En février 2019, l’Opéra de Lorraine accueille, dans sa somptueuse salle nancéienne, la création mondiale d’un ouvrage distingué alors – par les médias spécialisés voire au-delà – pour son sujet. Rappelons brièvement la chronologie antérieure. À partir d’un évènement économique et social concret, qui prit place en 2012 dans l’entreprise Lejaby à Yssingeaux, le dramaturge florentin Stefano Massini écrit une pièce de théâtre en langue italienne, créée en 2014 sous le titre 7 Minuti, consiglio di fabricca. Deux ans plus tard, elle suscite une adaptation cinématographique due à Michele Placido, avant sa traduction française publiée dès 2018. Onze salariées s’y déchirent autour d’un choix : conserver leurs emplois à condition d’enlever 7 minutes à leurs temps de pause quotidien. Fasciné par la trame, le compositeur Battistelli a déjà obtenu l’autorisation d’adapter la tragédie dans un livret en italien de sa plume.
Au lieu d’une reprise, l’Opéra de Lyon opte pour une nouvelle production, s’insérant dans le cadre du traditionnel festival annuel marquant l’arrivée du printemps, initié par Serge Dorny. Une manifestation toujours vivement attendue et suivie, cette fois intitulée « Se saisir de l’avenir », où l’on peut, parallèlement, voir – ou revoir – L’Avenir nous le dira signé Diana Soh (joué au TNP-Villeurbanne) et, en plat de résistance, la verdienne Forza del Destino1.
Pris dans sa globalité, nous apprécions le langage du compositeur, constamment lisible
Information indispensable : s’agissant d’une composition dont votre serviteur n’a pu consulter la partition au préalable, le présent article se borne au faisceau d’impressions ressenties. Une fois n’est pas coutume : outre que cela évite de noyer les non-initiés sous les considérations excessivement techniques, une fraîcheur dans la perception reste toujours une opportunité à saisir, évitant la routine au critique professionnel, aguerri peut-être mais… jamais blasé… !
Tout d’abord, pris dans sa globalité, nous apprécions le langage utilisé. Accessible, constamment lisible, avant-gardiste mais clair. Battistelli sollicite maints procédés, dans une éclectique démonstration, d’une confondante maîtrise, sans abuser des ostinatos. Nous sommes même fascinés à l’oreille par un sens peu commun de la dislocation. Certes, les influences – conscientes ou non ? – existent. À moins qu’il faille les considérer tels maints hommages à d’illustres devanciers ? Ainsi, au fil du parcours, l’on devine des réminiscences plus ou moins fugitives renvoyant à Bartók, Varèse, Chostakovitch, Stockhausen voire Boulez. Néanmoins, la plus frappante dans les associations timbriques unies aux épanchements thématiques semble celle d’un Dallapiccola2.
Ceci constaté, au-delà d’une filiation à démontrer, Battistelli possède son style propre, que nous saurons désormais identifier. L’élément prépondérant qui fascine dans son écriture demeure le soin apporté à l’orchestration. Il s’ensuit une propension étonnante à instaurer les climats appropriés à la progression dramaturgique, spécifiquement l’inquiétude. Sur ce point, il frappe moins par l’usage d’un ensemble percussif riche et varié que par celui, plus en relief, des timbales pianissimo, associées aux évolutions des pupitres de clarinette basse ou d’accordéon. Dans un contexte aussi imaginatif, à une vingtaine de minutes du début, l’apparition de Blanche glace le sang, par le seul résultat phonique idoine.
Relevons prioritairement combien ces dames forment un ensemble d’une totale cohérence
Dans une œuvre revendiquant la règle de la triple unité (lieu, temps et action) héritage d’un théâtre français du Grand Siècle, la mise en scène proposée par Pauline Bayle s’avère plus radicale picturalement que celle de Nancy. Un atelier / entrepôt fonctionnel, glacial, voit évoluer les protagonistes dans un huis-clos captivant. L’on retient d’abord certaines images fortes : par exemple ces croix tracées sur le mur correspondant aux votes des ouvrières, qui se superposent ensuite à leurs lèvres durant la projection des visages en plan rapprochés, formant ainsi une grille symbolique entravant leur liberté d’expression. Ensuite, une sensation progressivement claustrophobique accomplie, avec l’insensible rapprochement vers l’avant du mur situé initialement en fond de scène, ne laissant aux personnages qu’un minimum d’espace au final. Ce point rappelle étonnamment l’art d’un Jorge Lavelli dans Œdipus rex naguère3.
Pour faire vivre un livret efficient (malgré quelques images simplistes : « les cravates » pour désigner les gestionnaires de l’usine), la direction d’actrices fonctionne à 100%. Mais peut-il en être autrement, avec des cantatrices toutes foncièrement impliquées gestuellement ?
Protagoniste centrale, Blanche trouve en la fascinante Natascha Petrinsky une interprète idéale. Déployant avec pondération toutes les ressources d’une vraie contralto dramatique, que nous apprécions davantage dans chaque rôle abordé, la cantatrice autrichienne investit totalement le personnage, ahurissante en projection autant qu’en émotion suscitée.
Autour d’elle gravitent ses dix camarades qui, fait notable, parviennent chacune à incarner une individualité avec éloquence et justesse. Femme mesurée appartenant à la même génération, Odette atteint en Nicola Beller Carbone une personnification d’une digne sensibilité. Brûlant les planches, Jenny Daviet retient l’attention en Mireille par une aisance incisive à tous les niveaux, talonnée par la radieuse et touchante Giulia Scopelliti dans le rôle d’Agnieszka. Pour les souvent épidermiques et peu empathiques Arielle et Lorraine, Jenny Anne Flory et Lara Lagni font valoir des timbres – par un malicieux contraste – très veloutés.
Remarquable dans la conduite d’un organe fruité, Eva Langeland Gjerde campe Zoélie avec une sincérité notable, tandis que Shakèd Bar affiche une belle sûreté d’émission dans les interventions confiées à Rachel. La naturelle retenue du personnage de Mahtab ne saurait masquer la finesse du timbre chez Anne-Marie Stanley, alors que ce sont les coloris fauves qui marquent l’auditeur pour Sophia Burgos en Sabine. Bouleversante dans sa spontanéité, Sophie Boudreault assume sans faille les suraigus inhérents à la juvénile Sophie avec un métier déjà évident, autant qu’elle laisse détecter un franc bonheur à se produire sur scène.
Cependant, nous relevons prioritairement combien ces dames forment un ensemble d’une totale cohérence. Dans un ouvrage où la geste collective l’emporte, intrinsèquement, sur toute autre considération, un tel degré d’homogénéité s’exhausse en double vertu.
Nonobstant leur brièveté, les interventions du chœur mixte – préparé par Guillaume Rault – apportent un franc supplément d’émoi sonore. Toutefois, il nous a semblé percevoir qu’elles étaient émises via un enregistrement et non “en présentiel”.
Compliments à Miguel Pérez Iñesta pour sa direction solide. Sous sa baguette, l’orchestre maison fait preuve autant d’engagement que d’endurance, sur un itinéraire singulièrement complexe, exténuant, dépassant les deux heures non-stop.
Reflétant une réalité sociétale actuelle souvent navrante, le livret décrit, parfois “au vitriol”, notre humanité dans ses divers aspects : les moins amènes comme les plus positifs. Il pose moult questions sur les manœuvres retorses d’acteurs économiques aveugles, tout autant que sur la pire des plaies apte à détruire la civilisation : les dissensions, fruits d’un individualisme forcené, aboutissant à une fatale désunion. Oui, l’œuvre produite par Giorgio Battistelli est d’autant plus forte qu’elle prouve combien la création s’avère le terrain par essence propice à l’actualisation visuelle, laquelle sonne inversement si faux dans les opéras du répertoire.
Patrick FAVRE-TISSOT-BONVOISIN,
23 Mars 2025
1 Voir, dans nos colonnes, la critique de Patrick F-T-B : https://resonances-lyriques.org/opera-de-lyon-22-mars-2025-la-forza-del-destino-de-giuseppe-verdi-adieux-triomphaux-pour-daniele-rustioni/
2 Dont nous attendons toujours la création lyonnaise d’Ulisse, opéra ô combien inspiré, qui constituerait un séduisant projet pour l’avenir.
3 Cette saisissante production de l’opéra-oratorio composé par Igor Stravinsky fut présentée à l’Opéra de Paris (Palais Garnier) en 1979.
Réalisation :
Direction musicale : Miguel Pérez Iñesta
Chefs des chœurs : Guillaume Rault
Mise en scène : Pauline Bayle
Scénographie : Lisetta Buccellato
Costumes : Pétronille Salomé
Lumières : Mathilde Chamoux
Vidéo : Pierre Martin Oriol
Chorégraphie : Agnès Butet
Distribution :
Blanche : Natascha Petrinsky
Odette : Nicola Beller Carbone
Mireille : Jenny Daviet
Rachel : Shakèd Bar
Sabine : Sophia Burgos
Agnieszka : Giulia Scopelliti**
Zoélie : Eva Langeland Gjerde*
Arielle : Jenny Anne Flory*
Sophie : Elisabeth Boudreault
Lorraine : Lara Lagni
Mahtab : Anne-Marie Stanley
Orchestre & Chœurs de l’Opéra de Lyon
*Soliste du Lyon Opéra Studio, promotion 2024-2026
**Soliste du Lyon Opéra Studio, promotion 2022-2024