Hormis La Damnation de Faust – rappelons-le bien « Légende dramatique pour le concert » et non opéra – les ouvrages lyriques de Berlioz se trouvent honteusement négligés par Lyon depuis plus de trois décennies. Un projet de coproduction pour Benvenuto Cellini avec le Teatro Regio de Turin n’ayant pu aboutir à l’époque bénie d’Alain Durel, comment ne pas saluer le retour de Béatrice & Bénédict ? Seulement, « Un caprice écrit avec la pointe d’une épingle » tel que l’auteur le résume lui-même, exige tact et subtilité. Avec cette production planifiée à la fin de l’ère Dorny et rescapée de la Covid 19, les enjeux du plus délicat des opéras conçus par le compositeur des Troyens vont-ils bénéficier d’interprètes à la hauteur ?
L’œuvre à Lyon : rappel chronologique
L’historique de Béatrice & Bénédict dans la Capitale des Gaules commence tardivement, à l’époque du grand Festival Berlioz de Lyon, qui dura de 1979 à 1989 avant de se voir annihilé par funeste volonté politique. Coup de maître insurpassé depuis, la mirifique scénographie signée en 1981 par Jean-Louis Thamin à l’Auditorium Maurice Ravel correspond à la création lyonnaise. D’une sidérante intelligence, alliée à une beauté plastique inouïe dans les décors et costumes oniriques de Dominique Borg, elle réunit un plateau inégalé ultérieurement : Alicia Nafé, Ian Caley, Christiane Eda-Pierre, Gabriel Bacquier, Fiona Kimm, René Massis et Xavier Tamalet, dirigés par John Nelson… excusez du peu ! En 1984, ledit festival régresse d’un bon cran, croyant indispensable une nouvelle production – idée saugrenue – au lieu d’une reprise ! Confiée à Yvon Gérault, dont on ne retient que la souple direction d’acteurs, donnée au Théâtre du 8ème, elle ne laisse guère de souvenirs marquants, si l’on excepte l’attrayant Bénédict de Thierry Dran ou la direction idiomatique de Marc Soustrot. Suit, en 1991, une exécution en concert dirigée par John Nelson, immortalisée par ERATO, qui demeure l’une des meilleures intégrales de la partition au disque. Enfin, l’année suivante, derechef avec Nelson, la mise en scène proposée par Pierre Barrat transpose l’action au XIXème siècle, artifice sans charme, où Hélène Perraguin, Tibère Raffali, Danielle Borst encadrés par les inusables vétérans Pierre Thau et Gabriel Bacquier, sauvent la mise in extremis.
Où Somarone devient un manipulateur maniaque, épicentre d’une machination…
Après un tel palmarès, rien ne nous préparait au sinistre effondrement auquel nous voilà contraint d’assister stoïquement (enfin… nous nous y efforçons, par pur professionnalisme !).
Dans le domaine chéri par la majorité des directeurs actuels, à savoir l’actualisation forcenée autant qu’obsessionnelle, La Damnation de Faust saccagée par David Marton en 2015 semblait avoir touché le fond en ce qui concerne Berlioz. Las ! Damiano Michieletto nous maintient impitoyablement la tête sous l’eau au fil d’une succession d’agencements hasardeux. Pourtant la lecture préalable de sa note d’intention, révélant une bonne compréhension des caractères pour les deux couples, laisse place à quelques espoirs… jusqu’aux deux tiers. Car, l’énoncé d’un fumeux concept suit : vu comme un cousin de Don Alfonso placé par Da Ponte au cœur du Così fan tutte mozartien, Somarone devient ici un manipulateur maniaque, épicentre d’une machination type The Truman show. À partir de là, ce personnage secondaire perd tout de l’intention caricaturale piquante voulue par Berlioz : le télescopage des personnalités de Cherubini, Spontini et Rossini, pris dans leurs travers. En conséquence, au même titre que le déplacement de numéros, le texte parlé de Somarone se trouve soit estropié, soit déporté, soit éliminé à plusieurs reprises, comme, par exemple, dans l’Improvisation & Chanson à boire du II où, n’étant plus ivre suite aux libations avec le « Vin de Syracuse », sa scène drolatique tombe complètement à plat ! Le sieur Michieletto prétend apprécier le « côté visionnaire » de Berlioz qui le « fascine ». Dont acte et fort bien ! Mais, dans ce cas, une étude approfondie de ses écrits lui reste à accomplir !
Question redécoupage et bricolages, en sus, comment ne pas se désoler que l’on opère l’entracte après l’air de Bénédicte « Ah ! Je vais l’aimer ! » ? Le malhonnête procédé décale ainsi le duo nocturne Héro / Ursule en début de seconde partie, lui faisant manquer son effet envoûtant, par lequel le public se place en apesanteur, hors de toute notion du temps ou de l’espace.
Pour le reste, toujours le salmigondis habituel : boite à chaussures aseptisée en guise de décor (décor ?), pas de caméras mais micros envahissants (le plan “Big Brother” de Somarone), vêtements identiques à ceux de n’importe quel décrochez-moi-ça, auxquels on ajoute, pour faire bonne mesure, ces éléments mille fois vus jusqu’à la nausée : treillis ou uniformes de dictatures contemporaines, pistolets que l’on braque sur autrui sans justification, gestiques outrancières faisant songer à des surlignages au fluo, gags gras, un faux primate qui gambade en tous sens (fort bien imité, d’ailleurs, chapeau à la personne qui en a la charge !)…etc. Seule image superflue qui ne choquera que les prudes rosières, toutes générations confondues : un jeune couple d’une chaste nudité rappelant vraisemblablement Adam et Ève d’un Paradis perdu, Eden dont le jardin est suggéré par une jungle luxuriante.
Au bilan : nul individu sensé ne s’extasiera, sauf les habituels bobos incultes, friands d’onanisme cérébral. Ouf ! Corvée terminée, passons aux choses sérieuses : l’exécution.
La juste pulsation autant que le style demeurent cruellement absents, comme exilés
« Éxécution » va peut-être se trouver un terme doublement approprié tant, cette fois-ci, ce que l’on entend ne compense guère les lassantes images infligées. Diriger Berlioz exige maintes qualités atypiques qui, de toute évidence, ne constituent guère l’apanage du chef Johannes Debus, sans doute trop « généraliste », tel qu’il se définit lui-même ! Cet orchestre, entendu fin mars fabuleux dans Tchaïkovski sous la férule de Daniele Rustioni, sonne ce soir lourd, épais, quelconque, bruyant et non pas “grand”, affichant même un navrant déficit de badinerie aérée, ce dès le thème princeps, fuyant, de l’ouverture. Certes, tout est en place de bout en bout mais la juste pulsation autant que le style demeurent cruellement absents, voire exilés. Le plus déplorable se situe dans un duo nocturne sans mystère, prosaïque, au tempo trop urgent.
Fait étrange, voilà aussi que les chœurs maison – dont nous ne cessons habituellement de chanter les louanges ou souligner les vastes autant qu’authentiques vertus – sonnent ici ordinaires, sans grâce, massifs, indurés, mécaniques, affectés d’un surprenant déficit d’articulation. Or, un affreux soupçon commence à sourdre face à cette inaccoutumée accumulation d’anicroches : la scénographie ne jouerait-elle pas ici un rôle insidieux, obscur mais néfaste qui les expliquerait ? (mouvements saccadés, souvent brutaux, casques-écouteurs exigés dans la scène initiale… il y a de quoi se trouver gêné !). Vivement que ces si méritants artistes se reprennent, dans une meilleure situation !
Giulia Scopelliti, meilleure Héro que nous ayons pu entendre après Christiane Eda-Pierre
Les chanteurs solistes rassemblés peinent à compenser les précédentes déconvenues. Prenons le soin d’une importante précision : seulement deux d’entre eux sont des professionnels confirmés. D’abord Cecilia Molinari, cantatrice méritante autant qu’honorable, exubérante, bonne comédienne mais s’inscrivant en-deçà des exigences vocales de Béatrice, qui réclame davantage. Rappelons que la créatrice du rôle, Anne-Charton Demeur, sera aussi la première Didon pour Berlioz. Or, mezzo-soprano lyrique fruité, idéalement appariée à des emplois tels que Cherubino, Dorabella ou Meg Page, la probe Signora Molinari atteint les limites de ses capacités dans sa grande scène du II, exigeant les moyens d’une mezzo type grand-lyrique. Ce, autant dans l’expansion de la ligne ou l’envergure que dans la noblesse de ton.
Ensuite, épargnons au maximum le malheureux baryton Ivan Thirion, malmené par la conception inepte du metteur en scène et manifeste erreur de distribution dans cet emploi taillé pour une basse-bouffe. Non seulement il ne parvient pas à donner consistance au personnage, requérant un vieux briscard (là où Bastin, Bacquier ou Courtis le campaient en quelques secondes) mais, en outre, il défigure (à la demande de Michieletto… ?) tellement ses couplets en versant dans l’expressionisme qu’il frise l’invention du… Sprechgesang berliozien !
Tous les autres interprètes font partie du Lyon Opéra-Studio, ce qui, en fin de compte et à notre agréable surprise, ne nécessite pas systématiquement un recalibrage des appréciations critiques. Giulia Scopelliti en apporte la preuve flagrante, s’imposant rien moins que comme la meilleure Héro que nous ayons pu entendre après Christiane Eda-Pierre. Les moyens d’un vrai soprano-lyrique d’agilité se déploient avec aisance de A jusqu’à Z, sans traces perceptibles de fatigue. En dépit d’un orchestre avare en délicatesse comme en ressenti, elle s’investit avec ferveur dès son entrée, illuminant la sinistrose ambiante de sa double présence irradiante : vocale et scénique. À la réserve près d’une ductilité encore appliquée (les mesures précédant la cadence avant la coda de son air du I), une artiste prometteuse, à suivre de près !
Jusqu’à présent très apprécié dans les emplois de Spieltenor ou ténor bouffe (tel son mémorable Abbé de Chazeuil dans Adriana Lecouvreur de Cilèa en décembre dernier1), Robert Lewis se confronte pour la première fois en ces murs à un emploi de ténor demi-caractère exigeant. Mis à part des pointes d’accent anglophone un peu gênantes ou un registre grave en manque d’appuis, l’artiste transforme l’essai : vaillance, fière conduite de la ligne, respect des nuances, dynamisme, endurance, inflexions adroites servant le sens du texte et ses sous-entendus.
Elle aussi positivement remarquée ces deux dernières saisons, Thandiswa Mpongwana s’empare du personnage d’Ursule avec bonheur et un legato de belle école. En admettant que la diction française soit encore perfectible et mérite un surcroît de travail, les moyens d’une possible contralto (ce qu’est le rôle) affleurent, laissant présager de beaux lendemains dans ce domaine précis, où elle a déjà abordé la truculente tante Fidalma dans Il Matrimonio segreto de Cimarosa.
Respectivement distribués en Pedro et Claudio, Pete Thanapat et Paweł Trojak présentent de sonores organes en clefs de fa mais, là encore, au français insuffisamment châtié, ordonné et dominé. Enfin, dans le rôle parlé du gouverneur Léonato, l’acteur Gérald Robert-Tissot s’impose par son aura et une autorité naturelle. Un exploit au sein d’un contexte si difficile autant qu’ingrat ; pire : navrant.
Patrick FAVRE-TISSOT-BONVOISIN
17 Mai 2024.
1 NDLR : Voir critique de P.F-T-B dans Résonances Lyriques : https://resonances-lyriques.org/opera-de-lyon-a-lauditorium-adriana-lecouvreur-de-francesco-cilea/
Réalisation :
Direction musicale : Johannes Debus
Chefs des chœurs : Benedict Kearns et Guillaume Rault
Mise en scène : Damiano Michieletto
Décors : Paolo Fantin
Costumes : Agostino Cavalca
Lumières : Alessandro Carletti
Chorégraphie / Mouvements : Chiara Vecchi
Orchestre & Chœurs de l’Opéra National de Lyon
Distribution :
Béatrice : Cecilia Molinari
Bénédict : Robert Lewis
Héro : Giulia Scopelliti
Somarone : Ivan Thirion
Ursule : Thandiswa Mpongwana
Claudio : Paweł Trojak
Don Pedro : Pete Thanapat
Léonato, Gouverneur de Messine : Gérald Robert-Tissot.