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Opéra de Lyon  : Wozzeck d’Alban Berg

Opéra de Lyon  : Wozzeck d’Alban Berg

mardi 8 octobre 2024

®Jean-Louis Fernandez

Depuis sa création mondiale en 1925 à Berlin, sous la baguette d’Erich Kleiber, le chef-d’œuvre lyrique d’Alban Berg avait connu au moins quatre séries de représentations à Lyon, dans trois productions différentes. La toute première remonte à 1962, sous le mandat éclairé de Paul Camerlo, dans une scénographie de Hans Zimmermann et sous la direction musicale de Richard Kraus1. Puis, au fil de l’interminable – et très surestimé – règne de Louis Erlo, sa propre mise en scène fut affichée en 1970, puis reprise en 1973, avec seulement trois éléments vraiment mémorables sur l’ensemble : le flamboyant Theodor Guschlbauer, succédant à un Serge Baudo passionné au pupitre, et le Wozzeck poignant de Christos Grigoriou. Enfin, nous avions aussi assisté à la dernière exécution, en 2004, la première en allemand toutefois (NB : puisque les précédentes avaient été proposées dans deux traductions en français). Programmée par l’éternellement regretté Alain Durel, elle profita sournoisement à Serge Dorny en ouverture de son filandreux mandat. Elle valait certes le détour pour la scénographie adéquate signée Stéphane Braunschweig mais, par-dessus tout, pour une partie musicale de haut niveau, avec, dominant la distribution, le Wozzeck pétri d’humanité de Dietrich Henschel, la troublante Marie de Nina Stemme et la direction idiomatique de Lothar Koenigs.

La mise à distance du sens immédiat d’un récit pathétique tourne court, coupant l’émotion

Après son absolue réussite pour Več Makropulos de Leoš Janáček en clôture de la saison dernière, l’on plaçait beaucoup d’espoirs dans la vision qu’allait proposer Richard Brunel pour Wozzeck ; peut-être trop, en fin de compte…

Passons sur l’actualisation, inéluctable lieu commun depuis des lustres. En outre, nous n’avons – pour notre part – jamais, en un demi-siècle, pu voir une seule scénographie de Wozzeck plaçant l’ouvrage à l’époque inhérente au Woyzeck théâtral, entamé en 1836 par Georg Büchner (1813–1837), d’après un fait divers avéré remontant à 1821… ! La plupart du temps, les transpositions situent l’action dans les années précédant immédiatement le premier conflit mondial, tout en restant fort plausibles au demeurant.

Ce soir, la lecture de l’interview de l’intéressé – contenue dans le programme – s’avère tout autant indispensable que la vision du spectacle à proprement parler pour saisir sa démarche, pour ne pas dire son concept. Si nous avons tout bien compris – nous pardonnera-t-on cette réserve… !?! –, le personnage de Wozzeck n’est plus ici un simple soldat paumé, névrosé, qui n’a pas eu de chance dans sa vie d’homme et moralement maltraité par ses supérieurs hiérarchiques (le Capitaine ; le Tambour-Major) ou ceux ayant un ascendant moral sur lui (tel le Docteur). Non, cela ne suffit pas à Richard Brunel, qui adopte une démarche proche de la mise en abîme psychologique, en se référant aux films de Ken Loach tout en ajoutant des ingrédients issus du Z de Costa Gavras (1969), d’Orange mécanique de Stanley Kubrick (1971) ou empruntés à La Mort en direct de Bertrand Tavernier (1980). Par conséquent, Wozzeck devient un pauvre hère quelconque, infortuné objet d’expériences pseudo-scientifiques, dans un milieu constamment clos dont il ne peut s’échapper, toujours suivi par un projecteur articulé, remplissant également, on l’imagine, l’office d’une caméra de surveillance qui paraît tout droit empruntée à La Guerre des mondes version Steven Spielberg (2005). Quelques modules voyageant de Jardin à Cour (et réciproquement) concrétisent des lieux tels que le succinct domicile familial. Exit donc les scènes se déroulant dans la Nature, dont l’étang où se situe le meurtre de Marie ainsi que la noyade du déshérité (pourtant clairement suggérée dans la musique de Berg). À noter que, d’une ambiance militaire dont le caractère oppressif n’échappait pas à l’auteur, ne subsiste pratiquement plus rien : seul le Capitaine arbore un uniforme, tenue en revanche indécelable chez le Tambour-Major.

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®Jean-Louis Fernandez

Uniquement les deux scènes dites “de taverne” conservent un semblant de crédibilité, tandis que le suicide de Wozzeck au couteau adopte une gestique surannée autant qu’outrée qui fait réprimer un rire nerveux à nos voisins… Le pire : dans ce hors-sujet quasi permanent, les scènes où l’on aperçoit l’enfant de Marie et Wozzeck… indiffèrent, laissant même de marbre !

Au bilan : la mise à distance du sens immédiat d’un récit pathétique tourne court, coupant l’émotion. Fait significatif, pour la première fois votre serviteur n’éprouve rien au tableau final – normalement propice à vous anéantir – restant même l’œil sec ! C’est grave, Docteur ?

Rustioni prend la partition à bras-le-corps tout en offrant un éclairage phonique qui transporte l’auditoire

Si ce que l’on voit sue le conditionnement des produits aseptisés et stéréotypés de grandes surfaces, servis aujourd’hui dans la majorité des maisons d’opéra du monde, ce que l’on entend procure, en revanche, les plus hautes satisfactions. En haut du podium, plaçons sans hésiter la direction d’un Daniele Rustioni inspiré. Perceptiblement plus contracté que d’ordinaire, le chef milanais présente une concentration démultipliée, en une interprétation s’inscrivant directement dans la lignée d’un Claudio Abbado2.

L’on y retrouve le même lyrisme éperdu, la même clarté des tracés dans les enchevêtrements polyphoniques, à l’opposé – pour se borner aux souvenirs discographiques – d’une âpreté hyper-tendue chez Christoph von Dohnányi [DECCA, avec pourtant les mêmes musiciens qu’Abbado !], de la dissection vénéneuse d’un Karl Böhm [DGG], de la brutalité oppressante d’Herbert Kegel [BERLIN CLASSICS], voire de la glaçante lecture au scalpel de Pierre Boulez [SONY CLASSICAL]. Or, à l’instar d’Abbado, Rustioni prend la partition à bras-le-corps tout en offrant un éclairage phonique qui transporte l’auditoire, contribuant à tout rendre plus immédiatement accessible, compréhensible. En somme, l’exact opposé de la présente proposition visuelle qui, elle, passe son temps à complexifier les choses ! En outre portons au crédit de notre Directeur musical le sens du drame sans pathos, un travail en profondeur sur le texte et les combinaisons de timbres, un sens inouï de la progression, tout en maintenant la tension sans asphyxie. Quand certains chefs vont plus loin dans la minéralité verticale, Rustioni préfère l’oxygénation horizontale, sans jamais perdre de vue aucune des composantes sonores pour autant. Si les interludes sonnent superlatifs, on accolera une mention à la façon dont se trouve dominée la structure en passacaille de la scène-clef entre Wozzeck et Le Docteur.

Taillé à merveille pour suivre cette vision, l’orchestre – musique de scène comprise ! – donne le meilleur de lui-même dans la sveltesse comme la puissance contrôlée, faisant preuve d’une diversité de teintes confondante ainsi que d’une admirable endurance. Ce, d’autant plus que l’œuvre n’est pas jouée avec ses deux entractes primitifs mais d’une traite, comme c’est le plus souvent le cas désormais. Tout au plus déplore-t-on un déficit de violons (dû à l’exiguïté chronique de la fosse).

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®Jean-Louis Fernandez

N’oublions surtout pas les chœurs préparés par Benedict Kearns, qui, en dépit de la brièveté de leurs interventions, excellent en justesse, en exactitude autant qu’en crédibilité scénique. Tous nos compliments aussi pour le travail accompli par les enfants de la Maîtrise, au premier chef Jeanne Bouchonnet, incarnant ce soir l’enfant de Marie et Wozzeck.

Ambur Braid domine la complexe écriture du rôle hyper-périlleux de Marie avec brio

La distribution relève du haut de gamme, jusque dans les silhouettes.

Solistes du Lyon Opéra Studio, Jenny Anne Flory, Hugo Santos et Alexander de Jong font déjà preuve d’une présence remarquable, respectivement en Margret, 1er et 2d artisans, tandis que Le Fou de Filipp Varik procure carrément le frisson. Robert Lewis s’impose tel le meilleur Andrès que nous ayons entendu à la scène, délivrant un chant expansif et généreux. Une appréciable étoffe se rencontre aussi chez le Tambour-Major confié à Robert Watson, très crédible dans cet intense emploi de ténor héroïque, à l’instar de ce que concevait Berg.

Dans cette œuvre, deux personnages secondaires ont invariablement attiré l’attention des auditeurs depuis 1925 : Le Capitaine et le Docteur, sortes de Bouvard et Pécuchet se hissant aux registres angoissants ou sordides. Or, l’attente n’est pas déçue. Pour le premier, Thomas Ebenstein impose une typologie de Spieltenor richement doté en volume. Percutant, incisif, il se joue de l’émission des notes suraiguës, alternant voix de tête, voix mixte appuyée et même voix de poitrine (complètement inattendue sur « wie eine Maus » dans la scène princeps). Voilà un interprète qui pourra rendre de grands services en Mime du Ring wagnérien ou en Hérode Antipas dans la Salome de Strauss, entre autres ! Tout aussi imposant, Le Docteur de Thomas Faulkner convainc totalement, ce qui n’avait rien d’évident en succédant ici à Manfred Fink. Si les philologues ne manqueront pas de remarquer dans son texte le juste rétablissement du verbe « pissen » en place du « husten » imposé par la censure à la création, relevons surtout une tessiture longue autant qu’homogène, assise sur un registre grave somptueux, dont on ne perd aucune note (alors que si souvent, par ailleurs, elles se noient dans le foisonnement orchestral), sans oublier un timbre mordoré, séduisant en diable.

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®Jean-Louis Fernandez

Appréciée ici-même en Eva d’Irrelohe de Schreker (en mars 2022), puis, il y un an, en Teinturière dans Die Frau ohne Schatten de Strauss, la soprano dramatique canadienne Ambur Braid domine la complexe écriture du rôle hyper-périlleux de Marie avec brio. Outre qu’elle affiche la désespérance ou la lassitude du personnage avec une stupéfiante conviction dans ses inflexions variées, jouant fréquemment sur la coloration du timbre, la largeur du spectre en impose autant que la projection. De surcroît, l’articulation, le sens du texte ne passent pas inaperçus. Tout au plus conviendra-t-il de surveiller dorénavant un vibrato sournois, qui affleure dans le registre supérieur dès qu’apparaît une indication forte sur les valeurs longues.

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®Jean-Louis Fernandez

Nous évoquerons avec respect la prise de rôle accomplie de Stéphane Degout en Wozzeck

Conservant le meilleur pour la fin, nous évoquerons avec respect la prise de rôle accomplie de Stéphane Degout en Wozzeck. Faisant preuve d’une surprenante sagesse qui jamais ne nuit à l’authenticité, son incarnation – bien plus cérébrale que chez la majorité des interprètes du rôle – suscite l’admiration. Superbement bien chantant, il fait tout pour éviter de sombrer dans l’expressionnisme outrancier autant que systématique, lot commun de la majorité des titulaires contemporains (et pas seulement : l’on se souvient d’un Siegmund Nimsgern hallucinant à ce titre !). Sans aller jusqu’à dire que Stéphane Degout invente “le bel canto bergien”, force est d’admettre que – Fischer-Dieskau compris – nul prédécesseur n’a versé à ce point dans une fascinante conception type Liedersänger ! Justement prudent mais ne se ménageant pas, l’élégant baryton français transcende les enjeux, renouvelant complètement notre perception du chant pour un personnage trop souvent condamné à un sprechgesang excessif ou abominablement surligné. Une expérience à laquelle nous nous sommes livrés de la mesure initiale à l’ultime en dit long : en respirant constamment avec le chanteur, nous avons été fasciné par sa gestion souveraine du souffle et la sagacité des multiples solutions qu’il adopte pour ne pas éroder son splendide instrument, sans s’économiser pour autant. Une incarnation vocale accomplie, souverainement intelligente. Chapeau bas, Monsieur Degout ! Grâce à vous, au Maestro Rustioni ainsi que tous vos partenaires défendant ce soir les droits propres à l’art musical le plus bouleversant, l’Opéra de Lyon peut encore se maintenir sur les cimes.

Patrick FAVRE-TISSOT-BONVOISIN
8 Octobre 2024.

1Précisons que la création française de l’œuvre attendit 1950. Toutefois, c’est seulement en 1963 que la France entendit, sur scène, Wozzeck dans la langue originale allemande.

2Confer son enregistrement de 1987, avec les forces de Vienne, paru sous label DGG.

Réalisation :

Direction musicale : Daniele Rustioni
Chef des chœurs & de la Maitrise : Benedict Kearns
Mise en scène : Richard Brunel
Scénographie : Étienne Pluss
Costumes : Thibault Vancraenenbroeck
Lumières : Laurent Castaingt
Dramaturgie : Catherine Ailloud-Nicolas
Orchestre, Chœurs et Maîtrise de l’Opéra National de Lyon

Distribution :

Wozzeck : Stéphane Degout
Marie : Ambur Braid
Le Capitaine : Thomas Ebenstein
Le Docteur : Thomas Faulkner
Le Tambour-Major : Robert Watson
Andrès : Robert Lewis
Margret : Jenny Anne Flory
Le Fou : Filipp Varik
1er artisan : Hugo Santos
2d artisan : Alexander de Jong
Un homme : Didier Roussel
L’Enfant de Marie & Wozzeck : Jeanne Bouchonnet

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