LA RONDINE DE PUCCINI : ENTRE CHARME ET ÉMOTION
L’argument
Magda de Civry, jeune femme entretenue par le riche Rambaldo, reçoit des invités dans des salons huppés à Paris. Prunier, un poète, lit dans la main de son hôtesse et lui prédit un nouvel amour alors, qu’à regret, elle n’éprouve plus ce véritable sentiment. Un jeune provincial en visite, Ruggero, demande alors où il peut trouver le meilleur endroit de Paris pour passer la soirée. Tous les invités s’accordent à lui conseiller le bal de Chez Bullier. Après le départ des invités, Prunier revient discrètement pour emmener Lisette, la servante, à pareille fête. Puis, sur un coup de tête, Magda reprend ses habits de grisette d’antan et décide, à son tour, d’aller également chez Bullier pour y retrouver ses émois d’adolescente.
Elle y rencontre Ruggero et ils tombent rapidement amoureux. Rambaldo survient et demande des explications à Madga qui lui avoue avoir enfin trouvé l’amour. Elle le quitte donc pour suivre le jeune homme. Magda et Ruggero abritent leur idylle non loin de Nice. Acculé par les dettes, Ruggero écrit à ses parents et sollicite une aide financière et surtout leur accord afin d’épouser Magda. Celle-ci, profondément émue, sait qu’elle ne peut consentir à cette union en raison de son passé. Ruggero revient radieux avec une lettre faisant état de l’assentiment bienveillant de sa mère. Mais Magda lui avoue finalement tout. Malgré l’amour qu’elle lui porte, elle ne peut entrer dans sa famille. Comme l’hirondelle, elle retourne à son nid, laissant Ruggero à son profond désespoir.
Références littéraires et musicales
Le romantisme, dans la littérature française, a exploré le thème de la femme entretenue qui tombe amoureuse. L’oeuvre d’Alexandre Dumas : la Dame aux Camélias, dont Verdi s’inspira pour sa Traviata, en est l’archétype. Le sujet est ici quasiment identique : une femme richement entretenue dans de somptueux salons à Paris s’éprend d’un jeune provincial et vit avec lui un amour fort mais furtif dans un lieu de campagne. Pour des raisons familiales, leur idylle sera interrompue. Dans le premier cas, Violetta meurt entre les bras de son amant ; dans le second, Magda quitte, trop liée encore par sa vie passée, son amoureux. Par ailleurs, on notera que le deuxième acte de La Rondine constitue quasiment la copie du deuxième acte de La Bohème. Au Café Momus se substitue le Bal Bullier avec ses grisettes, ses étudiants, ses femmes du monde et le même quatuor d’amoureux.
Opéra ou opérette…? La genèse de La Rondine
On ne peut évidemment passer sous silence l’amitié qui liait Giacomo Puccini à Franz Lehár, l’un des plus éminents compositeurs d’opérettes viennoises (La Veuve joyeuse) ni – entre autres – leur attirance pour les sujets orientalistes (Madama Butterfly et Turandot pour le premier et Le Pays du sourire pour le second).
On ne doit donc pas au seul hasard la proposition du Carltheater à Puccini de créer une œuvre à Vienne sous la forme d’une opérette à la manière du « grand répertoire viennois ». Pour la circonstance, le compositeur s’était d’ailleurs vu remettre un livret de Heinz Reichert et d’Alfred Wilnner qui étaient les librettistes attitrés de Lehár (plus tard, il s’y adjoindra l’un de ses propres librettistes : Giuseppe Adami). La survenance de la guerre de 1914 ne permit pas à La Rondine de voir le jour en Autriche et, au lieu de Vienne, elle fut finalement créée en 1917 à l’Opéra de Monte Carlo.
Vérisme chez Puccini ?
En réaction avec les époques précédentes (et d’ailleurs avec les courants littéraires qui y sont afférents), le lyrisme en musique, à l’aube du XXème siècle, s’inspire du naturalisme avec des auteurs comme Émile Zola en France ou Giovanni Verga en Italie. En apparence, Puccini semble appliquer à la lettre le vérisme (« les petites femmes qui aiment et qui souffrent »). Dans La Rondine, le sujet apparaît bien comme s’inscrivant dans ce courant (à l’instar d’héroïnes telles Mimi de La Bohème ou encore Cio-Cio-San de Madame Butterfly). Toutefois, la musique s’en affranchit par l’élégance de la ligne comme par le foisonnement et la complexité de l’orchestration. Mais surtout « par un profond pouvoir émotionnel, un sens aigu du climat et du texte, une volonté de nous restituer l’immense domaine des sentiments humains »1.
La conversation en musique à l’instar du «Rosenkavalier» de Richard Strauss et la prééminence de la valse
Comme on l’a précisé, s’agissant d’une œuvre du XXème siècle, le langage musical se révèle d’une évidente modernité. Il exclut – comme par exemple dans les œuvres belcantistes – ce que l’on appelle « les numéros musicaux ». Cette typologie de « conversation en musique » a été indéniablement inspirée à Puccini par Richard Strauss, compositeur viennois – bien qu’allemand – et par ailleurs directeur de l’Opéra de Vienne. Puccini a, sans nul doute, retenu la leçon du Rosenkavalier (Le Chevalier à la rose) et de la « discussion en musique ». Ici, il s’agit plutôt d’une conversation fluide (empruntant donc au théâtre) et tout le premier acte en est une illustration évidente (avec les personnages du poète Prunier et de la servante Lisette qui semblent parfois tout droit sortis de Marivaux).
Par ailleurs, bien qu’ayant remanié son œuvre, la tirant davantage vers l’opéra que vers l’opérette, qui en était le projet initial, la partition recèle un certain nombre de valses comme une sorte de leitmotiv entêtant.
Les récentes représentations de « La Rondine »
Avant l’Opus de Gattières, La Rondine fut jouée successivement à l’Opéra de Zurich (mise en scène de Christof Loy) puis à la Scala de Milan (mise en scène de Irina Brook : là encore plus de riches salons, mais en revanche un plateau de théâtre) et enfin au Metropolitan Opera de New York, dans une mise en scène signée Nicolas Joël faisant référence aux années 1920. L’œuvre de Puccini sera à l’affiche de l’Opéra de Monte-Carlo pour l’ouverture de sa prochaine saison (en version concert).
(Extraits du dossier sur la présentation de l’oeuvre réalisé par Christian JARNIAT)
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LA RONDINE AU FESTIVAL OPUS OPERA DE GATTIÈRES
Dans la mise en scène proposée par Yohanna Fuchs à l’Opus Opéra de Gattières, l’action se déroule dans l’univers du cinéma. Rambaldo devient le producteur qui entretient financièrement la vedette de son film ; les trois jeunes femmes, des actrices troquant leurs costumes de tournage contre des tenues de soirée ; le salon, la loge entourée de lumières symbolisant cet univers emblématique du 7ème art.
Sur ce plateau installé sur la place Grimaldi du charmant village de Gattières se joue l’enjeu du monde depuis la nuit des temps : l’argent ou l’amour, magnifiquement sublimé par l’écriture musicale de Puccini qui oppose pour ce duel l’arrière-pays niçois à la capitale parisienne.
Romantisme, aventure, poésie, pudeur et délicatesse y sont convoqués pour évoquer le vertige d’une destinée entre esthétisme matérialiste et authenticité. Luxe et illusions d’un côté; dépouillement et sentiments de l’autre… Au nord, le jeu, au sud, l’Amour. En guerre: la raison contre le cœur. Au combat : l’analyse contre l’instinct.
Dans cette évocation lyrique de la « ronde de l’hirondelle » (La Rondine) et de ses atermoiements, le compositeur s’attache à peindre avec un art subtil le personnage de Magda cherchant en vain l’équilibre, écartelée entre l’accoutumance au luxe et le bonheur d’aimer, sans parvenir les concilier.
La baguette de la cheffe, Alice Meregaglia, orchestre avec délice les ébats de cet idéal amoureux avec ceux d’une réalité mondaine. Discrète et subtile, mais pour autant faisant preuve d’un engagement de tous les instants dans son costume à queue … d’hirondelle, elle vole d’un instrument à l’autre avec autant d’élégance que de rigueur, valsant de la note au mot avec une délicatesse et une grâce infinies. Ainsi se reconnaissent les immenses talents : à la simplicité apparente de leur art et surtout à ce quelque chose d’invisible qui les rend lumineux. Il est vrai que la cheffe italienne, en résidence en Allemagne, a effectué en amont des représentations un travail considérable, non seulement sur le plan musical mais également en s’attachant à la prosodie et à l’articulation du texte par les musiciens, les solistes et le chœur. Quel art raffiné pour parvenir à traduire parfaitement le « son » si particulier de cette œuvre de Puccini et en maîtriser souverainement la fluidité du discours musical !
Par leurs qualités intrinsèques, les musiciens de l’Orchestre Philharmonique contribuent dans une large mesure au succès de ces soirées. Bravo aux chœurs de l’Opéra de Nice (direction Giulio Magnanini) pour leur intervention à l’acte 2, brève mais remarquée !
Dans ce lieu estival, sous l’aile d’un arbre immense, avec dans le lointain une maison campagnarde et à proximité l’église – dont le vitrail s’illuminera pour l’épilogue de l’œuvre – s’élève la voix de Chiara Polese en Magda. Quelle aisance époustouflante dans l’incarnation de cette jeune et belle « hirondelle » à la sensibilité frémissante ! Sa seule présence sur scène révèle immédiatement l’étoffe d’une étoile exceptionnelle. Le temps, le lieu, la nuit tombent soudainement dans le gouffre de l’oubli de nos inconscients pour ne laisser en vie que la lumière d’un instant, enveloppant les pierres et le ciel de nos âmes (ré)unifiées. La soprano italienne, au cours de la saison écoulée, vient de triompher au Théâtre San Carlo de Naples dans le rôle d’Agnese du Maine dans Béatrice di Tenda de Bellini et dans celui d’Anna Kennedy dans Maria Stuarda de Donizetti. De tels emplois ne pouvaient qu’utilement la préparer à celui de Magda. Son sourire généreux et son regard profond accompagnent un «art de dire» ardent et une voix superbe dans les divers registres s’épanouissant dans des aigus flamboyants et émaillée de pianissimi éthérés qui comblent nos sens.
Elle ne pouvait, en Ruggero, trouver meilleur partenaire que le ténor franco-chilien Diego Godoy, dont la carrière s’est depuis quelques années étendue sur plusieurs continents. Lui aussi nous émeut par l’authenticité de son jeu dans ce rôle si primordial de l’Amour avec un grand A. Son timbre chaleureux formé à la technique italienne avec une articulation et une émission propres aux chanteurs latins sert idéalement le chant puccinien et l’acteur parvient à nous tirer des larmes dans la scène si pathétique de l’acte III ainsi que dans le duo final où il conjugue des accents bouleversants avec Magda d’une puissance émotionnelle rare.
Valentin Thill, dans le rôle du poète Prunier, dégage charme et malice, joie et énergie. Tel Puccini contemplant son œuvre, il porte un regard ironique et parfois désabusé sur les personnages qui l’entourent sans être toutefois le « deus ex machina ». Son timbre clair, sa diction idéale et sa voix puissante laissent augurer à ce sympathique artiste une suite prometteuse d’une carrière déjà brillamment entamée dans d’importantes maisons.
Lisette est heureuse d’être interprétée avec autant de vivacité que d’esprit par Emy Gazeilles – benjamine de la troupe de l’Opéra National de Paris – dans toute la fraîcheur de son jeune âge et la virtuosité comme la force déjà d’une voix (et d’une voie) parfaitement affirmée(s).
Pour compléter ce quintette, on trouve en Louis Morvan les accents cuivrés de basse sombre et imposante qui conviennent au jaloux de service : l’autoritaire, ténébreux et fier Rambaldo.
Une mention toute spéciale à Rachel Duckett (Yvette/Georgette), Cécile Lo Bianco (Bianca/Gabrielle/La voix) et Noelia Ibáñez (Suzy/Lolette) qui incarnent avec beaucoup de brio, de dynamisme et d’abattage les trois jeunes femmes joyeuses et volubiles, ainsi qu’à Pascal Terrien aussi efficace sur le plateau dans de multiples rôles que dans ses fonctions prégnantes de régisseur général.
Plusieurs critères contribuent à la réussite de ce spectacle : la direction d’Alice Meregaglia, incontournable, évoquée précédemment ; la distribution de très grande qualité dont la caractéristique résulte du jeune âge des interprètes corrélé pour chacun d’eux à des carrières déjà significatives, ce qui constitue une sorte d’exploit dont il convient de féliciter chaleureusement les organisateurs du Festival Opus Opéra. Mais il faut enfin souligner comme il se doit, tout ce qu’apporte la mise en scène enjouée, juste, précise, sans le moindre temps mort et très cinématographique de Yohanna Fuchs, jeune professeur de théâtre installée à Nice, qui aborde pour la toute première fois – et avec un incontestable bonheur – le répertoire d’opéra servi en la circonstance par des chanteurs tous pourvus de dons de remarquables comédiens.
Ce fût un enchantement général que cet opéra de Puccini dans le romantisme de ce village de Gattières aux riches traditions opératiques. De multiples rappels ponctués par des applaudissements particulièrement nourris en disent long sur la qualité de ce spectacle de très haut niveau, qui ne déparerait en aucune manière sur la scène d’un grand théâtre lyrique de notre hexagone ou à l’étranger.
Nathalie AUDIN
2 et 4 août 2024
1 Puccini l’homme et son oeuvre par Dominique Amy. Editions Seghers
Direction musicale : Alice Meregaglia
Mise en scène et conception scénographique : Yohanna Fuchs
Eléments scénographiques et costumes : Opéra de Nice
Lumières : Bernard Barbero
Distribution:
Magda : Chiara Polese
Ruggero : Diego Godoy
Lisette : Emy Gazeilles
Prunier: Valentin Thill
Rambaldo :Louis Morvan
Yvette / Georgette : Rachel Duckett
Bianca /Gabrielle /La voix : Cecile Lo Bianco
Suzy / Lolette : Noelia Ibáñez
Périchaud/ Un majordome : Pascal Terrien
Avec la participation dans divers rôles de : Nina Bousrez, Victor Ferrer et Amin Chanta
Orchestre Philharmonique de Nice
Chœur de l’Opéra de Nice