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OPÉRA de LYON – 22 Juin 2025 : CosÌ fan tutte de MOZART

OPÉRA de LYON – 22 Juin 2025 : CosÌ fan tutte de MOZART

dimanche 22 juin 2025

©Paul Bourdrel

Ouvrage flirtant aujourd’hui avec la sur-représentation à travers le monde, le troisième volet du triptyque conçu avec Lorenzo Da Ponte s’imposa pourtant tardivement sur les scènes. L’antipathie manifestée à son endroit par Beethoven, Berlioz, Verdi ou Wagner reflète bien la régression moraliste d’un XIXème siècle peu sensible aux malices d’une création constituant pourtant la quintessence du lyrisme mozartien. L’Opéra de Lyon l’accueillit seulement en 1932. Il fallut encore patienter jusqu’au milieu des années 1950 pour qu’on l’entendît enfin dans la langue originale, grâce à la troupe conduite par la pionnière Marisa Morel. En 1975, une production maison signée Jean Aster accède à un relief certain par la direction de Theodor Guschlbauer, pilote d’un brillant plateau vocal réunissant Sylvia Geszty, Rosanna Creffield, Danièle Perriers, Michael Cousins et Renato Capecchi. Jolie à regarder, celle de 1983 confiée à Guy Coutance marqua un recul. Suit en 1984 une exécution concertante, assurée par John Eliot Gardiner, dont on conserve surtout le souvenir d’un irremplaçable Gabriel Bacquier en Don Alfonso. En 1996, la scénographie discutable d’un Denis Llorca vaut par Sir Neville Marriner dirigeant deux sœurs parfaitement accordées : Rossella Ragatzu et Monica Bacelli, épatantes, sous l’œil narquois du Don Alfonso cauteleux de José van Dam. À partir de 2001 l’ère des relectures et actualisations systématiques débute, se poursuivant en 2006 puis 2011. Rien à citer sur ces réalisations visuelles, aussi médiocres qu’affligeantes, musicalement sauvées par des individualités : la Fiordiligi d’Anja Harteros et le Guglielmo de Stéphane Degout (2001), Danielle De Niese en Despina et Wolfgang Holzmair en Alfonso (2006), celui de Lionel Lhote allié au Guglielmo d’un insolent Vito Priante (2011). Quatorze ans après, rebattre les cartes en ces murs s’impose, certes. Mais, doit-ce être à n’importe quel prix… ?

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©Paul Bourdrel

Parcours conceptuel, loin d’une ironie glaçante inhérente au Siècle des Lumières

Car les propos lus dans le programme de salle ont de quoi inquiéter. Marie-Ève Signeyrole, par référence au sous-titre – ossia la scuola degli amanti – affirme ainsi : « Nous avons donc choisi de situer l’action dans une école où sont enseignés les Beaux-Arts. Le jeu de rôles proposés par Mozart et Da Ponte prend ici la forme d’une expérience sociale réalisée en milieu universitaire. Don Alfonso est un professeur de philosophie et d’esthétique. Il propose à ses étudiants de réfléchir au thème de l’amour et à l’épineuse question de la fidélité – ou de l’infidélité, selon le point de vue. Les étudiants vont se mettre au travail et devenir les cobayes d’une expérience sociale ». En réalité, cette dernière revêt promptement l’allure d’un long test psychanalytique, parfois éprouvant. La metteuse en scène poursuit en se référant tour à tour : à l’Expérience de Milgram en 1963 ; au film La Vague réalisé par Dennis Gansel en 2008 ; tout en étirant la durée – théorique – de l’action sur cinq jours… quand Da Ponte stipule clairement une durée inférieure à 24 heures (mais encore faudrait-il savoir lire le libretto… !).

2025 Cosi fan Tutte PGcPaul Bourdrel HD 019 Pour evoquer la mise en pieces scaled
©Paul Bourdrel

S’ensuit un épuisant parcours conceptuel pseudo freudien, loin d’une ironie subtile inhérente au Siècle des Lumières. Énumération des ingrédients pour cette indigeste recette : ouverture animée (insupportable récurrence actuelle chez les ennemis de l’art musical) avec oiseux batifolages estudiantins ; omniprésence d’un vidéaste, dont les prises de vues projetées sur grand écran n’apportent rien, finissant même par lasser sérieusement ; résultat visuel global froid, dépourvu d’âme, confinant à l’aridité ; volonté d’une mise en abyme empesée, ornée d’un stratagème faisant invariablement les délices des bobos incultes : la participation sur scène d’une vingtaine de couples choisis – soi-disant à chaque représentation – dans le public pour incarner le commun des étudiants ; afin d’exprimer le nervosisme ici, pas de chaises renversées mais une propension à accumuler les gifles (Fiordiligi en est la plus prodigue) ; métamorphose des jeunes hommes quasi inexistante voire improbable (seul Ferrando, d’abord glabre, arbore ensuite une courte barbe) ; absence d’objets essentiels, dont le pire exemple demeure le bijou pendentif “coricino“, clef dans la relation Dorabella / Guglielmo, devenant ici cœur dessiné au feutre sur le sein des partenaires…etc. Toutefois, dans la mesure où l’on ne relève ni corruption viscérale des rapports entre les personnages, ni dénouement dévoyé, le nadir se situe ailleurs. En effet, Madame Signeyrole entre dans la catégorie des scénographes communiquant tacitement la sensation que la musique constitue fréquemment un potentiel obstacle à leur vision, voire à son épanouissement (sic !). Du coup, l’irréparable se produit par accumulation : ricanements expressionnistes demandés à tous les protagonistes de loin en loin, y compris en fragmentant le flux sonore ; invention du Melodram mozartien (sacré scoop, n’est-ce pas ?!?), puisque l’on hésite pas à faire parler les chanteurs sur les passages purement orchestraux (Don Alfonso en est le plus richement doté) ou à modifier des mots (exemples : « Ecco amici la barca » devenant « Ecco amici la squadra » ou « In casa mia che fanno ? » mutant en « Ed oggi qui che fanno ? ») sans oublier la censure du surtitrage lorsque des mots dérangent le sociologiquement correct actuel (tel « cagna », non traduit) ; pulsation phonique affectée par les contraintes scénographiques, l’échiquier propre à Così fan tutte ne fonctionnant plus qu’à demi régime (Trio des adieux privé d’émotion, pollué par une équipée nocturne en vélos, « Ragazzaccia tracotante » jamais entendu aussi banal, enlisement frisé dans maints ensembles) ; coupures dans la partition, tant pour les récitatifs que les numéros vocaux, dont le duo des officiers « Al fato dan legge » au I, l’ample deuxième air de Ferrando « Ah ! Lo veggio, quell’anima bella » au II, mais précédées par le pompon : la suppression du deuxième des trois trios masculins au 1er Tableau du I « È la fede delle femmine », du jamais vu ! Tout cela tandis que Don Alfonso se voit contraint à déclamer une copieuse quantité de laïus, pensums étrangers au texte !!! Stop ! Passons à autre chose, l’on s’en portera mieux.

Duncan Ward galvanise sa phalange, où la petite harmonie mérite la palme

Rendons grâces d’abord à Duncan Ward. Dans un contexte aussi délétère, le chef britannique se démène et parvient à sauver la mise dans la majorité des moments où le visuel obère son travail. Incisif, d’une franche vitalité mais sans précipiter les tempos, nerveux mais sans sécheresse, il galvanise sa phalange où la petite harmonie mérite la palme, avec une mention pour le divin hautbois tenu par Julien Weber, sans oublier, côté cuivres, le superbe cor solo assuré par Jimmy Charitas. En revanche, peu à dire sur les chœurs, dont les brèves et probes interventions se font non en présentiel mais par diffusion d’un enregistrement réalisé en amont, puisqu’ils répètent actuellement Louise de Gustave Charpentier à Aix-en-Provence.

2025 Cosi fan Tutte PGcPaul Bourdrel HD 009 Dorabella scaled
©Paul Bourdrel

Côté solistes vocaux, la distribution s’avère plus inégale. Claire de timbre, sympathique dans ses évolutions, Deepa Johnny se révèle une consciencieuse Dorabella. Appliqué, son « Smanie implacabili » reste d’un niveau inférieur à ses autres interventions, dont un « È amor un ladroncello » moins scolaire, convaincant mais qui peut gagner en piquant dans l’expression.

2025 Cosi fan Tutte GcPaul Bourdrel HD 032 Dorabella Fiodiligi et Despina
©Paul Bourdrel

Il convient d’apporter un bémol à nos réserves, car la question mérite d’être posée : dans quelle mesure les limites constatées ne seraient pas le fruit des contraintes scéniques d’une direction d’acteurs fouillée mais souvent démunie de cohérence ou loin des enjeux du texte ? La remarque vaut surtout pour Giulia Scopelliti. Nous avons suffisamment évoqué ses vertus antérieurement pour qu’elle ne nous tienne pas rigueur des réserves exprimées ici. Tandis qu’elle accumule opportunément les inflexions perverses dans ses récitatifs, elle ajoute des ornementations discrètes (usage d’époque) dans ses airs. Cependant, ces derniers se trouvent débités sans épices ni piquant, flirtant avec la neutralité en dépit d’une voix si saine mais, cette fois-ci, perfectible en diction tout comme en gestion des trilles, souffrant d’un manque d’affirmation comme de netteté. Pareillement, l’absence d’un franc maquillage timbrique dans ses interventions en docteur et notaire affadi par trop la composition “commedia dell’arte1.

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©Paul Bourdrel

Non dénué de qualités lui aussi, Ilya Kutyukhin compose un Guglielmo inhabituellement réservé. Ainsi, l’on admire son « Non siate ritrosi » énoncé tel un Lied, soigné et dans un italien impeccable mais sans verve théâtrale. Là aussi, ne faut-il pas accuser la scénographie en constatant une difficulté latente à affirmer sa présence ou à vaincre son abatage limité ? Se contentant de toujours bien chanter, mais uniformément, l’on aspire à l’écouter dans un autre contexte, plus favorable, propice à lui laisser déployer des atouts belcantistes nettement perceptibles. Car il faut attendre « Donne mie, la fate a tanti » pour entendre ce bel artiste afficher enfin une séduisante exaltation, comme s’il se libérait soudain d’un carcan.

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©Paul Bourdrel

Tamara Banješević, flirtant avec la perfection en Fiordiligi

Les trois autres protagonistes se situent un cran largement au-dessus de leurs partenaires. Robert Lewis, ténor demi-caractère en constants progrès, atteint peut-être le sommet de ses prestations lyonnaises en Ferrando. Outre le relief qu’il confère au personnage (si souvent falot ou insignifiant dans d’autres contextes), sa maîtrise suscite l’admiration. À ce titre, « Un’ aura amorosa » émit avec une extrême sensibilité – sinon avec les raffinements et subtilités des grands du passé (Simoneau, Kraus ou Gedda) – nous ravit. Techniquement impeccable (sauf le trille peu audible sur la croche du dernier « porgerà ») dans cette séquence élégiaque, Lewis étale dans « Tradito, schernito ! » un éventail impressionnant d’aptitudes : ferveur, emportement probant, endurance et contrôle des vocalises souveraines. À cette aune, le rôle-titre d’Idomeneo re di Creta lui est ouvert, s’il patiente et reste prudent encore dix ans.

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©Paul Bourdrel

Nous discernons une palette moins vaste question variété dans les affects chez Simone del Savio mais ce beau chanteur clef de fa italien fait preuve d’un métier exceptionnel. Assez féroce, son Don Alfonso lorgne plus vers Sade que Choderlos de Laclos, aidé qu’il est par son idiomatisme, un timbre magnifique, du mordant, une projection magistrale autant qu’un sens prosodique exemplaire. Véritable maître d’un jeu cruellement amer, il impose sa stature sans coup férir et mériterait une nouvelle invitation céans, tant son aisance lui permet de surmonter tous les handicaps qui lui sont imposés dans cette production excessivement spéculative.

2025 Cosi fan Tutte PGcPaul Bourdrel HD 010 pour Fiordiligi entre Dorabella et Despina scaled
©Paul Bourdrel

Terminons par une révélation : Tamara Banješević, flirtant avec la perfection en Fiordiligi, dont elle domine intégralement la tessiture : aigus aisés, médium nourri, graves sonores qu’elle ne renâcle jamais à ouvrir généreusement. Ce résultat contraste singulièrement avec sa gracile silhouette dès un « Come scoglio » d’anthologie, un impact insolite dans les ensembles et un grand rondo du II superbement ciselé, où les références à Elisabeth Schwarzkopf et Julia Varady s’érigent en évidences ouvertement revendiquées (il suffit d’ouvrir les oreilles pour s’en assurer !). Continuez avec sagesse, Madame, votre carrière et vos choix, afin que nous ne nous trompions pas en osant émettre cette estimation : « A star is born ! ».

Une fois encore, voilà une représentation sauvée d’une relative déconstruction visuelle par ses mérites musicaux. Le plus désolant des constats restera néanmoins celui-ci : en mai 2024 à l’Auditorium, l’Orchestre national de Lyon proposait Così fan tutte dans une version mise en espace par Thomas Hampson2. Avec quelques accessoires ou éléments vestimentaires, le baryton américain (qui incarnait en même temps Don Alfonso) signait une absolue réussite, où, en dépit de menues outrances, tout sonnait parfaitement juste. Comble des paradoxes : nous éprouvâmes alors bien plus la sensation d’avoir assisté à une vraie représentation d’un tel chef-d’œuvre qu’avec les enchevêtrements alambiqués distillés en ce jour.

Patrick FAVRE-TISSOT-BONVOISIN
22 Juin 2025.

1 À propos : souvent en train de préparer prosaïquement une mousse au chocolat au batteur, Despina tend à révéler ici que Madame Signeyrole semble ignorer la différence linguistique italienne entre “cioccolato“, “cioccolata” et “cioccolatte“, tout autant que leurs importances respectives dans les rites domestiques du Siècle des Lumières. Sans parler du Déjeuner de François Boucher conservé au Louvre, une simple vision de La Belle Chocolatière de Jean-Étienne Liotard, exposée à la Gemäldegalerie Alte Meister de Dresde, lui en apprendrait beaucoup à cet égard…

2 Voir notre critique de l’époque : https://resonances-lyriques.org/auditorium-maurice-ravel-orchestre-national-de-lyon-26-mai-2024-cosi-fan-tutte-de-mozart-en-version-semi-concertante/

Réalisation :

Direction musicale : Duncan Ward

Mise en scène et vidéo : Marie-Ève Signeyrole
Scénographie & Costumes : Fabien Teigné
Lumières : Philippe Berthomé
Dramaturgie : Louis Geisler

Distribution :

Fiordiligi : Tamara Banješević
Dorabella : Deepa Johnny
Despina : Giulia Scopelliti*
Ferrando : Robert Lewis*
Guglielmo : Ilya Kutyukhin
Don Alfonso : Simone Del Savio

Orchestre & Chœurs de l’Opéra National de Lyon
Chef des chœurs : Benedict Kearns

*Solistes du Lyon Opéra Studio, promotion 2022 / 2024.

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