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Opéra de Nice : une fascinante et troublante production de l’onirique Juliette ou la Clé des songes de Bohuslav Martinů

Opéra de Nice : une fascinante et troublante production de l’onirique Juliette ou la Clé des songes de Bohuslav Martinů

©Dominique Jaussein

L’audace de l’Opéra de Nice d’inclure dans sa saison des nouvelles productions d’œuvres rares

Quand on contemple les divers programmes des opéras de France, on ne peut que se réjouir vraiment de celui proposé par l’Opéra de Nice et tout particulièrement par son dynamique directeur artistique, Bertrand Rossi. Tout d’abord en raison du nombre significatif d’œuvres au cours de la saison (alors que certains opéras se trouvent en processus de réduction de ce nombre) mais surtout au regard de la diversité de celles-ci. A côté de titres éminemment célèbres et courus du public comme Le Barbier de Séville, Carmen, ou encore La Flûte Enchantée (jouée à guichets fermés) comment ne pas relever la volonté de cet opéra de présenter – avec toujours les risques y relatifs – des titres peu connus?

Après avoir loué en début de saison l’exceptionnelle production du rare Edgar de Puccini (avec une brillante distribution et à la baguette un chef particulièrement inspiré : Giuliano Carella spécialiste des œuvres du compositeur) qui connut un légitime triomphe, on relèvera – avec une évidente jubilation – l’audace de Bertrand Rossi de proposer, quelques mois plus tard, un opéra peu joué d’un compositeur bien moins connu en l’occurrence Juliette ou la Clé des songes du tchèque Bohuslav Martinů.

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La « connexion scénographique » entre la Juliette de Martinů et la ville de Nice

Au tout début l’image de Michel endormi sur une plage de Nice renforce la connexion entre l’œuvre lyrique et son lieu de représentation1. rendant l’expérience d’autant plus immersive pour le spectateur. Au fond : un grand mur avec, au-dessus, l’inscription « Hôtel Amour ». S’agit-il d’un lieu réel ou symbolique ? Un espace de désir et d’illusion, mystérieux et onirique ? La ville (chaises bleues de la Promenade des anglais, Musée Matisse, jardins ombragés, cascade sur fond de pierre…) devient alors un décor à la fois familier et irréel, à l’image du labyrinthe mental dans lequel le héros prisonnier d’un entre-deux mystérieux semble plongé. Tout au long de la pérégrination de Michel la mise en scène renvoie, par écran interposé, à cet homme hospitalisé et dans un état d’inconscience : est-il en train de délirer, de revivre un souvenir, ou de glisser peu à peu dans un état second ? (Expérience de mort imminente ?…)

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©Dominique Jaussein

Une mise en scène traduisant idéalement l’univers surréaliste de Neveux et Martinů

La fenêtre ouverte symbole de la chanson de Juliette, souvenir obsédant de Michel et les gros plans sur l’héroïne fantasmée traversent les actes contrepointés par la projection de gros titres comme: « Le sommeil n’est pas un lieu sûr ». Encadré par des panneaux de miroirs mobiles, Michel navigue dans un univers incertain où, la frontière entre rêve et réalité s’effaçant, Juliette devient une figure insaisissable, symbole du désir inaccessible surligné par la musique évocatrice de Martinů. Les lumières de Christophe Pitoiset et la vidéo omniprésente de Pascal Boudet amplifient l’effet « labyrinthique » de l’œuvre, renforçant le sentiment d’errance et de quête existentielle inhérent au livret.

Dans un monde, où les éléments du quotidien prennent une dimension symbolique ou étrange, on trouve parmi les divers tableaux un magasin ésotérique d’oiseaux et de poissons, des « girls »  paraissant tout droit sorties des cabarets berlinois des années 1930, référence à un univers de spectacle, de divertissement, mais aussi de faux-semblants.

Le marchand de mémoire du deuxième acte, personnage à la fois pittoresque et symbolique vêtu tel un torero, offre à Juliette un album de voyages, rempli de prospectus. Il amorce une tentative de lui vendre, tombant des cintres, des souvenirs épars ou des images du passé. Juliette les rejette, marquant ainsi son refus d’adhérer à une mémoire imposée ou à une nostalgie fabriquée.

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©Dominique Jaussein

Au dernier acte Michel, se retrouve au Bureau central des rêves. Cet endroit étrange fonctionne comme une administration bureaucratique où les individus viennent supplier le manipulateur-radiologue de leur permettre d’accéder à leur monde intérieur, à leurs désirs les plus profonds, même pour un instant fugace.

La mise en scène de Clarac et Deloeuil (Le Lab) avec, in fine, une salle équipée d’une installation d’IRM, propose une lecture contemporaine et scientifique du processus du rêve. Elle introduit une dimension neurologique et matérialiste à l’exploration du subconscient, renforçant l’idée d’une quête intérieure, mais aussi d’une dépendance presque clinique aux illusions.

Michel, en choisissant de s’abandonner définitivement au monde des songes pour retrouver Juliette, illustre le dilemme central de l’œuvre : faut-il rester ancré dans la réalité ou succomber au mirage du désir et de l’illusion ? Cette fin ambiguë, où le rêve se substitue à la réalité confère à l’opéra de Martinů une dimension profondément symboliste et existentielle.

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©Dominique Jaussein

Le large éventail d’influences stylistiques musicales pour une partition magistralement mise en valeur par l’orchestre et son chef

Dans cet opéra Bohuslav Martinů puise dans un large éventail d’influences stylistiques : celles de ses compatriotes Dvořák et surtout Janáček (une évidente proximité d’écriture avec ce dernier). Il emprunte également au romantisme tardif wagnérien pour souligner dans le lyrisme de l’acte 2 la profondeur émotionnelle de certains passages à l’instar du Maître de Bayreuth dans les moments de tension dramatique (sans compter l’intervention quasi permanente du cor anglais, réminiscence du duo nocturne de Tristan et Isolde renforçant l’aspect tragique et passionné de la relation entre Michel et Juliette).

S’y ajoute l’énergie rythmique et acérée de Prokofiev (intégrant le langage complexe de la liaison impossible et fantasmée d’Alexei et Pauline dans Le Joueur 2) certains traits d’orchestration empruntés à Stravinsky, ainsi que l’impressionnisme de Ravel et Debussy. Pour autant on ne peut dénier à Martinů une identité musicale personnelle, marquée par une sensibilité lyrique et un goût pour le mystère et l’irrationnel, le tout baignant dans le surréalisme en parfaite adéquation avec le livret inspiré de Juliette ou la Clé des songes de Georges Neveux.

Comme il avait été souverain dans Edgar de Puccini, on a entendu un Orchestre Philharmonique de Nice des grands jours sous la direction énergique et précise du chef néerlandais Antony Hermus.

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©Dominique Jaussein

Un plateau remarquable de chanteurs-comédiens admirablement dirigés par Jean-Philippe Clarac et Olivier Deloeuil

Le rôle de Michel s’avère d’une très grande exigence interprétative sollicitant en outre une toute particulière endurance puisque le protagoniste occupe quasiment la scène à plein temps pendant les 2h40 que dure l’ouvrage.

Le ténor américain Aaron Blake accomplit ce véritable tour de force forgé par l’expérience de ses prestations au Metropolitan Opera de New York dans un large répertoire allant du Don Ottavio de Don Giovanni à Akhnaten de Philip Glass en passant par le Chevalier de la Force dans le Dialogues des Carmélites de Poulenc sans compter ses prestations sur nombre de scènes aux États-Unis, en Grande Bretagne, en Italie, aux Pays Bas etc.

On admire son articulation, son sens de la progressivité vocale, sa capacité à projeter sa voix sans jamais la forcer inutilement, la couleur de son médium, l’aisance de ses aigus.

On ne peut que s’enthousiasmer, de surcroît, du défi relevé par son incarnation mêlant fragilité psychologique, éclats tourmentés et intensité dramatique. Défi d’autant plus grand qu’il a du remplacer hâtivement Valentin Thill initialement prévu mais frappé par la maladie.

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©Dominique Jaussein

Ilona Revolskaya poursuit également une carrière internationale servant avec succès des rôles tels que Néron (L’Incoronazione di Poppea), Agilea (Teseo), Giulietta (I Capuleti e i Montecchi), Eudoxie (La Juive), Armida  (Rinaldo)

Le timbre chaud de la soprano russe, les contrastes dont elle sait assortir sa voix et son indéniable engagement scénique confèrent au personnage mystérieux et éthéré de Juliette une sensualité troublante qui s’accorde parfaitement au contexte de cette mise en scène.

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©Dominique Jaussein

Les autres artistes distribués dans cette œuvre assument plusieurs rôles comme le ténor Samy Camps successivement commissaire, facteur, garde forestier, radiologue du centre médical avec un instinct théâtral affirmé doublé d’une voix homogène au médium ample.

Paul Gay (spécialiste du rôle de Méphisto dans Faust de Gounod ) impressionne par sa haute taille comme par la couleur sombre de sa voix de basse.

La basse Louis Morvan (homme au casque, vieux, mendiant aveugle) vient ajouter à sa voix autoritaire dans le chant, un art consommé de dire le texte dans les passages parlés.

Les deux marchandes (d’oiseaux et de poissons) de la soprano Clara Barbier Serrano, et de la mezzo Marina Ogii, à l’instar de deux sœurs jumelles cinématographiques, croisent  leurs chants avec autant de finesse que d’humour. 

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©Dominique Jaussein

A noter encore les deux belles voix du baryton-basse Oleg Volkov et de la soprano Elsa Roux Chamoux (Le petit arabe et le jeune matelot) également parfaitement impliqués dans leurs emplois respectifs ainsi que le trio des « messieurs », en rôles travestis assumé avec élégance et aplomb par la soprano Virginie Maraskin, la mezzo-soprano Suzanna Wellenzohn et l’alto Marie Descomps. Mentions à Florent Chamard (Le mécanicien), Cristina Greco (Le chiromancien), Audrey Dandeville (Le chasseur) et Sandrine Martin loufoque dame tenant en laisse un chien invisible. 

Le public a unanimement apprécié cette œuvre en applaudissant chaleureusement les interprètes et concepteurs . Pari à nouveau gagné haut la main par l’Opéra de Nice et Bertrand Rossi !

Christian Jarniat
11 mars 2025

1. N’oublions pas que Juliette où la Clé des songes a été achevée par Martinů à Nice entre mai 1936 et janvier 1937

2 .Voir dans nos colonnes notre article sur Le Joueur de Prokofiev au Festival de Salzbourg en Août 2024

Direction musicale : Antony Hermus
Mise en scène, scénographie et costumes : Jean-Philippe Clarac et Olivier Deloeuil (Le Lab)
Collaboration à la scénographie et lumière : Christophe Pitoiset
Réalisation vidéo : Pascal Boudet 
Montage vidéo : Timothée Buisson 
Graphisme : Julien Roques
Dramaturgie : Luc Bourousse

Distribution :

Juliette : Ilona Revolskaya
Michel : Aaron Blake
Le commissaire / Le facteur / Le garde forestier / L’employé :Samy Camps
La marchande d’oiseaux : Clara Barbier Serrano
La marchande de poissons / La petite vieille : Marina Ogii
L’homme au casque / Le vieux / Le mendiant aveugle : Louis Morvan 
L’homme à la fenêtre/ Le marchand de souvenirs / Le bagnard : Paul Gay
Vieil arabe / Vieux Matelot / Le père Jeunesse / Le gardien de nuit : Oleg Volkov
Le petit arabe / Le jeune matelot :  Elsa Roux Chamoux
Le mécanicien : Florent Chamard 
Le chasseur :  Audrey Dandeville
Monsieur 1 : Virginie Maraskin
Monsieur 2 :  Susanna Wellenzohn
Monsieur 3 : Marie Descomps
Le chiromancien : Cristina Greco
La vieille dame : Sandrine Martin
Accordéon : Karrinne Mussault

Orchestre Philharmonique de Nice
Chœur de l’Opéra de Nice

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