Il faut attendre le XIXe siècle, les réflexions de Berlioz notamment, pour commencer à parler d’œuvres « à programme », de « poèmes » symphoniques, puis Baudelaire et ses remarquables analyses des ouvertures de Wagner finirent par pleinement admettre un possible, quoique mystérieux, pouvoir universel suggestif de la musique. En écoutant le concert de haute tenue de ce soir, nous ne pouvons qu’approfondir ces réflexions autour de la musique et de la représentation du réel, la nature en l’occurrence. Et quelle belle soirée, avec la direction précise et élégante de Daniele Gatti, futur chef de la prestigieuse Staatskapelle de Dresde !
Composée en Bourgogne puis à Jersey et à Dieppe, entre 1903 et 1905, l’œuvre fut assez mal accueillie, et on peut comprendre pourquoi : le malentendu persistant, encore aujourd’hui, autour de cette page célèbre, jouée trop souvent en « Technicolor » post-impressionniste, inutilement boursouflée ou trop évocatrice, là où il faut y voir une œuvre symboliste et expérimentale.
Le pari de Gatti est ainsi réussi haut la main. Qu’on en juge : le premier mouvement, « De l'aube à midi sur la mer », laisse entendre des miroitements dignes de l’Adagietto de la Cinquième de Mahler, avant de révéler, dans un tempo assez vif, des détails qui rappellent Fauré. Gatti a manifestement le sens de l’architecture globale de l’œuvre, l’intuition des blocs sonores, tout autant que la capacité à singulariser les pupitres. Ce premier moment se termine par un tutti orchestral majestueux, lent, impressionnant. Dans le deuxième mouvement, « Jeux de vagues », passe, çà et là, quelque malicieux faune. Les harpes sont remarquables, très audibles, créant des sonorités diamantines tandis que dans le ricanement des cuivres, l’on devine tout ce que Sibelius devra à Debussy pour Tapiola, réplique finlandaise sylvestre de La Mer. Gatti parvient à capter la subtilité de cette musique, donnant à entendre une foule de détails que l’on peine parfois à saisir au disque ou même en concert. Des impressions maritimes ? Parfois. Un travail sur les timbres, dans le même sens qu’un Webern ? Indéniablement. Dans le raffinement, les sinuosités et les élans brusques, comme autant de retours de flamme romantique (Berlioz !), Gatti est visiblement à son aise dans cette partition d’une redoutable complexité. Le troisième mouvement, « Dialogue du vent et de la mer », se veut plus évocateur et grondant. C'est précisément l'orchestre que nous entendons ce soir, avec la cohésion et la réactivité des cordes, la poésie des vents, et les cuivres évoquant autant les embruns des Travailleurs de la Mer de Hugo que les énigmes symbolistes de Mallarmé.
Gatti et ses musiciens sculptent des sphères kandinskiennes, loin de toute évocation pittoresque, c’est la musique qui regarde l’abîme et l’amer, et qui se met elle-même en abyme. Quelques plages sonores laissent aussi deviner des pages symphoniques pucciniennes, nocturnes mélancoliques, avec des violons d’une virtuosité et d’une finesse remarquables, tandis que le chef parvient à sculpter une transe finale force 7 sur l’échelle de Beaufort !
La Mer est bel et bien un ensemble de « jeux » et un « dialogue », en effet, mais avec la musique elle-même, « aboli bibelot d’inanité sonore ».
Daniele Gatti est tout entier tourné vers ces territoires musicaux, déroulant un tapis sonore serein et automnal, un peu univoque, étonnamment, mais toujours passionnant. Loin de la fougue printanière des Pastorales de légende, de Carlos Kleiber à Karajan, Gatti adopte des tempi très mesurés, conformes aux intentions du compositeur (Allegro ma non troppo, dans le premier mouvement). L’orchestre propose dès lors une belle interprétation, du velours, évoqué par le changement de lumières scéniques, désormais rouge orangé. La gestuelle du chef devient plus sobre et laisse chanter les pupitres, avec des bois toujours aussi convaincants, des cordes très douces, et c’est d’ailleurs le grand mérite de cette soirée, des pianissimi jouissifs, c’est très aéré et apaisé.
Le deuxième mouvement – Andante molto mosso « scène au bord du ruisseau » confirme cette impression et l’esprit général demeure le même, douceur, velouté, caresse, murmures, avec une approche discrètement dansante, dans un esprit plus proche des Beethoven de Giulini à la Scala. Les procédés spécifiques utilisés pour évoquer le chant des oiseaux comprennent des trilles et des roucoulements instrumentaux, créant ainsi une imitation authentique où l'aigu sert naturellement de toile de fond au chant aviaire. Dans un passage particulièrement évocateur, la flûte et la clarinette entament un dialogue, reproduisant les chants d’oiseaux, bien avant les œuvres de Messiaen. On discerne distinctement le chant du coucou, tandis que la flûte imite habilement un appeau, utilisé pour attirer les oiseaux en reproduisant artificiellement mais fidèlement leur cri. Elle répète et accélère un fa aigu, simulacre du chant du rossignol. Le hautbois répond en imitant le cri de la caille, et la clarinette celui du coucou. Remarquablement, Beethoven a lui-même inscrit les noms des trois oiseaux sur la partition, clarifiant ainsi de manière indéniable ses intentions imitatives, en dépit de ses préventions. Mais la force de Gatti consiste à privilégier le sens global, l’architecture, la vision sereine, totalement apaisée, ce qui peut surprendre, tant nous sommes habitués aux véritables drames sonores proposés par la plupart des chefs. L’Allegro, « Réunion joyeuse de paysans », perd son caractère de scherzo lorgnant vers les danses populaires des symphonies brucknériennes ultérieures pour proposer une belle danse lente, accentuée par les mouvements de Gatti, dans une espèce de métrique régulière. La tempête de l’Allegro n’est pas un grand spectacle, loin de l’évocation pittoresque, c’est un mouvement purement musical, un moment d’agitation, qui laisse rapidement percevoir l’accalmie du dernier mouvement, Allegretto, « chant des pâtres, sentiments de contentement et de reconnaissance après l’orage », toujours paré de cette déconcertante sérénité, après une légère approximation du cor solo, dansante, revêtue des couleurs chaudes d’une fin d’après-midi automnale.
On en conviendra : l’Orchestre de la Suisse Romande sonne toujours différemment selon les chefs qui le dirigent, et cette soirée aura permis d’explorer des territoires subtils, avec Daniele Gatti qui devrait compter dans le paysage musical européen, tant sa hauteur de vue et sa maîtrise des enjeux philologiques et musicaux sont dignes d’éloges. Il s’agissait bien d’une ode à la nature, ce soir, mais surtout d’une ode à la nature de la musique, insaisissable art ; et, pour revenir à notre questionnement initial, laissons la parole à Jankélévitch :
« La musique est à la fois expressive et inexpressive, sérieuse et frivole, profonde et superficielle ; elle a un sens et n’a pas de sens. La musique est-elle un divertissement sans portée ? Ou bien est-elle un langage chiffré et comme le hiéroglyphe d’un mystère ? Ou peut-être les deux ensemble ?» 2
Philippe Rosset
9 novembre 2023
1 Debussy, Monsieur Croche antidilettante, chapitre XIII, « Beethoven »
2 Vladimir Jankélévitch, La Musique et l’ineffable, Seuil, 1961