciemment de terminer son œuvre ? Il reste des esquisses d’un scherzo, certains ont proposé de jouer le grand Entracte en si mineur (même tonalité, même esprit) de Rosamunde pour compléter l’œuvre, mais rien n’y fait : la Symphonie inachevée se suffit à elle-même, dans ses deux mouvements sublimes, quintessence de l’esprit schubertien, fait de mélancolie douce-amère, crépusculaire parfois, toujours nimbé d’une tendresse infinie.
Le début, joué habituellement de manière très sombre, surprend par un quasi triple piano exquis et une beauté sonore confondante. Sans aucun alanguissement pathétique (l’adjectif est utilisé à dessein, car Tchaïkovsky utilisera la même rare tonalité de si mineur pour sa Sixième) ni complaisance tragique, Philippe Jordan sait habilement mettre en valeur l’acoustique chaleureuse et réverbérée de la Grande Salle Pierre Boulez de la Philharmonie de Paris en laissant chanter les violoncelles et les contrebasses, remarquables d’application dans les nuances, ainsi que le beau velours des cordes : c’est l’apaisement, la sérénité et la douceur. Souvent dramatisé et torturé, comme annonciateur des tragédies historiques à venir, ce premier mouvement est ici interprété avec une grande élégance et une direction à la fois très précise et étonnamment chambriste. Chaque pupitre est à l’honneur, c’est toujours chantant, à défaut d’être tranchant. La fin de cet Allegro moderato, plaintive cantilène, reste toujours très maîtrisée et transparente. Le second mouvement, Andante con moto, en mi majeur, dans un tempo assez soutenu, lorgne du côté de Beethoven voire de Berlioz, avec l’impeccable hautbois d’Alexandre Gattet, et, au détour de plusieurs modulations, on perçoit déjà le monde de Bruckner. Philippe Jordan reste fidèle à son approche allégée, son refus du monumentalisme, du pathos et du drame. Les pianissimi sont remarquables : c’est très beau, très bien dirigé, mais l’émotion et le drame restent un peu absents de cette approche.
Une Neuvième symphonie de Bruckner narrative, analytique et wagnérienne
Philippe Jordan adopte la même optique élégante, transparente et analytique, apollinienne en somme, marquée par la clarté et un sens des détails : sa Neuvième symphonie de Bruckner refuse tout dolorisme, et explore quelques échos wagnériens. On sent ici le chef d’opéra à l’œuvre. Dès le premier mouvement, Feierlich, Misterioso (« solennel, mystérieux »), Jordan fait le choix d’une approche très narrative, avec un sens du dynamisme, et une volonté affichée de ne pas cultiver le son pour le son ni jouer la carte du mystère. Si chant du cygne il y a, c’est celui de Lohengrin, juvénile, évoquant une quête active. Les cuivres sont à l’honneur, notamment les fameux tubas wagnériens, qui parent l’orchestre d’une tonalité épique dont se souviendra un Howard Shore pour illustrer l’histoire d’un autre anneau. Philippe Jordan, c’est une « force qui va », sans contemplation planante à la Giulini ni, de manière plus marquée, l’expérience « zen » à la Celibidache. On apprécie ces passages de grande noblesse, cette tonalité voyageuse et motrice, qui nous montre combien Bruckner s’inscrit dans la filiation schubertienne, celle du Wanderer, avançant sur les sentiers de tel sommet dominant une mer de nuages, tandis que tubas et trombones font remonter des sonorités généreuses des profondeurs de la Terre. Les dernières mesures, aux cuivres incandescents, parviennent à impressionner et à émouvoir par leur absence de concession, leur doute et même leur noirceur. Si Bruckner a dédié cette symphonie « au bon Dieu », on sent à quel point il n’avait peut-être pas encore de certitude : les portes du Paradis ne s’ouvrent pas facilement…
Le Scherzo, audacieux et moderne, dans son martèlement haletant quasiment mécaniste, préfigurant Prokofiev voire Stravinsky, (sans oublier qu’il semble y avoir quelque réminiscence de la descente au Nibelheim dans cette musique faite de rythmes entrechoqués), offre des visions dantesques, ressassements de doutes ou de visions, timidement rassérénés par le superbe hautbois pastoral. Obsessionnel, toujours dirigé avec une impressionnante maîtrise et une grande technique de la part d’un Orchestre de Paris, très engagé et très attentif aux intentions du chef, ce mouvement s’impose comme l’une des grandes réussites de la soirée.
L’ Adagio, enfin, dessine ses arabesques tragiques, avec un début repris plus tard par Mahler dans sa Neuvième. Les doutes semblent s’estomper et l’on retrouve la mélancolie schubertienne, cette clarté chambriste, leitmotiv de la soirée. Les vertiges du Scherzo s’effacent, grâce à quelques souriantes flûtes, et aux cordes, toujours impressionnantes dans leurs remarquables nuances. On sait que Bruckner travailla jusqu’à la fin sur sa symphonie, dont le finale devait être une sorte d’apothéose, avec une coda au moins aussi puissante que celle de la Huitième. Las, il ne put l’achever, et depuis des décennies, certains s’acharnent à reconstituer des pans entiers de la partition pour en proposer une version exécutable, à l’instar du génial travail de Deryck Cooke pour la Dixième symphonie de Mahler. Mais pour le moment, rien ne semble vraiment convaincant, en dépit de la belle réussite de Sir Simon Rattle à Berlin, ouvrant les portes du Walhalla dans un finale majestueux, assertif et spectaculaire. L’état d’inachèvement de l’œuvre permet ainsi d’apprécier toute l’ambiguïté des trois mouvements qui nous sont parvenus, tant dans l’écriture (les dissonances anticipent les expérimentations sonores d’un Schönberg) que dans l’esprit : on sent combien Bruckner était préoccupé par la dimension testamentaire de son opus ultime, n’hésitant pas à citer des pans entiers de ses messes et de ses symphonies. Dans cette optique, l’interprétation de Philippe Jordan convainc ; c’est la musique avant tout, le chant même de l’orchestre, l’attention portée aux détails, qui réussit à révéler combien cette symphonie ouvre les portes, non du paradis, mais de la musique de l’avenir.
La tendance actuelle vise plutôt à alléger Bruckner éloignant les fumées d’encens qui avaient recouvert pendant longtemps la musique du « Ménestrel de Dieu ». Mais, en privilégiant sens du détail et transparence, l’on peut parfois manquer de hauteur de vue et de spiritualité, nécessaires dans la musique de Bruckner, où majesté, mysticisme et transcendance imprègnent la partition (on se tournera encore et toujours vers Jochum et Wand), et l’on aurait aimé prendre davantage son temps (cet Adagio est noté Sehr langsam, feierlich, « très lent et solennel ») pour s’abandonner aux passages plus contemplatifs de l’œuvre. Ici, Philippe Jordan met ultimement l’accent sur un versant plus noir de Bruckner, et les dissonances appuyées tendent à se rapprocher du Cri de Munch, une forme de violence existentielle. L’apaisement des dernières mesures, toutefois, toujours très nuancées, plus lumineuses, oriente la symphonie vers une forme d’abandon à l’au-delà. Mais n’oublions pas que cette « Inachevée » de Bruckner est en ré mineur, la tonalité du Requiem de Mozart…
Philippe Rosset
29 novembre 2023
Concert à retrouver sur France-Musique : https://www.radiofrance.fr/francemusique/podcasts/le-concert-du-soir/symphonie-inachevee-de-schubert-symphonie-n09-de-bruckner-orchestre-de-paris-philippe-jordan-7407085