L’Opéra de Monte-Carlo a voulu, avec juste raison, célébrer le centenaire de la disparition de Giacomo Puccini et donner à cette commémoration un lustre et un retentissement certains avec notamment la venue in loco de quelques stars internationales. C’est ainsi que, dès le 30 octobre et en ouverture de la saison, a été proposée La Rondine (dont la création eut lieu précisément en Principauté le 27 mars 1917) avec la cantatrice Pretty Yende. On pourra retrouver le compte-rendu de cette représentation dans nos colonnes. Il s’agissait en l’occurrence d’une version de concert qui était proposée dans la salle Garnier.
Pour ce qui concerne la suite des œuvres entrant dans le cadre de l’hommage au compositeur lucquois c’est la salle des Princes du Grimaldi Forum qui les accueillait. La Bohème présentait une particularité par rapport aux autres ouvrages car affichée pour quatre représentations et en version scénique, alors que les deux autres volets (Tosca et Viva Puccini !) faisaient l’objet de versions de concert pour une seule représentation.
La reprise de la séduisante version scénique de 2020 signée Jean-Louis Grinda
La salle Garnier avait accueilli cette Bohème en janvier 2020 et on retrouvait avec très grand plaisir la production que Jean-Louis Grinda avait mise en scène avec ses habituels « complices », Rudy Sabounghi pour les décors, David Belugou pour les costumes et Laurent Castaingt pour les lumières.
En la revoyant, il nous a semblé qu’elle s’accordait encore mieux du vaste espace scénique de la salle des Princes du Grimaldi Forum, même s’il s’agit d’une œuvre intimiste (surtout en considération de ce que le premier et le dernier acte se déroulent dans la mansarde des jeunes artistes désargentés). Mais il est vrai que dans la scénographie de Rudy Sabounghi elle ressemble davantage à une sorte de loft relativement vaste et cossu qu’à un galetas délabré et misérable. Elle a visuellement, en tous cas, le mérite de nous offrir une belle perspective, au travers d’une immense baie vitrée, sur les immeubles haussmanniens de Paris. De surcroît sa structure métallique, qui se transforme astucieusement en auvent du Café Momus, permet, en un rien de temps, de transporter le couple récemment formé par Rodolfo et Mimi sur la place animée du Quartier Latin.
Le deuxième acte particulièrement réjouissant, mêle ici le réalisme et l’onirisme en un flamboyant hommage au Paris festif de la première partie du 20e siècle avec les enseignes lumineuses des music-halls et théâtres et une immense table sur laquelle on peut assister à un superbe défilé de mode avec de somptueuses robes scintillantes surmontées de fourrures comme dans une revue de cabaret. Par ailleurs, les danseuses effectuent un numéro brillant de revue.
L’acte 3 reprend la thématique classique d’une journée d’hiver au cours de laquelle la neige tombe à flocons serrés. Les pans à cour et jardin de la mansarde demeurant tels quels et l’escalier qui conduit à la mansarde est celui-là même que l’on emprunte pour accéder au local de la barrière d’Enfer. Avant le dernier acte, pour passer de l’hiver au début de l’été (« Ci lacerem alla stagion dei fiori ») une projection (Julien Soulier) d’une rue bordée d’immeubles sous la neige nous entraîne dans une allée d’arbres dénudées avec l’énonciation de chacun des mois d’hiver et de printemps et l’on voit au fur et à mesure du temps qui passe ces arbres reverdir et le ciel se dégager après les orages, tandis que la musique d’un piano désaccordé rejoue les principaux motifs de La Bohème.
Au dernier acte, lorsque Mimi expire, un vol d’oiseaux passe furtivement dans le ciel, comme pour initier l’envol de l’âme de la défunte venue rendre son dernier soupir dans la mansarde lieu de ses émois amoureux.
C’est dans ce contexte que Jean-Louis Grinda inscrit une mise en scène vivante avec maintes touches originales tout en préservant l’ambiance exubérante de ces jeunes gens qui s’aiment l’espace d’une saison avant que la cruauté du sort n’en décide autrement. Il a voulu une Bohème traité de manière cinématographique avec un jeu très enlevé et notamment la présence d’un enfant qui est en quelque sorte le jeune apprenti de Marcello.
Outre cette mise en scène qui rend hommage non seulement au livret de Luigi Illica et Giuseppe Giacosa ainsi naturellement qu’à la musique de Puccini, on a le plaisir d’assister à une production qui sort de l’ordinaire, tout en demeurant fidèle à la vision de celle que l’on peut avoir en lisant la nouvelle de Murger. Loin d’un certain nombre de « divagations scéniques » telle par exemple celle de Claus Guth à l’Opéra de Paris qui embarque ces bohèmes d’un siècle passé dans un vaisseau spatial (!…) pour les faire ensuite débarquer sur la lune avec un protagoniste en cosmonaute tenant entre ses bras Mimi en robe rouge !..
Une plateau d’éminentes vedettes et Anna Netrebko en prima donna assoluta
La distribution réunie est particulièrement luxueuse car elle compte quelques-unes des éminentes vedettes de l’univers lyrique, à commencer naturellement par la plus brillante étoile de sa génération : Anna Netrebko. Bien sûr, on a naturellement à l’esprit ses interprétations d’héroïnes servies par la vocalité d’une soprano dramatique telles que Turandot, Lady Macbeth, Gioconda, Aïda…de sorte qu’on était curieux de l’entendre dans un rôle de soprano lyrique comme celui de Mimi, « petite femme qui aime et qui souffre », plutôt qu’une héroïne pourvue d’un ample volume destiné à servir la grande tragédie lyrique (bien que voici 17 ans, en mars 2007, nous l’avions entendu à l’Opéra de Vienne dans Manon de Massenet aux côtés de Roberto Alagna (lui aussi présent dans ce Festival Puccini ).
Très amincie, sa nouvelle silhouette rend crédible sa Mimi frappée de phtisie. En outre, loin des personnages dominants de guerrières ou de princesses hautaines, elle convainc à merveille dans cette cousette fragile, qui après le coup de foudre soudain avec Rodolfo, va vivre – rongée par la maladie – seulement quelques mois d’un amour éphémère. Outre toutes les intentions dramatiques qui sont convaincantes, on ne peut que s’incliner devant la vocalité qu’elle utilise pour crédibiliser la jeune fille souffrante : des mezza-voce de la plus belle eau, un timbre radieux et pur, une diction qui s’accorde parfaitement avec le vérisme, et une expression de parfaite justesse tout au long de l’œuvre. De son air du premier acte lors de sa rencontre avec Rodolfo dans la mansarde jusqu’à son agonie éthérée, on assiste à une véritable leçon de chant et de théâtre, d’autant qu’une multitude de coloris imprègnent chacune de ses phrases et la moindre de ses notes. Toujours au zénith de son art depuis 30 ans, la diva demeure au sommet de ses moyens et on peut la comparer pour la longévité d’une carrière admirable à Mirella Freni dont Mimi était l’un des plus grands rôles. Bien entendu, dans la scène dramatique du troisième acte elle émerveille avec des médiums et des graves d’une magnifique chaleur, délivrant en outre un air d’anthologie « D’onde lieta usci » et un sublime duo.
A ses côtés, Yusif Eyvazov incarne un Rodolfo quelque peu inattendu, lui qui trouve son champ d’élection dans le répertoire des ténors dramatiques des grands Verdi, comme Radames dans Aïda ou chez Puccini, Calaf dans Turandot . Sa voix parvient avec aisance à remplir de vastes espaces comme ceux des Arènes de Vérone, où sa vaillance s’accorde parfaitement avec pareil lieu. Il est vrai que dans Rodolfo d’aucuns s’attendaient sans doute à un timbre beaucoup plus solaire (qui ne pourrait songer à Pavarotti ?) et à une émission plus claire, ce qui n’entre pas exactement dans les critères du ténor azerbaïdjanais. Certains passages dans le haut médium peuvent apparaître apparaître opaques, rendant ainsi particulière l’écoute d’une voix au timbre hétérogène. En revanche, l’ampleur du médium comme la solidité du registre aigu se trouvent indubitablement assurés comme on peut le constater dans son air et son duo du premier acte.
Nous avons suivi la carrière de Florian Sempey depuis ses débuts et nous avons pu, au fil du temps, constater ses progrès constants, témoin son interprétation d’Henri Asthon dans la version française de Lucie de Lammermoor au Festival d’Aix-en-Provence en 2023, puis dans le même festival celle d’Oreste dans Iphigénie en Tauride voici quelques mois. Son Marcello très extraverti sur le plan scénique fait preuve d’un dynamisme de tous les instants, assorti d’une voix d’un beau volume et de l’assurance d’un comédien aguerri. Incontestablement l’un des meilleurs barytons français actuel.
Autre artiste que nous avons souvent appréciée (notamment aux Arènes de Vérone dans une mémorable Juliette de Roméo et Juliette) la soprano Nino Machaidze déploie en Musetta son riche tempérament de comédienne et sa la voix percutante qui lui permettent de poursuivre une carrière d’envergure dans les théâtres internationaux (elle chante au demeurant le rôle de Mimi lors de la soirée de la fête nationale monégasque le 19 novembre ).
Très belle prestation également de Giorgi Manoshvili dans Colline avec au dernier acte, une « Vecchia zimarra » phrasée avec beaucoup d’émotion et également remarquable Schaunard de Biagio Pizzuti
Le chœur de l’Opéra de Monte-Carlo sous la houlette de Stefano Visconti ainsi que le chœur d’enfants de l’Académie de Musique Rainier III se sont particulièrement distingués d’un point de vue vocal comme scénique.
La palme revient au magnifique Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo sous la direction admirable de Marco Armiliato, l’un des chefs les plus éminents d’aujourd’hui qui compte, entre autres, quelques 500 directions d’orchestre au Metropolitan Opéra de New-York et qui connaît la musique de Puccini comme peu capable d’en traduire toutes les fascinantes beautés et les moindres nuances.
Longs applaudissements pour les interprètes et chef et triomphe – comme prévisible – d’Anna Netrebko.
Christian Jarniat
13 novembre 2024
Direction musicale : Marco Armiliato
Mise en scène :Jean-Louis Grinda
Décors : Rudy Sabounghi
Vidéos : Julien Soulier
Costumes : David Belugou
Lumières : Laurent Castaingt
Chef de chœur :Stefano Visconti
Assistante à la mise en scène :Vanessa d’Ayral de Sérignac
Chef de chant : Kira Parfeevets
Distribution :
Mimì : Anna Netrebko
Musetta : Nino Machaidze
Rodolfo : Yusif Eyvazov
Marcello : Florian Sempey
Schaunard : Biagio Pizzuti
Colline : Giorgi Manoshvili
Benoît : Fabrice Alibert
Alcindoro : Matteo Peirone
Parpignol : Vincenzo di Nocera
Chœur de l’Opéra de Monte-Carlo
Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo
Chœur d’enfants de l’Académie de musique Rainier III