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Opéra national de Paris Bastille – La Vestale de Gaspare Spontini

Opéra national de Paris Bastille – La Vestale de Gaspare Spontini

mercredi 26 juin 2024

©Guergana Damianova-OnP

Fait à marquer d’une pierre blanche, en cette année 2024 où s’impose une folle conjonction de commémorations (Smetana, Fauré, Puccini, Busoni… entre autres et pour se limiter aux plus importants ayant touché au genre opéra) : la première scène lyrique française n’a pas oublié le deux-cent-cinquantenaire de la naissance de Spontini. Cet anniversaire qui n’eût pas échappé aux directeurs classieux tels que Bogianckino, Gall ou Joël n’aurait, inversement, connu que peu de chances d’intéresser la… catégorie des Mortier et Lissner. Grâces soient donc rendues à Alexander Neef et à son équipe d’engager les forces maison dans la résurrection d’un titre majeur, à la fois sur le plan patrimonial et de l’importance musicologique. Mais, au-delà d’une volonté louable, reste à réunir les atouts d’une réalisation mémorable. Finem lauda… !

Une œuvre trop longtemps marginalisée : indispensable rappel historique (non exhaustif !)

Voilà près d’un demi-siècle qu’avec l’un de ses plus estimés confrères et amis1, votre serviteur ne cesse de proclamer – notamment en conférences – les vertus d’un créateur célébré en son temps à l’égal des plus grands. Gloire du Premier Empire, protégé par Napoléon Ier et Joséphine, Spontini exerce, sur Beethoven, une influence quasi aussi décisive que Cherubini. Ses opéras – dont Fernand Cortez ou Olympie – inspirent ensuite Berlioz, Wagner et Verdi, qui les citent plusieurs fois dans leurs écrits, théoriques ou biographiques. Femmes et hommes de lettres se font ses adulateurs : Madame de Staël, Sand, Chateaubriand ou Stendhal allant jusqu’à disserter sur La Vestale qui, dès 1830, atteint sa 200ème représentation rien qu’à l’Opéra de Paris, tout en se diffusant largement dans toute l’Europe, en plusieurs langues.

Néanmoins, l’évolution esthétique post 1870 entraîne son déclin, puis son retrait du répertoire en France. L’après 1918 achève le travail de sape, La Vestale ne reparaissant dès lors plus que sporadiquement, essentiellement dans sa traduction italienne, sous l’égide de chefs érudits : Vittorio Gui ou Tullio Serafin. Antonino Votto leur emboîte le pas pour le prodige inespéré de 1954 : lorsque la Scala de Milan présente la fastueuse scénographie de Luchino Visconti avec, en tête d’affiche, Maria Callas et Franco Corelli. Tous les témoins que nous interrogeâmes jadis attestèrent du miracle d’art total vécu lors de ces soirées inouïes. À partir de là, les consciences s’éveillent. Hélas pour la V.O, lentement en France, où seule brille la production lyonnaise donnée en été 1960 au Théâtre antique de Fourvière, quand un rigoureux Edmond Carrère dirige Régine Crespin, Giuseppe Savio, Xavier Depraz, et Robert Massard, survoltés.

Dès 1969, plusieurs divas – Gencer, Scotto, Negri, Caballé – tentent la traduction italienne sur diverses scènes d’Europe. En 1982, le Capitole de Toulouse avec Michel Plasson n’osent pas le français. Katia Ricciarelli (dépassée par un rôle excédant ses moyens !) déclare forfait et laisse place à la digne Ruth Falcon, entourée de Livia Budai, Bruno Rufo, Victor von Halem et Constantin Zaharia. Signée Henri Ronse, dans les somptueux décors et costumes de Beni Montresor, la production rejoint Gênes en 1984 avec Raina Kabaivanska dominant le casting.

En 1993, Riccardo Muti impose la V.O à Milan, dont témoigne un album où l’intégralité des trois heures de musique d’une partition originale longtemps mutilée se trouve enfin restituée2. Entretemps, 1992 avait vu au Théâtre Graslin de Nantes une belle exécution en V.O, signée Bertrand Sauvat, avec Michèle Command en Julia. Si les vingt dernières années offrent des opportunités scéniques notables avec d’honorables distributions [Paris, Théâtre des Champs-Élysées 2013 ; Monnaie de Bruxelles 2015 ; Theater an der Wien 2019], le même handicap les caractérise : un parti-pris de relectures nocives, frappant derechef La Vestale ce soir encore.

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Affligeant étalage d’inculture, empli de tics intempestifs qui noient les rares bonnes idées

Que les choses soient bien claires et que les sectateurs obstinés des actualisations forcenées n’aillent pas nous ressortir leur sempiternel refrain – typique des cancres arrogants – sur la “ringardise conservatrice réactionnaire” ! Stop ! Lorsque les Carmen, Zauberflöte, Bohème ou autres Traviata subissent les derniers outrages, cela peut irriter mais il n’y a jamais péril en la demeure : ces titres inscrits au répertoire courant bénéficient d’une kyrielle de productions annuelles, permettant moult cessions de rattrapage pour ceux qui aspirent à comprendre enfin leur vraie contextualité. En revanche, appliquer ces recettes tyranniques à des opéras devenus injustement rares peut signer leur arrêt de mort, en les ensevelissant [sic !] pour longtemps.

Ainsi, confier la mise en scène à Lydia Steier constituait un risque dont les conséquences pourraient s’avérer fatales. Les réactions entendues alentour dès le premier entracte glacent le sang, puisque la majorité du public, découvrant ce soir La Vestale, se met à « condamner cette résurrection », jugée « inutile pour un opéra aussi faible » [re-Sic !!!] et nous vous épargnons la relation d’autres réflexions à l’emporte-pièce ! Effarant résultat : par sa “mise en pièces” typique d’un néo-académisme névrotique, Miss Steier porte une grave responsabilité devant l’Histoire : celle de plomber un chef-d’œuvre encensé par maints hauts esprits depuis 1807 !

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Résumons, en style télégraphique, l’épuisante accumulation de poncifs : éradication du contexte originel antique ; transposition dans une dictature des temps modernes ; ubiquité d’une violence gratuite même quand le double texte – littéraire et musical – (piétiné de façon récurrente) signifie le contraire ; gestique nerveuse et saccadée avec claques, bousculades et autres brutalités à gogo ; direction d’acteurs tournant souvent à vide voire insignifiante (l’Acte II ! les solos de Licinius !!) ; corruption des rapports entre les personnages et dénouement dévoyé. À ce double titre, si les deux amants s’en sortent avec le moins de dommages, trois exemples suffiront à faire saisir l’étendue des dégâts : D’abord la Grande Vestale fustigeant Julia, au sens physique et princeps du terme au I (alors qu’elle se borne à la mettre en garde tout en s’attendrissant sincèrement sur son sort, devenant presque une mère de substitution) ; la même Grande Vestale entretient avec le Pontifex Maximus des rapports qu’on devine très intimes (des gestes furtifs révèlent cet état de fait) ; le fidèle Cinna, soutien inconditionnel de Licinius, devient un exécrable traître qui prend le pouvoir au terme de l’action, en envoyant ceux qui lui font obstacle à la mort. Que pour la scénographe la musique à l’opéra ne figure “que pour l’œil”, vous en avez la preuve dans trois levers et tombers de rideau successifs durant l’ouverture, niaisement mise en images. Tout le reste s’avère un affligeant étalage d’inculture, empli de tics intempestifs qui noient les rares bonnes idées, tel que ce saisissant serment sur les sangs mêlés entre Licinius et Cinna, scellant leur indéfectible amitié virile.

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La partie décor se limite à deux éléments vite lassants : d’abord un mur de béton brut de décoffrage intrinsèquement laid (où l’on suspendra des suppliciés), puis une pâle reproduction du grand amphithéâtre de la Sorbonne dès l’entrée dans le Temple de Vesta. Ajoutons enfin deux choses : que le triomphe de Licinius au I évoque moins le défilé de victorieuses légions que les hérétiques menés au bûcher pour l’autodafé du Don Carlos verdien et que, le maintien d’une infime portion du ballet conclusif festif au III jure avec la falsification du dénouement.

Alors, « entreprise de démolition », comme certains spectateurs éclairés l’affirment à la sortie ? Que nenni ! Ce serait faire trop d’honneur à un objet relevant d’une énième démarche d’acculturation qui, sous couvert d’attaquer les dictatures, ne fait que niveler par le bas, en enfonçant l’assistance dans l’obscurantisme. Au bilan : la fusion de tous les arts qu’incarne le genre opéra depuis 1597, genre qui pourrait aujourd’hui constituer le vecteur idéal pour la diffusion du savoir et de l’instruction, se borne, une fois encore, à entretenir… l’ignorance.

Une urgence érigée en système ou tic interprétatif, trop souvent au détriment de la netteté

Dans la mesure où la subjuguante pompe et les fastes inhérents aux grandioses liturgies scéniques des époques concernées – romaine ou napoléonienne – se trouvent visuellement bannis, allons-nous les retrouver à l’oreille ? Las, comme à Vienne en 2019, la direction confiée à Bertrand de Billy reste en-deçà des enjeux et stylistiquement étrangère à cet univers néoclassique. Dès l’Andante sostenuto en mineur de son introduction lente, l’ouverture fait entendre des cordes aiguës et cors incertains. L’ensemble de l’orchestre trouve davantage son assise après l’attaque consécutive du Presto assai agitato, mais celui-ci se mue en improbable Prestissimo molto vivace qui dessert toute majesté. Le chef dirige ensuite majoritairement dans l’urgence, pressant les tempos, les bousculant, dans une hâte érigée en système ou tic interprétatif, trop souvent au détriment de la netteté. Ne parvenant pas à se départir de cette précipitation acharnée, la quasi entièreté de l’acte I en pâtit, faussant par là même la réception sonore dans la salle. Spontini écrit lourd, indéniablement, mais constamment noble. Or, en le dirigeant ainsi, plus d’un passage tourne à la vulgarité. Sans parler de Muti (desservi par une prise de son sur le vif un peu lointaine) faites, pour vous en convaincre, une comparaison en jetant une oreille sur les enregistrements de studio dirigés par Gustav Kuhn3 ou Christophe Rousset4. Peu soucieux de philologie, étranger à la juste pulsation de cette écriture, de Billy réussit mieux son acte II, malgré quelques décalages et des cuivres qu’il ne tient pas, souvent approximatifs. À ce double titre, l’air de Julia « Toi que j’implore » souffre de chromatismes timorés et de trilles du cor solo à deux sous, de toutes façons très pardonnables dans un tel contexte général, en déficit de netteté. En revanche, bien que globalement froid voire clinique, reconnaissons au chef franco-suisse un immense mérite : celui d’architecturer les ensembles : le finale du I et, surtout, celui du II gagnent des sommets qui rachètent ses faiblesses, secondé, qu’il est, précisons-le, par des chœurs olympiens et le superlatif travail dû à Ching-Lien Wu.

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Spyres, van den Heever et Teitgen : un trio vocal titanesque qui sauve la mise !

Que nos lecteurs les plus impatients reçoivent maintenant leur récompense : l’atout majeur pour notre vénérée Vestale se trouve dans la distribution des solistes vocaux. Lorsqu’il y a vingt ans nous espérâmes vainement la prise de rôle d’Alexia Cousin, nous n’imaginions pas trouver un jour celle qui camperait une Julia aussi idéalement frémissante. Déjà présente (tout comme Michael Spyres) dans la production viennoise de 2019, Elza van den Heever possède l’exacte pointure du rôle, à savoir : un soprano dramatique non surdimensionné, soit juste le calibre en-dessous de celui requis pour la Médée de Cherubini. Au détail près d’une diction perfectible, l’inspirée cantatrice sud-africaine offre un Julia d’anthologie, assumant chaque facette d’un rôle d’une rare complexité, du lyrisme élégiaque aux tensions les plus exacerbées.

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Michael Spyres incarne rien moins que le Licinius idéal, celui nous attendions depuis 50 ans ! Largeur époustouflante, articulation française parfaite, style adéquat, compréhension des enjeux esthétiques fruit d’une évidente étude approfondie du sujet. Le ténor américain évolue avec une aisance confondante dans cette tessiture centrale conçue sur mesures pour Étienne Lainez, culminant seulement sur le la aigu mais exigeant une solide assise dans le grave.

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Dans l’écriture tout aussi hybride de Cinna (créé par François Lays), Julien Behr est, sans surprise, clair de timbre, d’une élégance hors pair mais un peu restreint en volume pour la salle de Bastille dans cet emploi précis, dont nous le félicitons d’assumer les deux airs5.

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L’on peut rêver organe plus large de spectre que celui d’Ève-Maud Hubeaux dans la Grande Vestale, qui relève davantage d’un contralto dramatique exigeant malléabilité et souffle inépuisable (« Amour est un monstre barbare » en atteste !). Cependant, la mezzo-soprano genevoise sait trop combien nous louons son talent pour ne pas accepter cette réserve. Elle s’acquitte de sa tâche – compliquée par la gestique inepte qui lui est imposée ! – avec zèle et une dignité tout à son honneur, gérant avec une notable efficacité la respiration dans la partie C de son grand air.

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Complétant un trio titanesque, Jean Teitgen s’impose comme le plus auguste Pontifex Maximus jamais entendu. Communiquant le frisson dans le finale II qu’il conduit avec une autorité souveraine, la sublime basse chantante française maîtrise sans faillir tous les pièges dont Henri Dérivis (le créateur) ne faisait qu’une bouchée aux dires de Berlioz, spécialement cette terrifiante attaque à vif de mi aigu sur « De son front que la honte accable… » que nous ouïmes parfois craquée chez ses prédécesseurs (et non des moindres !). De surcroît, l’intelligence de chaque inflexion laisse pantois et l’on se souviendra longtemps de son duo avec le Licinius de Spyres, affrontement de colosses, conservé, fait rare, dans son intégralité !

Pour l’autre clef de fa, saluons la méritante prestation de Florent Mbia (membre de la Troupe Lyrique de l’Opéra national de Paris), qui s’acquitte irréprochablement des deux rôles épisodiques du Consul et du Chef des Aruspices, parvenant à leur donner corps.

Bafouée visuellement dans sa dignité intrinsèque, servie en surface orchestralement, cette Vestale tant espérée se trouve sauvée par un lot admirable de solistes, qui méritent mieux que les compliments d’usage : octroyons-leur les lauriers de la gloire pour couronner leur héroïsme dans un tel contexte. Grâce à leurs exceptionnels talents conjugués, l’honneur de Spontini est sauf !

Patrick FAVRE-TISSOT-BONVOISIN
26 Juin 2024

 

1 Patrick Barbier, auteur d’un indispensable Gaspare Spontini paru chez Bleu-Nuit éditeur, collection Horizons, en 2017.

2 Coffret de 3 CDS, édité par Sony Classical, fruit d’une prise de son sur le vif, discutable mixage des soirées entre les 5 et 15 décembre.

3 Dirigeant en 1991, chez ORFEO, les somptueuses forces de la Radio Bavaroise, avec Rosalind Plowright, Francisco Araiza, Gisella Pasino et Arturo Cauli dans les principaux rôles. Kuhn offre, de notre point de vue, la direction la plus idiomatique, en dépit des coupures de ballets.

4 Gravée en 2022, sous le label du Palazzetto Bru Zane, avec Marina Rebeka, Stanislas de Barbeyrac, Aude Extrémo, Nicolas Courjal et Tassis Christoyannis, elle présente l’avantage de constituer la première tentative “historiquement informée” sur le plan diapason et tablature mais ne joue pas le jeu de l’intégrale absolue (la quasi-totalité des ballets est coupée), que vous trouverez seulement avec Riccardo Muti.

5 Dans la majorité des exécutions à la scène depuis les années 1950, Cinna voit un de ses airs supprimé.

 

Direction musicale : Bertrand de Billy

Direction des chœurs : Ching-Lien Wu

Mise en scène : Lydia Steier

Décors : Etienne Pluss

Costumes : Katharina Schlipf

Lumières : Valerio Tiberi

Vidéos : Étienne Guiol

Dramaturgie : Olaf A. Schmitt

Orchestre & Chœurs de l’Opéra National de Paris

Distribution :

Julia : Elza van den Heever

La Grande Vestale : Ève-Maud Hubeaux

Licinius : Michael Spyres

Le Pontifex Maximus : Jean Teitgen

Cinna : Julien Behr

Un Consul / Le Chef des aruspices : Florent Mbia.

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