Le programme du concert de novembre de l’orchestre philharmonique de Nice, dirigé par son directeur musical Lionel Bringuier, fait non seulement la part belle au compositeur de Casse-Noisette, permettant, après une aussi flamboyante qu’émouvante exécution du concerto pour piano n°1 par David Kadouch, de redécouvrir les splendeurs de Francesca da Rimini, mais fait également profiter de la brillante pièce symphonique de Charly Mandon, Danse de Prométhée.
Un concerto au parfum d’éclat et d’intimité
Il est toujours émouvant de se souvenir que c’est lors de l’un de ses nombreux séjours niçois que Tchaïkovski apprit, en mars 1881, la disparition, à Paris, de Nikolaï Rubinstein, son grand ami, dédicataire initial et incommodé du concerto pour piano n°1. Dans cette œuvre-monde à la forme si singulière, c’est presque un poncif d’écrire qu’orchestre, chef et pianiste usent simultanément de puissance, de virtuosité mais aussi de finesse diaphane.
Ce qui nous frappe dans cette exécution, c’est que, dès le premier mouvement, noté molto maestoso, rien n’est compact ni indigeste et tout est construit, dans la direction de Lionel Bringuier, pour laisser respirer la partition : dès la déferlante d’arpèges introductives puis avec la cadence et les octaves pianistiques, bientôt divergentes, qui s’ensuivent, David Kadouch, haletant, ensorcèle, nous dévoilant un art de la mezza voce qui ne fait rien perdre à l’auditoire du rythme de chant populaire de l’allegro con spirito dont soliste et orchestre – petite harmonie particulièrement puis trombones – se partagent les beaux clairs-obscurs. Pas facile, de même, de capter à la flûte toute la poésie romantique du thème introductif de l’andantino semplice qui suit : Isabelle Demourioux y parvient cependant avec beaucoup de sensibilité, dans un jeu dont elle partage avec le cor solo – Bruno Caulier – puis avec le hautbois – François Meyer – et les violoncelles, un idéal de beau chant. Dans ce mouvement lent, on est conquis par l’apparente simplicité et le jeu sans effet qui est celui de David Kadouch avant que le concertiste nous emporte dans la danse paysanne, quasi-sauvage, du dernier mouvement dont Tchaïkovski va chercher le thème, ne l’oublions pas, dans un recueil de mélodies ukrainiennes. Ici, les attaques du pianiste se font de plus en plus incisives et bondissantes, sans que cela se fasse au détriment de la justesse de la frappe : absolument décoiffant ! Le crescendo qui amorce la succession diabolique d’octaves au clavier restera longtemps dans l’oreille, tout comme la coda finale à l’allegro molto particulièrement virevoltant.
Prométhée déchaîné… en guise de clin d’oeil
Totalement tonale et assumant son héritage post-romantique, la page symphonique Danse de Prométhée, œuvre du compositeur d’origine niçoise Charly Mandon, fait partie de ces pièces contemporaines dont on peut espérer qu’elle se maintienne au programme de concerts « Grand Public », tant il est aisé, y compris pour un auditoire non averti, de pénétrer dans son rythme haletant, à l’occasion tragique, en parenté directe avec celui d’un Tchaïkovski ou d’un Borodine ! Ici encore, la direction de Bringuier se révèle didactique et jamais avare de nuances et de sens de la construction d’ensemble.
Le souffle dantesque de Francesca
Cela faisait longtemps que l’on n’avait pas entendu au concert ce poème symphonique, l’un des plus denses de la production du compositeur russe, et, de mémoire, jamais à Nice où il n’avait plus été donné depuis de très nombreuses années… .
Comme constaté dans le Concerto n°1 mais avec encore davantage, ici, d’occasions de le démontrer, l’orchestre philharmonique de Nice, sous la baguette jamais pesante de Lionel Bringuier, se fait parfaitement fluide et nous raconte le récit douloureux de Dante avec pour premier objectif de faire dialoguer, de façon totalement intelligible, les divers pupitres. L’impressionnant brassage orchestral auquel la partition donne lieu n’est, de fait, jamais d’un seul tenant mais permet de traduire le déchaînement sans que la ligne d’ensemble ne soit jamais rompue. Il en résulte, en particulier, une tempête absolument effrayante qui vient succéder, en introduction, à l’évocation des limbes et des enfers où bois et cordes font entendre le gémissement et les spasmes des damnés. Dans l’allegro vivo qui suit, le déchainement de l’orchestre, au rythme syncopé, se fait progressivement, le chef gardant toujours à l’esprit un souci d’homogénéité et de mise en valeur des solistes : le cor et la flûte, par exemple, sans oublier une mention spéciale pour les percussions – cymbales -, particulièrement à la manœuvre dans cette pièce !
Dans l’andante cantabile non troppo – qui nous décrit le récit de Francesca – on est bluffé par le legato si fin des pupitres de premiers et seconds violons, tout comme par celui de la clarinette en la mineur de Frédéric Richirt, qui exposent les deux pathétiques thèmes de Francesca et Paolo : c’est de toute beauté. Quant à la coda poco più mosso finale, elle fait passer un grand frisson dans l’assistance, alors que l’orchestre s’élève à un fortissimo aussi dévastateur que fracassant. Scotchant.
On a préféré garder pour la fin de cet article le bis choisi par David Kadouch : en effet, avec le premier thème du cycle de valses de Reynaldo Hahn Le ruban dénoué, intitulé « Décrets indolents du hasard », on se laisse aller, grâce à la fluidité du toucher du pianiste niçois, à ces réminiscences azuréennes faites de raffinement et de nostalgie, pas étonnantes sous la plume de l’ami intime de Proust, tellement adaptées au cadre de ce concert.
Hervé Casini
8 novembre 2025
Les artistes
Orchestre Philharmonique de Nice, direction : Lionel Bringuier
Piano : David Kadouch
Le programme
Piotr Illitch Tchaïkovski (1840-1893)
Concerto pour piano n°1 en si bémol mineur, op.23
Francesca da Rimini, poème symphonique d’après Dante, op.32
Charly Mandon (1990-)
Danse de Prométhée
