Beaucoup plus en avance que d’habitude, l’ouvrage lyrique régulièrement donné en version concertante à l’Auditorium – comme chaque automne, par l’Opéra de Lyon – a rassemblé un public nombreux, avant son transfert, trois jours plus tard, au Théâtre des Champs-Élysées. Là, une confrontation avec les fantômes d’une exécution antérieure en concert créera un frisson de nostalgie chez les témoins d’alors, dont nous étions : celle d’avril 1980, avec Carlo Bergonzi, Maria Slatinaru et Bruno Pola (remplaçant au pied levé Aldo Protti qui… remplaçait lui-même Leo Nucci… !), dirigés par Nello Santi avec les forces de Radio-France.
En ce qui concerne Lyon, nous n’avons pu – faute d’archives complètes – retrouver la trace d’une production affichée pendant les années 1960 par Paul Camerlo, mais qui nous a été plusieurs fois mentionnée par ceux qui y assistèrent. En revanche, le souvenir des soirées de 1989 au Théâtre antique de Fourvière reste vivace. D’abord pour la mise en scène, prodiguant maints trésors d’intelligence historique, signée Nicolas Joël, la direction musicale de Rico Saccani se situant un degré en-dessous. Ensuite, pour la distribution stylée, d’où émergeaient, au-dessus du lot, Pilar Lorengar, Jean-Philippe Lafont et Ricardo Cassinelli (en Maddalena, Carlo Gérard et l’Incroyable), mais qui ne pouvaient, hélas, compenser les limites criantes du jeune ténor Stefano Algieri, fracassé par cette prise de rôle précoce qui abîmera sa carrière.
Rustioni rejoint rien moins que Gianandrea Gavazzeni, James Levine et Riccardo Chailly
Car tout directeur d’opéra digne de ce nom le sait : pour réussir le chef-d’œuvre absolu signé par Giordano, il convient, prioritairement, d’engager un solide trio vocal, dominé par un ténor d’exception, ainsi qu’un chef aguerri, faisant preuve d’affinités esthétiques approfondies avec ce répertoire. Aucun problème sur ce dernier point : dès l’an dernier avec Adriana Lecouvreur de Cilèa, Daniele Rustioni avait su prouver par l’éblouissement son adéquation totale avec le Vérisme dans sa branche réformatrice. Notons que, très sollicité par la série des Wozzeck donnée en ce mois d’octobre à l’Opéra, il a bénéficié ici d’un appui précieux en la personne d’Hugo Peraldo comme chef assistant zélé. Le résultat s’avère magnifique. Sveltesse, dynamisme et grandeur du propos se trouvent servis au-delà des plus folles espérances. À titre d’exemple, mentionnons : la splendeur des timbres pour les pupitres de vents, cordes graves et percussions ; une noble saillance des leitmotive ; l’art de servir avec vraisemblance et conviction les sections en pastiches sonores du XVIIIème siècle (quelle gavotte !) ; un soutien dramatique, théâtral, de tous les instants ; une maîtrise confondante des ensembles (le défilé des conventionnels au II, le tableau du tribunal révolutionnaire au III – NB : le plus terrifiant que nous ayons jamais entendu sur le vif !), le tout couronné par une flamme épique où, après Claudio Abbado dans Wozzeck, Rustioni rejoint rien moins que Gianandrea Gavazzeni, James Levine et Riccardo Chailly pour le cas précis d’Andrea Chénier !
Seules petites réserves, curieusement et rigoureusement identiques en tous points à celles émises pour Adriana Lecouvreur l’an dernier : une introduction de l’Acte I flottante, en déficit d’unité comme de netteté jusqu’à l’entrée de Gérard. Puis, des trilles bâclés, quasi inaudibles. Question manque d’étoffe, gardons-nous de jeter ici la pierre aux violons I et II, tant ils accompliront de la belle ouvrage ensuite. En réalité, loin d’une déficience intrinsèque, c’est bien l’écueil chronique d’un effectif insuffisant dans ces pupitres qu’il convient d’évoquer.
Soulignons l’inoubliable parcours des chœurs de l’Opéra de Lyon, préparés par Benedict Kearns. Une prestation des grands soirs, où la justesse rythmique le dispute au sens aiguisé des incarnations de masse successives : aristocrates, foule parisienne, soldats de l’An II, tricoteuses… tout contribue, jusqu’à la moindre accentuation ou intonation, pour convaincre. Aujourd’hui, ils nous transportent eux aussi dans l’époque où se déroule l’action. Plus besoin de vaine mise en scène en forme de relecture systématique : on a l’impression d’y être !
L’on sait gré de toutes ces vertus à Riccardo Massi, qui mérite un véritable respect
En mars dernier, nous avions relevé les qualités comme les limites du ténor Riccardo Massi en Dick Johnson dans La Fanciulla del West1. Connaissant déjà sa propension à s’emparer des plus lourds emplois lirico-spinto du répertoire, nous redoutions quelque peu sa nouvelle confrontation avec le rôle de Chénier, abordé prématurément – dès 2014 ! – au Kungliga Operan de Stockholm. Admettons donc ce qui n’enthousiasme guère : un timbre générique impersonnel, ne dispensant pas un sex-appeal inouï ; une éloquence insuffisante ; un style peu châtié allié à un léger manque de distinction ; l’absence d’une couleur cuivrée, solaire, qui fait les grands Chénier (Franco Corelli en tête)… et pourtant ! Force est de rendre les armes face à l’interprète si peu irradiant, qui, en revanche, exhibe une aisance ahurissante sur toute la tessiture. Outre que, en soi, maîtriser l’intégralité de la partition d’un emploi aussi écrasant2 constitue un exploit dont peu sont actuellement capables, nous avouons admirer une facilité déconcertante chez l’interprète ! Qu’aligner les nombreux sib aigus d’une façon aussi décomplexée soit admirable par nature est une chose. Mais dominer sans coup férir l’écriture de la première à l’ultime mesure sans faiblir forme une prouesse. Avec cela, toutes les nuances indiquées dans la partition sont observées. Jamais une note attaquée en-dessous ne vient ternir le discours, pas plus que des accentuations outrancières ou coups de glotte ne polluent la ligne. À ce titre, l’”Improvviso” du I demeure exemplaire sur des passages aussi souillés usuellement que « Qui causa di scherno ! » ou « le lagrime dei figli ! » par d’autres. Indéniablement si, sur les quatre airs soliste, ceux inscrits dans le fil de l’action (« Io non ho amato ancor » et « Si ! fui soldato ») conviennent mieux à cette voix, « Un di all’azzurro spazio » et « Come un bel dì di maggio » ne déméritent pas. L’on sait gré de toutes ces vertus à Monsieur Riccardo Massi, qui mérite un véritable respect.
Anna Pirozzi et Amartuvshin Enkhbat : du grand art !
Idée préconçue, dénuée de fondement : d’aucuns pensaient qu’Anna Pirozzi ne serait guère en mesure de peindre une Maddalena di Coigny juvénile à l’Acte I. Or, elle s’y révèle tout à fait confondante, composant la jeune aristocrate ingénue, pure, coquette et naïve avec une vraie spontanéité, sans affèteries. Construisant admirablement la progression du personnage, elle le fait justement mûrir au II, avec un sens affûté du poids ou du coloris à conférer à chaque syllabe : rarement l’on entendit émettre « Son sola e minacciata » de façon si bouleversante ! L’immense cantatrice retient intelligemment ses opulents moyens pour distiller un « La mamma morta » anthologique au III, en union avec la plus mémorable intervention soliste instrumentale de la soirée (le 1er violoncelle envoûtant d’Ewa Miecznikowska), confirmant une progression lumineuse, couronnée par un duo conclusif du IV réellement cosmique3.
Révélé dès 2018 en remplaçant céans Leo Nucci dans Nabucco, Amartuvshin Enkhbat avait conquis ensuite le public en Charles Quint d’Ernani. Notable interprète verdien, dorénavant habitué des arènes de Vérone, il dessine ce soir un fascinant Carlo Gérard, dont il exprime tous les affects avec un enviable discernement. Au-delà de ses deux grands solos, impeccablement conduits, son duo avec Maddalena au III acquiert sa dimension bien réelle d’authentique référence pour Puccini, lorsqu’il écrira l’affrontement du II dans Tosca. Totalement idiomatique, généreux, le baryton mongol a encore gagné en largeur, ouvre davantage les sons, demeure très distingué, comprend que l’on ne chante pas Giordano comme Mascagni ou Leoncavallo et communique le frisson. Chez lui, les inflexions alla Giuseppe Taddei s’unissent à l’airain d’un Ettore Bastianini. Du grand art !
En dehors des protagonistes principaux, l’Incroyable de Filipp Varik remporte la palme
Saluons les rôles secondaires remarquablement défendus, avec des emplois dédoublés souvent réussis4. Ainsi, Sophie Pondjiclis personnifie au I une Comtesse de Coigny légèrement froide, voire distante, mais dessine au III une Vieille Madelon saisissante en pathétisme mesuré, d’une intensité contenue, dénuée de pathos. Méthode encore plus efficace, car sans jamais user du parlando (expédient dont abusent ici d’ordinaire certaines cantatrices), elle tire les larmes.
Déjà appréciée à plusieurs reprises dans nos colonnes, Thandiswa Mpongwana incarne Bersi avec panache. Elle en possède tout : la probante sensibilité (au I), l’abattage effronté (au II), en alliance à une haute qualité de ligne vocale, redonnant du relief à ce rôle souvent sacrifié.
Abonné aux abbés de cour, Robert Lewis réussit moins cet anonyme du I que son Chazeuil dans Adriana Lecouvreur. Cet emploi pour ténor de caractère reste ingrat, écrit dans une tessiture plus centrale, inapte à mettre en valeur un registre supérieur que l’on sait brillant.
Incarnant le fidèle ami de Chénier, doté d’un beau matériau, Pete Thanapat parvient à donner une vraie consistance à Roucher. En revanche, ce n’est pas un service à rendre au jeune et fort prometteur Kwang-Soun Kim (potentiellement un Masetto plausible dans Don Giovanni) en le distribuant en Fouquier-Tinville. L’abominable accusateur public exige un mordant, une fermeté comme une projection si implacables qu’on doit plutôt le confier à un chanteur mûr. Très remarquée double prestation pour Alexander de Jong, d’abord poète Fléville élégant, soigné de ligne, puis sans-culotte Mathieu très crédible, auquel manque juste encore un peu de rondeur grasseyante (l’emploi relève plutôt du basso buffo : confer l’idéal Paolo Montarsolo5). Nous relevons aussi une opérante prestance chez Hugo Santos, Geôlier Schmidt efficace après avoir campé un Président Dumas à l’impressionnante froideur tranchante. Même les silhouettes accèdent ce soir à un traitement de faveur : Antoine Saint-Espes, sonore dans les brèves répliques du Majordome au château de Coigny et Paul-Henri Vila, luxueux dans la seule phrase du Crieur public, habituellement dévolue à une voix d’enfant.
Gardons le meilleur pour la fin car, en dehors des trois protagonistes principaux, l’Incroyable remporte la palme. Déjà remarqué dans Le Fou de Wozzeck, Filipp Varik transpire ici l’esprit d’à-propos et l’entendement. Composition habitée pour ce personnage cauteleux en diable, beauté du timbre, émission franche, vraie musicalité… autant d’atouts consacrés jusque dans l’arioso « Donnina innamorata » de très grande classe. Un artiste à suivre de près.
Au terme d’un parcours où l’excitation va croissant dans l’auditoire, les ovations se multiplient pour l’ensemble des valeureux exécutants. Votre serviteur s’en émeut, se souvenant qu’à Lyon, aux alentours de 1980, il ne suscitait qu’ironie lorsqu’il parlait du compositeur ! L’an passé, en conclusion du compte-rendu d’Adriana Lecouvreur, il écrivait : « Espérons maintenant Andrea Chénier de Giordano et Cristoforo Colombo de Franchetti ! ». Alors, oui, de grâce : avant que le Maestro Daniel Rustioni ne nous quitte, puisse-t-il nous offrir ce troisième chef-d’œuvre, conçu par le chef de file du Vérisme réformiste. L’œuvre nous semble faite pour lui et, à sa conclusion, le public friserait le coma !
Patrick FAVRE-TISSOT-BONVOISIN
15 Octobre 2024.
2 Rappelons qu’à la création en 1896 à la Scala de Milan, le rôle était tenu par Giuseppe Borgatti, qui deviendra un des plus grands interprètes italiens de Wagner, avant Aureliano Pertile.
3 Elle s’y permet même une variante aiguë, dont la tradition n’est pas établie, dans la conclusion, mais qui ne manque pas son effet.
4 La pratique est courante dans cette œuvre, en dehors de l’Italie (pour des raisons juridiques, relevant du Droit du Travail).
5 Audible dans la version où Gabriele Santini dirige les forces de Rome, avec Franco Corelli, Antonietta Stella et Mario Sereni [EMI 1964].
Direction musicale : Daniele Rustioni
Assistant à la direction musicale : Hugo Peraldo
Chef des chœurs : Benedict Kearns
Distribution :
André Chénier : Riccardo Massi
Maddalena di Coigny : Anna Pirozzi
Charles Gérard : Amartuvshin Enkhbat
La Comtesse de Coigny / La vieille Madelon : Sophie Pondjiclis
Un Incroyable : Filipp Varik**
La mulâtresse Bersi : Thandiswa Mpongwana*
Jean-Antoine Roucher, poète et ami de Chénier : Pete Thanapat*
L’Abbé : Robert Lewis*
Le Sans-culotte Mathieu, dit “Populus” / Le Poète Pierre Fléville : Alexander de Jong**
Antoine Fouquier-Tinville, accusateur public : Kwang-Soun Kim***
René-François Dumas dit “le rouge”, Président du Tribunal révolutionnaire / Schmidt, geôlier de la prison Saint Lazare : Hugo Santos**
Le Majordome des de Coigny : Antoine Saint-Espes***
Un crieur public : Paul-Henry Vila***
Orchestre & chœurs de l’Opéra de Lyon
* Membres du Lyon Opéra Studio, promotion 2022/2024
** Membres du Lyon Opéra Studio, promotion 2024/2026
*** Artistes des chœurs de l’Opéra de Lyon.