Il est bien loin le temps où Georges Till se débattait sous les colonnes en carton du temple de Dagon en attendant le secours des machinistes pour s’en dépêtrer. La reconstitution historique (ou pseudo-historique) minutieuse des décors et costumes a fait son temps. Elle avait une raison d’être aujourd’hui anachronique. Souvent d’ailleurs le faste historique ou exotique ne faisait qu’enrubanner des histoires platement bourgeoises, ou travestir des questions politiques délicates. Dégager un ouvrage comme Samson de sa gangue de couleur locale convient d’ailleurs parfaitement à l’esprit oratorio qui a présidé à sa naissance.
Si le programme ne nous informait de l’origine germanique de cette production, on n’aurait pas eu de mal à la deviner tant les marqueurs d’un certain type de regietheater s’y retrouvent. Il aurait été bien étonnant qu’on échappe à l’achromie qui a gagné jusqu’aux salons de coiffure, aux boutiques de macarons, et à l’un des rares restaurants stéphanois ouvert le dimanche. Que ferait-on sans chaises noires renversées et sans reptations sur et sous une table de même couleur ? Par certains côtés cela finit par prendre des allures néo-académiques et côtoie parfois dangereusement le ridicule. Le geste hiératique du Grand Prêtre gagnerait en efficacité s’il ne dévoilait un nombril poupin sous le costume veston immaculé.
Ces réserves subjectives faites, les options de mise en scène de ce Samson, visent clairement à une épure plutôt efficace. L’affrontement entre deux instances coagulées autour de Samson et de Dalila est donc ramenée à celle du noir (les Hébreux) et du blanc (les Philistins). Le reste du visuel décline cette dualité mais heureusement avec le doigté qui fait la différence entre épure et simplisme. Beau moment par exemple que celui où la blanche Dalila enfile un instant la manche noire du veston de Samson et en semble troublée. Quelques éléments fleurant l’ésotérisme, comme les lignes noires tracées sur le visage crayeux du Grand Prêtre laissent le spectateur libre de son ressenti et de son interprétation. C’est d’ailleurs une des qualités de ce spectacle.
La dualité joue également entre la rigueur des costumes de ville classiques (mais sur torse nu) et la fluidité des robes virevoltantes et scintillantes qui se découvrent à Samson à l’ouverture de placards (noirs) prenant des allures d’écrins lumineux où la chair se découvre et où la fluidité est aussi celle du genre. Là aussi le flou demeure suffisant pour laisser l’imaginaire se déployer, sans s’égarer. L’éros y est clairement convoqué.
La part très prégnante accordée au chorégraphique est telle qu’on s’y trouve dans une forme d’opéra-ballet contemporain. Choristes et danseurs se mêlent et les protagonistes adoptent une gestuelle extrêmement réglée et largement codifiée. On retrouve ainsi, décliné dans une grammaire contemporaine, l’artifice maîtrisé de la tragédie lyrique à la française. Cela est frappant dans certains passages où Saint-Saëns confère à ses personnages des accents de déclamation pas très éloignés d’un style « ancien », classique, dont on sait l’intérêt qu’il lui portait. La direction d’acteur est fouillée avec une recherche d’intériorisation qui va au-delà de leur traduction physique parfois violente, et ne manque pas de répercussions positives sur l’interprétation vocale. Ainsi, par exemple, la scène de séduction (« Mon cœur s’ouvre à ta voix… ») tire-t-elle une grande force de la quasi immobilité finale d’une Dalila debout enserrée dans les bras d’un Samson assis en hauteur derrière elle, attitude presque prosaïque, mais en très puissant contrepoint au « à voler dans tes bras ». Dans cette configuration c’est habilement qu’est laissé à l’orchestre bonne part du bataclan exotique de la bacchanale quitte d’ailleurs à en muer une partie en intermède, rideau baissé, et à confier au ballet la dégradation et la mutilation de Samson.
Tout ceci dans un décor minimaliste jouant lui aussi sur l’alternance positif/négatif, grâce à la lumière elle aussi très délicatement épurée. Le visuel parfois rappelle ainsi l’esthétique du roman graphique en noir et blanc.
Tout ceci méritait la très belle distribution dont on bénéficia. Dès les premières notes, de « Printemps qui commence » on comprends que Marie Gautrot sera une Dalila de premier plan. C’est d’une délicatesse ciselée. La longueur du souffle est impressionnante. Le timbre est riche et clair. La montée en puissance, quand elle s’impose, se fait dans un respect constant du beau chant. Il n’y a pas une once d’expressionnisme même dans les moments les plus intenses. La logique est celle de l’enchantement. Le public s’y laisse prendre qui se fige dans une écoute palpable. Sa Dalila, si convaincante dans le registre élégiaque, parvient à une sorte d’incandescence de haine lorsqu’elle sort de son jeu de fascination. Son image au milieu d’un amalgame de corps à demi-dénudés agitant les bras comme autant de tentacules est une forme d’apothéose inquiétante autant que fascinante.
Florian Laconi, en belle forme vocale, colle exactement au rôle. Si le mot n’était pas un peu galvaudé on parlerait volontiers de vaillance. Mise au service d’une articulation très soignée elle fait merveille. Il sait, par exemple, trouver l’accent juste pour les si piégeux « je t’aime » auxquels il donne la délicatesse, la puissance, jusqu’à l’ultime où les retenues ne sont plus de mise. Là aussi la musicalité est omniprésente jusque dans les aigus les plus percutants. C’est avec beaucoup d’efficacité qu’il passe de l’abattement de sa dégradation à l’héroïque imprécation finale.
Philippe-Nicolas Martin, est à la hauteur des deux autres pôles du trio vocal. On est devant un beau modèle de baryton-basse à la française, avec des qualités de clarté de l’émission, de finesse dans l’articulation. La voix est solide et offre de beaux graves. Dans leurs brèves interventions Alexandre Baldo et Louis Morvan savent s’imposer tant vocalement que dramatiquement. Quant aux chœurs auxquels il incombe de donner vie alternativement aux deux peuples antagonistes, comme pour l’ensemble de cette production, ils le font avec un souci constant de la beauté du son bien dans l’esprit oratorio très perceptible dans ces moments-là, mais savent aussi scéniquement donner le ton qui convient aux bourreaux du héros.
Saint-Saëns n’a pas mégoté sur les moyens à déployer pour soutenir cet opéra, finalement assez particulier. Guillaume Tourniaire qu’on avait déjà eu l’occasion d’entendre à la direction des Pêcheurs de perles est vraiment à son affaire dans ce répertoire. Il impulse un constant allant à la partition dont la richesse de coloris est détaillée finement. Le dialogue avec Dalila dans le lamento bucolique qu’est son invocation au printemps était d’une grande beauté efficace. Tout le dernier acte avec l’obsédant ostinato de la meule était un vrai soubassement de l’inéluctable. La page chorégraphique muée en intermède donnait toute la maestria de l’écriture symphonique de Saint-Saëns avec sa part de clinquant.
L’opéra de Saint-Étienne, comme on le sait est très attaché à un répertoire français parfois un peu snobé, car sans doute trop populaire pendant trop longtemps, et parfois desservi par des distributions étrangères au style, ce Samson est une preuve de plus que les talents existent pour le porter et le défendre, et qu’ils ne demandent qu’à le faire.
Le public lui a fait très bon accueil.
Gérard Loubinoux
12 mai 2025
Direction musicale : Guillaume Tourniaire
Mise en scène et scénographie : Immo Karaman
Costumes, chorégraphie : Fabian Posca
Video : Franck Böttcher
Distribution :
Samson : Florian Laconi
Dalila : Marie Gautrot
Le Grand-Prêtre de Dagon : Philippe-Nicolas Martin
Abimélech: Alexandre Baldo
Le Vieillard hébreux : Louis Morvan
Orchestre Symphonique Saint-Etienne Loire
Choeur Lyrique Saint-Etienne Loire
Direction : Laurent Touche
Production : Theater Kiel