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Opéra de Lyon : Več Makropulos de Leoš Janáček

Opéra de Lyon : Več Makropulos de Leoš Janáček

vendredi 14 juin 2024

© Jean-Louis Fernandez

Venu au monde à Brno en 1926, année où naquirent deux autres chefs-d’œuvre majeurs du compositeur tchèque (la Sinfonietta et la Messe glagolitique), l’avant-dernier opéra de Leoš Janáček enregistra sa création lyonnaise seulement en 2005. Pour la circonstance, Serge Dorny avait opportunément misé sur trois éléments incontournables afin de réussir cette œuvre d’une synthétique complexité : la présence d’une cantatrice à la très forte personnalité, une chef qui soit en profonde adéquation stylistique autant que philologique avec cet univers sonore atypique et une scénographie respirant l’intelligence. Anja Silja en Emilia Marty, Lothar Koenigs à la baguette et Nikolaus Lehnoff assurèrent respectivement le succès pour chacun de ces paramètres. Près de vingt ans plus tard, le retour de cet ouvrage à l’affiche suscite l’intérêt mais la barre étant, là encore, placée très haut, un risque important se trouvait pris, de facto, au jeu subtil des comparaisons. Or, le positif résultat efface toute appréhension.

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© Jean-Louis Fernandez

Une vraie dimension fantastique – sans excès de surnaturel – reste bien présente

Commençons par la mise en scène, que s’octroie Richard Brunel, réalisant un parcours plus que convaincant, quasiment sans faute de goût comme de cohérence. À la limite pourrait-on, par acquit de conscience, déplorer trois peccadilles : une noirceur un peu trop envahissante, l’abus de néons à l’Acte I (qui gênent la visibilité, en fatiguant les yeux) et un dispositif scénique inchangé au fil des deux actes suivants, lequel devient un peu lassant à la longue.

Néanmoins, avantage de ce dernier inconvénient, l’agencement joue sur une appréciable quantité d’ouvertures ou niveaux, autorisant une fort habile démultiplication des espaces, avec des actions simultanées. Elles permettent, entre autres, de concrétiser ce qui n’apparaît dans le texte que par narrations ou allusions incidentes. Ainsi, pour ne retenir que trois exemples, voit-on enfin : Emilia Marty dans son métier de cantatrice, donnant un récital en scène ; l’ouverture de l’armoire fatale contenant les documents secrets par le notaire et son clerc au I ; le saisissant suicide par pendaison du jeune Janek Prus au II. Ajoutons que la circulation de nombreux objets meubles ou accessoires par coulissements mécaniques sur le plateau exige une minutie qui nous fait adresser un grand coup de chapeau aux machinistes. Confiées à Laurent Castaingt, les lumières impressionnent par leur beauté ad hoc comme par leur perspicacité. On n’oubliera pas de sitôt les jeux d’éclairages mordorés du II, exemplaires à ce titre et générateurs d’une ambiance irréelle. Car, indispensable dans cette trame (à moins d’être “bouché à l’émeri” !), une vraie dimension fantastique – sans excès de surnaturel – reste bien présente. En particulier avec les sporadiques effets traités en flash-backs, où l’héroïne revit fugitivement des scènes de son interminable vie ou revoit les fantômes de son passé, dont ses anciens amants, grimés tels des vieillards cacochymes. Iceux sont joués par un groupe de figurants si idéaux qu’ils méritent la mention : Gerhardt Comblet, Gérard Desmoulins, Patrick Malod, Jean-Claude Mossière et, last but not least, l’irradiant Jacques Pallas, jadis le coiffeur Hyppolyte dans Der Rosenkavalier ou le Pasteur pour Werther !

Une réussite exemplaire, à marquer d’une pierre blanche

Toutefois, une direction d’acteurs accomplie s’avère l’élément dominant. Nous ne relevons nuls gestes gratuits, outrés ou vains jusqu’au ridicule dont nous sommes saturés, tels que vous en trouvez à foison dans les productions dupliquées à la chaîne en copiés / collés par les sieurs Py, Honoré ou Pelly1. Ici, l’enchainement des trois actes (NB : l’œuvre est donnée d’un seul jet, avec seulement quelques secondes de silence entre ses volets) s’effectue avec une singulière évidence. Que tout respire le naturel, sans affectation ni chercher midi à quatorze heures dans un opéra à l’intrigue déjà suffisamment sophistiquée, constitue une vertu authentique que l’on se plaît à souligner. Si l’on apprécie qu’une dose d’humour caustique (bien présente dans le livret) soit maintenue, une authenticité dramaturgique à laquelle nous ne nous attendions guère ressort en trait dominant dans ce parcours foisonnant voire polymorphe. À ce titre, l’ample tableau de l’interrogatoire atteint les sommets d’une puissance peu commune, inusitée même, en aboutissant à un exploit : maintenir dans un inimaginable exhaussement permanent le rapport entre tension auditive et pression visuelle.

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© Jean-Louis Fernandez

La conclusion adopte une dimension onirique quand Krista, imperceptiblement, revêt la robe en lamé argent d’Emilia Marty tandis que le piano s’enflamme et que cette dernière (et non Krista, comme indiqué normalement dans les didascalies !) brûle elle-même la formule alchimique de l’élixir d’éternité – créée naguère par son père Hieronymus Makropulos pour Rudolf II von Habsbourg – dans un geste superbe de pathétisme et d’éloquence romantique.

Au bilan : une scénographie ingénieuse, sans rien d’abscons, ni prétentions à la gnose, ni arrogantes incongruités, où tout demeure constamment lisible. Fait notable, la vivacité omniprésente dans cette mise en scène consommée suscite un intérêt perpétuellement soutenu, sans aucun effort. Quelle antinomie avec les prétentieux errements récents d’un Damiano Michieletto ! Faites-vous la différence (en l’occurrence, plutôt flatteuse pour vous) Monsieur le Directeur ? Le public, oui et la critique professionnelle aussi, impitoyable avec les impostures récurrentes.

Une réussite exemplaire, à marquer d’une pierre blanche, qui mériterait amplement l’invitation à voyager sur de nombreuses autres scènes lyriques.

Une hiérarchie incontestablement différenciée en plans sonores

Deuxième facteur primordial dans ce succès : le chef d’orchestre. Plus spontané que Lothar Koenigs en 2005, Alexander Joel dirige fluide, cursif, établissant une hiérarchie incontestablement différenciée en plans sonores, avec une texture dense, à la fois homogène, brillante, souvent somptueuse et nettement stratifiée. Après l’empesé Béatrice & Bénédict de mai dernier, la merveilleuse limpidité sonore obtenue s’unit au plaisir de retrouver la phalange maison dans un telle forme. Tout, de surcroît, sonne idiomatique. Sur ce plan, la palme revient aux trompettes, étalant un riche coloris très proche des cuivres tchèques. Ajoutons à cela une franche consistance émanant de cordes affûtées, des cors nobles, des bois volubiles, une percussion résolue, le tout conduit avec sagacité, suscitant un pouvoir évocateur de tous les instants. À ce titre, l’épisode de l’ouverture de l’enveloppe au début du III avec les traits grinçants consécutifs se hisse en référence. Toute description devient donc inutile.

En admettant que les chœurs masculins s’acquittent sans problème de leur circonscrite partie dans l’épilogue, qu’une question nous soit en revanche autorisée. Si notre oreille ne nous trahit pas, il nous a bien semblé que leurs interventions étaient… enregistrées… N’est-ce pas le cas, comme dans un sinistre Pélléas & Mélisande de juin 2015 ? Le chœur de l’Opéra participant actuellement aux répétitions de Madama Butterfly au festival d’Aix-en-Provence et n’ayant pas encore le don d’ubiquité, le doute se confirme et reste plus que permis.

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© Jean-Louis Fernandez

Le Baron Jaroslav Prus bénéficie avec Tómas Tómasson d’un interprète superlatif

Dépourvue de failles, la distribution des chanteurs solistes frise l’excellence. Le clerc Vítek de Paul Curievici relève d’un bon ténor de caractère, juste un peu gêné dans le registre supérieur. En Albert Gregor, Denys Pivnitskyi éclipse en présence vocale tous ceux précédemment entendus dans ce rôle. Certes, l’élégance est ici lettre morte, l’émission relevant d’une catégorie “brut de décoffrage” en voie d’extinction. Difficile, pourtant, de résister aux décibels d’un ténor héroïque apte à rendre maints services dans le répertoire vériste et que l’on imagine bien ajusté pour Siegmund dans Die Walküre de Wagner ou dans les emplois expressionnistes écrits par Schreker. Confier Maître Kolenatý à Károly Szemerédy s’érige en luxe. Le baryton-basse d’origine hongroise a bien perfectionné son tchèque depuis son Vodník de la Rusalka de Dvořák en 2014. En dix ans le matériau devient assurément plus raide mais se préserve toujours considérable, méritant le respect. D’une franche stature alliée à une aisance scénique confondante, il confère une vraie personnalité à ce personnage d’homme de loi souvent falot dans les productions antérieurement vues. Autre rôle majeur en clef de fa, le Baron Jaroslav Prus bénéficie avec l’islandais Tómas Tómasson d’un interprète superlatif. Le feu couve sous la cendre, les inflexions cauteleuses s’allient à un timbre noir à souhait et à l’art d’un subtil diseur. Si l’émission péremptoire ravit chez celui qui doit aussi incarner un intéressant Scarpia de Tosca ou un Telramund convaincant dans Lohengrin, il lui faut prendre garde à un vibrato un peu large qui vient sourdre dans le registre aigu dès qu’apparaît une valeur longue. Rien de tel chez celui qui s’empare avec bonheur du rôle de son fils, Janek Prus. Robert Lewis grimpe les échelons avec bonheur depuis le début de saison. Incarnant avec une notable adéquation psychologique le rôle épisodique de cet anti-héros naïf, il en domine l’écriture – requérant un ténor demi-caractère – avec davantage d’aise que dans le plus exigeant Bénédict berliozien le mois dernier. Parmi les rôles secondaires, décernons une palme au néerlandais Marcel Beekman qui se voit attribuer l’ingrat office du Comte Hauk-Šendorf. Quel volume, quelle délirante projection chez cet excellent Spieltenor aux débordantes aptitudes théâtrales ! Artiste des chœurs, la basse Paolo Stupenengo sait investir les brèves répliques du Médecin avec l’art consommé qu’on lui connaît, apte à transformer la moindre silhouette en un sujet essentiel. Pas un tchèque dans le casting donc, mais l’on n’y songe à peine tant tous honorent l’idiome.

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© Jean-Louis Fernandez

Aušrinė Stundytė focalise l’attention du public dans le rôle dévorant d’Emilia Marty

Več Makropulos comprenant seulement deux rôles féminins importants2, nous terminons avec eux par le meilleur. Thandiswa Mpongwana, soliste du Lyon Opéra Studio à l’instar de Robert Lewis, révèle à chaque incarnation des facettes nouvelles de son talent ou ses facultés d’adaptation. Elle parvient à faire vivre sa Krista avec tact, tout en déployant ses moyens croissants de mezzo lyrique. Sur un autre plan, son tchèque demeure, malgré tout, aussi perfectible que son français. Veiller à l’articulation sera donc pour elle une priorité à l’avenir.

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© Jean-Louis Fernandez

Aušrinė Stundytė focalise pour l’essentiel l’attention du public dans la dévorante Emilia Marty, pour la première fois – dans le cadre de notre fréquentation de l’ouvrage – présentée comme relativement juvénile. Cela change par rapport à tant de cantatrices finissantes vues et entendues précédemment. Du coup, l’on redécouvre une ligne de chant quelque peu occultée depuis Elisabeth Söderström. Très mobile, le personnage en devient peut-être excessivement dynamique ici, manquant du détachement distancié inhérent à son caractère de femme éternelle. D’ailleurs, nous remarquons qu’à l’Acte I Aušrinė Stundytė compose beaucoup pour parvenir à camper l’héroïne. Ce que, avec leurs auras naturelles respectives, Anja Silja ou Raina Kabaïvanska parvenaient à opérer en dix secondes. Ce nonobstant, attention ! La surprise sera bientôt totale, car Stundytė accomplit la conquête du personnage avec une incarnation procédant par petites touches progressives, crescendo d’acte en acte, de scène en scène. Bouleversante dans la scène de la révélation, la cantatrice lituanienne s’investit au-delà même du raisonnable, subjuguant l’assistance par un engagement dramatique et vocal surhumain. Si elle couvre la totalité de la tessiture, le registre supérieur induré qu’elle fait entendre à partir du la jusqu’au contre-ut bémol aigu, dans les passages émis forte et au-delà, suscite quelques craintes. Alterner des rôles de sopranos type grand-lyrique plus aérés avec les emplois dramatiques surexposés qu’elle fréquente serait à recommander. Il n’empêche, la générosité sans bornes de l’artiste, parvenant à rendre émouvante voire attendrissante son incarnation, mérite largement l’ovation reçue au rideau final, tant elle relève de ces performances exceptionnelles auxquelles l’on assiste rarement plus d’une fois par an !

Après cette mémorable prestation Richard Brunel lui-même a énoncé une devise “des trois H” qui s’applique à merveille à l’ensemble de cette production : « Humilité, Humanité, Humour ». On ne saurait imaginer plus idéale conclusion à cette saison.

Patrick FAVRE-TISSOT-BONVOISIN

14 Juin 2024.

1Pour ne citer que quelques noms parmi les mystificateurs érigés en gourous intouchables, sinon, la liste serait interminable…

2Dans cette production, les brefs rôles de la Femme de chambre et de la Femme de ménage se télescopent avec celui de Krista qui, du simple statut d’admiratrice de l’héroïne principale, passe à celui de sa quasi omniprésente femme de confiance.

Direction musicale : Alexander Joel
Chef des chœurs : Benedict Kearns
Mise en scène : Richard Brunel
Décors et costumes : Bruno de Lavenère
Lumières : Laurent Castaingt
Dramaturgie : Catherine Ailloud-Nicolas

Distribution :

Emilia Marty : Aušrinė Stundytė
Albert Gregor : Denys Pivnitskyi
Vítek : Paul Curievici
Krista : Thandiswa Mpongwana
Jaroslav Prus : Tómas Tómasson
Janek : Robert Lewis
Maître Kolenatý : Károly Szemerédy
Le Comte Hauk-Šendorf : Marcel Beekman
Un Médecin : Paolo Stupenengo.

Orchestre & Chœurs de l’Opéra National de Lyon

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