L’œuvre de Johann Strauss a connu les affres de la pandémie du Covid. En effet, cette production signée Jean Lacornerie devait initialement être représentée à Rennes, Angers et Nantes au mois de juin 2021. Malheureusement, il fallut déclarer forfait et ce en raison des contraintes sanitaires. Néanmoins cette Chauve-Souris avait pu faire l’objet d’une captation à Rennes à huis clos en mai 2021, largement diffusée ensuite sur les écrans en plein air dans 30 communes de la région bretonne et des pays de la Loire et sur les sites régionaux de FR3. Quelques semaines plus tard, tout était prêt pour la recevoir à l’Opéra de Toulon en présence du public, mais nouveau coup du sort : certains interprètes ayant contracté le virus, il fallut annuler les représentations.
Seul l’Opéra Grand Avignon eut la chance de pouvoir représenter la célèbre opérette au terme de sa saison 2020/2021. Il est imaginable que, même si la saison s’était normalement déroulée, cette Chauve-souris (ou, plus exactement, Die Fledermaus puisqu’il s’agissait de la version originale allemande) en aurait sans aucun doute constitué le clou à mesurer le triomphe concrétisé par des applaudissements nourris et frénétiques que le public avignonnais lui avait réservé une fois le rideau final tombé sur la dernière note (et ne parlons pas du nombre de rappels !). Rajoutons que cela est d’autant plus rare que la représentation, donnée sans entracte, n’avait jamais été un seul moment interrompue par le moindre « bravo » , ce qui en dit long sur l’exceptionnelle écoute de l’auditoire : c’est à cette aune que l’on mesure souvent les spectacles qui font date.
C’est donc trois ans plus tard, que cette Chauve-souris pouvait enfin être offerte au public toulonnais. Ceci nous donne l’occasion de souligner l’intérêt et le mérite des coproductions ou, en tous cas, des œuvres qui tournent dans divers théâtres et qui sont au préalable minutieusement préparées en amont. Il s’agit de l’exact contraire de certains spectacles qui sont à l’affiche pour seulement deux jours et qui ne trouvent plus ensuite l’occasion de se produire ailleurs.
On se réjouissait évidemment de revoir à l’Opéra de Toulon – pour la circonstance « décentralisé » au Zénith (en raison des travaux de restauration de l’illustre maison) – ce chef d’œuvre de l’art lyrique où tout n’est que perfection, finesse, élégance, raffinement, sens du rythme, de la phrase musicale et génie de l’orchestration. La version originale en langue allemande nous donnait à nouveau l’occasion, à l’appui des surtitrages, de faire l’éternel constat de ce que les paroles originales des airs sont nettement plus intéressantes d’un point de vue littéraire que celles du texte français dont le livret est beaucoup moins attrayant (dans l’esprit comme dans la lettre). Mais il s’agit là d’une observation réitérée à maintes reprises dans nos colonnes à propos de la traduction des œuvres lyriques étrangères.
Nous avons une fois de plus apprécié à sa juste valeur l’Orchestre de l’Opéra de Toulon sous la baguette précise de Léo Warynski.
Jean Lacornerie propose ici une mise en scène alerte, rythmée et sans le moindre temps mort, parfaitement aidé dans cette tâche par la magnifique et ingénieuse scénographie de Bruno de Lavenère auquel on doit aussi de superbes costumes
Au traditionnel salon du premier acte se substitue un panneau – particulièrement original – occupant tout le plateau et découpé de cadres de type « tableaux de famille » dans lesquels apparaissent, tour à tour, tous les protagonistes de cette énorme « farce » ourdie par le Docteur Falke. Car ce dernier entend bien se venger avec éclat de son ami Eisenstein qui l’abandonna, ivre mort un soir de réveillon où, déguisé en chauve-souris, il dut traverser Vienne au petit matin sous la risée des passants.
Amusante séquence d’animation où des mains entourées de tissus imitent, avec les doigts, les jambes des danseuses avant d’apporter toilettes et habits tandis que des verres de champagne s’entrechoquent. On y voit Alfred courtisant Rosalinde avant de les retrouver tous deux au lit. L’avocat Blind se démultiplie dans les divers cadres tandis que la narratrice reprend toute la genèse de l’histoire qui va se dérouler sous nos yeux depuis la rencontre initiale entre Alfred et Rosalinde et leur séparation du fait du mariage de cette dernière.
Au 2 ème acte, le panneau s’ouvre pour nous convier au bal chez le prince Orlofsky lequel pour dissiper son ennui se livre à des tours de magie pendant ses couplets « Ich lade gern mir Gäste ein ». Ici viennent avec bonheur se mêler opéra, revue et comédie musicale. C’est ainsi qu’Adèle chante son air « Mein Herr Marquis » sur un escalier de revue en volute entourée d’éventails de plumes blanches (à la manière de ce que proposait Barrie Kosky dans Frühlingsstürme de Jaromir Weinberger au Komische Oper de Berlin). Ce même escalier pivote opportunément sur lui même pendant la czardas de Rosalinde en pseudo comtesse hongroise (« Klänge der Heimat ») après que cette dernière et Eiseinstein se soient préalablement « enroulés » dans le taps doré pendant le duo de la séduction à l’aide de la montre (« Dieser Anstand »).
Quant à la prison de l’acte 3, elle amalgame des néons fluorescents avec des structures métalliques se déployant à la manière d’un escalier mobile au fur et à mesure que Frank, en proie aux vapeurs de l’alcool, tente de rejoindre péniblement son bureau.
Il faut évidemment saluer collectivement, en raison de son «esprit de troupe », la distribution réunie pour cette production de Die Fledermaus formée d’interprètes qui ont tous le mérite de maîtriser les trois disciplines de la comédie, du théâtre et du chant : Eléonore Marguerre (Rosalinde), Claire de Sévigné (Adele), Stephan Genz (Gabriel von Eisenstein), Thomas Tatzl (Dr. Falke), Valentin Thill (Alfred), Horst Lamnek (Franck), Tamara Gura (Prince Orlovsky), François Piolino (Dr. Blind) Veronika Seghers (Ida). Chœurs et danseurs participent avec autant d’allégresse que de talent à cette fête effrénée.
Le triomphe de cette soirée revint à nouveau – et légitimement – à la comédienne Anne Girouard, fil rouge de ce spectacle et qui non seulement le commente avec aplomb, humour et grâce, mais qui en outre se substitue la plupart du temps aux voix parlées de tous les interprètes. Une exceptionnelle performance d’autant qu’une stupéfiante coordination s’établit entre elle et les artistes qui miment certaines scènes tandis que la comédienne leur prête, en langue française, sa voix de manière différenciée. A la fin elle se glisse aussi dans le rôle de Frosch, le gardien de la prison pour livrer au public un numéro étourdissant.
Christian Jarniat
27 décembre 2023
Direction musicale : Léo Warynski
Mise en scène et costumes : Jean Lacornerie
Chorégraphie : Raphaël Cottin
Scénographie : Bruno de Lavenère
Lumières : Kévin Briard
Dramaturgie : Katja Krüger
Distribution :
Gabriel von Eisenstein : Stephan Genz
Rosalinde : Eleonore Marguerre
Adèle : Claire de Sevigné
Dr Falke : Thomas Tatzl
Alfred : Valentin Thill
Prince Orlofsky : Tamara Gura
Franck : Horst Lamnek
Ida : Veronika Seghers
Dr Blind : François Piolino
Le narrateur/Frosch : Anne Girouard
Danseurs : Sandy Den Hartog, Nicolas Diguet, Alexandre Galopin, Alice Lada, Bruno Maréchal, Pauline Pitault
Orchestre et Chœur de l’Opéra de Toulon