La dernière production conjointe de Cavalleria rusticana de Pietro Mascagniet Pagliacci de Ruggero Leoncavallo à la Bayerische Staatsoper remonte à 1978. C’est au bergamasque Francesco Micheli qu’a été confiée la nouvelle production qui vient de connaître sa première ce 22 mai. Micheli, qui fut directeur artistique du festival de la Macerata et du festival Donizetti dans sa ville natale, fait ses débuts au Théâtre national de Munich avec une nouvelle mise en scène du diptyque Cavalleria / Pagliacci . La direction musicale est assurée par Daniele Rustioni, qui fut de 2021 à 2023 premier chef d’orchestre invité à la Bayerische Staatsoper où il a notamment dirigé Aida, Don Carlo et Carmen.
« L’auteur a cherché à vous dépeindre une tranche de vie. Il a pour maxime que l’artiste est un homme et doit écrire pour les hommes. […] Vous verrez donc comment les hommes s’aiment vraiment ; vous verrez les tristes fruits de la haine ». Ces mots prononcés dans le prologue de Pagliacci par Tonio énoncent ce qui se trouve au centre de cet opéra : il met en scène la réalité de la vie. Cela vaut pour les deux œuvres qui sont toutes deux considérées comme des œuvres phares exemplaires du vérisme. La constellation de base : une relation est brisée en raison de contraintes sociales et d’implications privées ; une tromperie est soupçonnée et dénoncée ; et le prétendu cocu, incité par le traître, se venge par le sang.
Dans Cavalleria rusticana, Turiddu revient au pays après une longue absence et découvre que son ancienne maîtresse Lola est entretemps devenue l’épouse du charretier Alfio. Turiddu se console avec Santuzza. L’ancien amour se rallume cependant. Santuzza, déshonorée et blessée, fait part de ses soupçons à Alfio, qui provoque Turiddu en duel.
Dans Pagliacci, Nedda et son mari Canio, directeur d’une troupe de comédiens, sont au centre de l’action. Nedda ne supporte plus de vivre aux côtés du colérique Canio et se tourne vers Silvio. Tonio, qui fait partie de la troupe, est amoureux de Nedda, mais elle le rejette. Pour se venger, il décide de révéler l’adultère de sa femme à Canio. La représentation théâtrale fonctionne comme une mise en abyme, la situation de chacun des personnages ressemble à la vie réelle des comédiens : Canio ne parvient plus à faire la différence entre le jeu théâtral et la réalité et tue Nedda et Silvio en pleine scène.
Francesco Micheli et son équipe ont établi une passerelle entre ces deux opéras créés indépendamment l’un de l’autre à deux ans d’intervalle en 1890 et 1892, mais souvent joués ensemble : ” Nous voulons construire une seule histoire : l’histoire d’un homme qui a perdu ses racines dans Cavalleria rusticana et qui, dans Pagliacci, tente de rétablir ses liens originels dans une nouvelle communauté, mais échoue misérablement. ” Dans la réinterprétation de Micheli, Turiddu n’est pas tué mais prend le chemin de l’exil et change d’identité, il devient Canio.
Francesco Micheli a livré les tenants et les aboutissants de sa mise en scène dans une interview menée par le journaliste et écrivain d’opéra Alberto Mattioli, publiée dans le programme. Il souligne les innovations apportées par le vérisme, un courant qui donna pour la première fois la parole au peuple et aux paysans, surtout du sud du pays, au moment historique où le nouvel État unifié imposa le service militaire, une époque d’émigration massive au cours de laquelle l’attrait des grandes villes et la civilisation moderne bouleversèrent complètement le monde archaïque de la population rurale du sud. Les deux opéras traitent du déracinement et de la perte des repaires, ils se terminent tous deux dans un bain de sang. Micheli compare sa réécriture à un conte de fées : Turiddu laisse sa fiancée Lola et sa Sicile natale pour aller gagner l’argent qui lui permettra de l’épouser. Mais le chef de la mafia locale, le “parrain” Alfio, a enlevé Lola de force et l’a violée, ce qui a contraint la jeune femme à un mariage réparateur de son honneur perdu avec son violeur. Turiddu, désespéré, se venge en engrossant Santuzza, la fille de la famille pour laquelle il travaille, et se remet secrètement avec Lola.
Francesco Micheli a modifié la fin de l’histoire, Turiddu n’est pas tué par Alfio, mais disparaît en prenant le train pour Munich. Dans le train, Turiddu rencontre Tonio, lui aussi émigré mais originaire de Vénétie, le pays de la Commedia dell’arte. Tonio a l’idée d’animer les soirées du restaurant italien où travaille son cousin Peppe, qui vit en Bavière, avec des spectacles masqués. Turiddu, qui trouve également un emploi dans le restaurant sous le nouveau nom de Canio et veut en quelque sorte compenser son échec familial, devient l’âme de la troupe de théâtre italienne et remporte un grand succès lors des représentations du soir. C’est là qu’il rencontre Nedda, une migrante turque, avec laquelle il entame une relation amoureuse par laquelle il espère réaliser le rêve de bonheur conjugal qui lui a été refusé avec Lola. Mais la douloureuse épreuve qu’il a subie dans sa première relation ne l’a pas libéré du modèle patriarcal, son mariage avec Nedda est entaché d’une jalousie morbide qui va le conduire à perpétrer un double meurtre. Le modèle social dont il est issu conduit les hommes à être des victimes ou des bourreaux, des rôles interchangeables.
Francesco Micheli situe le temps de l’action dans les années 60 d’une Sicile mafieuse et machiste pour Cavalleria rusticana et dans les années 70 à Munich. La transposition de l’action des deux opéras à un siècle de distance peut se comprendre : la misère de la fin du 19ème siècle a provoqué une importante migration des populations du Sud de l’Italie, une même vague migratoire s’est produite après la deuxième guerre mondiale. Pagliacci se déroule dans la capitale bavaroise, dans la modernité d’une ville en plein boom économique et qui attire les migrants, dont une importante communauté italienne. La scénographie rend compte de cette diversité : Cavalleria se déroule dans un décor noir et blanc, avec l’énorme disque du plateau tournant qui descend des cintres et dont le mobilier se déverse sur la scène lorsqu’à la fin du premier opéra le disque est relevé et repose sur sa tranche, symbole d’un monde désuet qui s’écroule. Pourtant, mis à part un char festif et très coloré de mariage porteur d’une grande trinacrie, on ne retrouve que peu de couleur locale dans les décors. Un wagon de chemin de fer est tracté sur scène, qui annonce son origine et sa destination, Palermo-München, bientôt rejoint par deux autres wagons. Les trois wagons correspondent aux trois lieux de l’action de Pagliacci : la scène d’un théâtre ambulant, un restaurant italien et le bureau de Silvio. Au noir et blanc ont succédé les couleurs du technicolor typique des années 70. Une des scènes les plus animées et les plus réussies donne à voir une partie de foot qui oppose l’Allemagne à l’Italie (la demi-finale de la coupe du monde de 1970) avec les chœurs pris dans une mouvement habilement chorégraphié qui donne l’impression d’une foule prise dans un immense mouvement. Les scènes de foule, avec le chœur de l’opéra gonflé par la joyeuse présence de 40 enfants du chœur d’enfants, ont été soigneusement millimétrées et constituent un des effets les plus réussis de la soirée.
Le ténor russe Ivan Gyngazov fait des débuts remarqués et très applaudis à la Bayerische Staatsoper dans le rôle de Turiddu. La mezzo-soprano russe Yulia Matochkina, bien connue du public munichois, interprète Santuzza avec une énorme présence scénique et un volume sonore qui compense un italien peu compréhensible. Wolfgang Koch interprète avec le talent qu’on lui connaît les rôles d’Alfio (Cavalleria rusticana) et de Tonio (Pagliacci).
La mezzo-soprano Rosalind Plowright, qui a chanté dans les plus grandes maisons d’opéra du monde entier, participe pour la première fois à une nouvelle production de l’Opéra d’État de Bavière dans le rôle de Mamma Lucia.
Dans le rôle de Nedda, on a pu entendre Aylin Pérez, qui a déjà pu fêter des succès dans quelques productions de l’Opéra d’État de Bavière. Coqueluche du public et dûment célébré, Jonas Kaufmann revient en Canio, un personnage auquel il apporte la sombre chaleur tragique de son célèbre instrument. Aux applaudissements enthousiastes pour le travail des chanteurs, de l’orchestre et des chœurs, les rappels furent nombreux.
Luc-Henri ROGER
Distribution du 1er juin 2025
Direction musicale : Daniele Rustioni
Mise en scène : Francesco Micheli
Scénographie : Edoardo Sanchi
Costumes : Daniela Cernigliaro
Chorégraphie : Mattia Agatiello
Lumières : Alessandro Carletti
Chœur : Christoph Heil
Chœur d’enfants : Kamila Akhmedjanova
Dramaturgie : Alberto Mattioli / Malte Krasting
Cavalleria rusticana
Santuzza : Yulia Matochkina
Turiddu : Ivan Gyngazov
Lucia : Rosalind Plowright
Alfio : Wolfgang Koch
Lola : Ekaterine Buachidze
Pagliacci
Nedda : Ailyn Pérez
Canio : Jonas Kaufmann
Tonio : Wolfgang Koch
Peppe : Granit Musliu
Silvio : Thomas Mole
Deux paysans Christian Rieger et Zachary Rioux
Orchestre national de Bavière
Chœur de l’Opéra d’État de Bavière
Chœur d’enfants de l’Opéra d’État de Bavière