Toujours impitoyable pour les égarements de ceux qui dirigent les maisons d’opéra, le critique professionnel se doit à l’impartialité, vertu aujourd’hui désapprise par plus d’un magistrat. À ce titre, nous ne soulignerons derechef le mérite essentiel manifesté par Richard Brunel depuis l’automne 2022 : proposer des titres délaissés à Lyon depuis une éternité ou, mieux encore, assurer la création locale d’œuvres jouées partout ailleurs depuis belle lurette mais que notre ville ignore superbement (et la liste est encore longue !). Ainsi, rien moins que 210 ans après sa création mondiale à la Scala de Milan, Il turco in Italia de Rossini voit enfin le jour entre Saône et Rhône !1 Pour un tel évènement, le plus élémentaire bon sens dicte deux priorités : d’abord une scénographie servant l’œuvre dans un beau premier degré ; ensuite une parfaite adéquation stylistique des forces musicales rassemblées pour une circonstance exceptionnelle. Hélas, ni l’une ni l’autre ne se présentent à ce rendez-vous, escompté comme extraordinaire.
Gestiques saccadées, exagérées, hyper-histrioniques d’artistes métamorphosés en pantins
Évacuons synthétiquement la question scénographie, tant répéter les mêmes remarques depuis des lustres devient excessivement lassant. L’on sait Laurent Pelly capable du très bon (Le Roi malgré lui de Chabrier, sans doute sa réussite la plus exemplaire ; à quand une reprise ?) comme du pire (Le Comte Ory du même Rossini, sa production la plus pitoyable). Lui confier Il turco in Italia emportait donc un risque évident. Présenté au printemps 2023 au Teatro Real de Madrid, coproduit à trois avec Tokyo, le résultat s’affiche entretemps à Lyon. Des cinq réalisations de cet ouvrage vues sur scène par votre serviteur depuis 1982, celle-ci s’avère la seule navrante. Mettons d’abord les choses au point. D’aucuns pseudos connaisseurs ont beau plastronner à l’entracte, alignant les truismes les plus fats, du genre « C’est loin de valoir L’Italienne à Alger ! », il n’empêche : Il turco in Italia reste un dramma buffo hors normes. Certes, moins accompli que sa sœur aînée (un chef-d’œuvre, sans un temps mort) mais infiniment plus subtil et complexe qu’elle, très proche, en esprit, des réussites produites par Mozart et Da Ponte, auxquels Rossini vouait une inconditionnelle admiration. En ce sens, l’aspect “théâtre dans le théâtre”, anticipant d’un siècle sur Luigi Pirandello, joua largement en sa défaveur à la création et pour l’accueil mitigé constaté. Pensez : tout s’articule autour du poète Prosdocimo, qui construit progressivement l’intrigue tout en participant à son essor.
Or, cet aspect fondamental, novateur autant qu’audacieux, n’intéresse en rien Pelly qui, d’un nouveau Don Alfonso tirant les ficelles, fait un poète raté, paumé, looser négligé, dépassé par les évènements, soit une silhouette aux antipodes du livret. Que substitue-t-il à ce dernier ? Il s’en explique dans une fumeuse déclaration d’intention où, en gros, tout s’articule autour de l’esthétique du roman-photo ; relevant de facto à la période des “Trente glorieuses”2.
Ainsi, en résumé : tout se déroule uniquement dans l’imagination d’une Fiorilla aspirant à fuir sa vie banale. Le concept lasse vite, truffé qu’il se trouve des usuelles gestiques saccadées, exagérées, hyper-histrioniques d’artistes métamorphosés en pantins, coutumières des recettes éculées du “Mister factice” Pelly. Terminé ! Circulez, vous avez déjà tout vu !
Un point majeur au crédit de Sagripanti : préserver la partition dans sa quasi intégralité
Bien que privée de sa dimension supérieure, affaiblie, l’intrigue demeure quand-même lisible pour l’essentiel. C’est toujours ça de sauvé. Ordinairement, les déconvenues visuelles se voient corrigées par la composante auditive. Nous en sommes loin ici. D’abord à cause d’une direction musicale qui peine à trouver ses marques. L’on nous avait tellement vanté les vertus inhérentes à Giacomo Sagripanti que nous ne nous attendions guère à la déconvenue initiale. Ce soir, dès l’ouverture – expédiée, à deux sous – les tempos se trouvent pressés au détriment de l’articulation qui reste brouillonne. Une tendance à exaspérer le flux naturel et la pulsation spontanée d’une musique aussi florissante confine au désordre. En témoignent les dérapages des cuivres (dont la reprise ratée du croquignolet solo de trompette dans la sinfonia !) ou cette trivialité au niveau des percussions qui, lorsqu’elles devraient revêtir un caractère impérieux, sonnent seulement bruyantes (NB : ce que vous n’entendez jamais lorsque Daniele Rustioni tient ferme la barre du navire !3). Voilà donc Evelino Pidò enfoncé question ambiance “bastringue”… et dire que nous assistons à la sixième représentation ! Fort heureusement, les cordes et bois sauvent la mise, conservant un appréciable maintien, à défaut d’une noble substance. En revanche, portons un point au crédit de Sagripanti : préserver la partition dans sa quasi intégralité, puisque seule l’aria d’Albazar passe aux oubliettes et que le chef va jusqu’à insérer les ajouts opérés par Rossini dès la création romaine en 1815. Pour ceci, nous lui savons un gré infini, ainsi que pour l’amélioration constante à partir du milieu de l’acte I, son orchestre gagnant progressivement en assurance et discipline. La prestation se distingue alors par un art authentique, prioritairement dans l’architecture des ensembles et finales.
Sans s’inscrire en lettres d’or dans le livre des performances dont ils sont coutumiers (l’on s’habitue vite au luxe !), l’action des chœurs de l’Opéra de Lyon exige une concise mention. Car, si ces dames restent irréprochables dans leurs trop brèves interventions, ces messieurs ont une tendance à ouvrir surabondamment les vannes dans leur apparition initiale (comme s’ils oubliaient qu’ils n’interprètent pas ce soir Guillaume Tell !). La faute à leur position en avant-scène, imposée par Pelly à cet instant, mais que leur chef, Benedict Kearns, aurait pu rectifier.
Ce que l’on entend soulève un problème stylistique majeur
Impossible d’affirmer que la distribution sauve la soirée, car l’inégale brochette pose question, côté solistes. Pour mieux dire, certains d’entre eux nous communiquent la pénible sensation d’écouter une intégrale des années 1960 – voire 1950 ! – sur vinyle, tant le résultat soulève un problème stylistique majeur. Face à une telle accumulation d’approximations ou limites techniques, l’on en viendrait presque à désespérer. Quoi ? Tout ce qui a été accompli depuis 1980 par la Fondazione Rossini à Pesaro n’a donc servi à rien ? Le travail effectué en profondeur par nos consœurs et confrères musicologues sur le mode interprétatif restitué, historiquement informé, resterait lettre morte ? Pincez-nous, nous cauchemardons !
Procédons à un tour d’horizon dans cette déplorable involution. Commençons par Donna Fiorilla : une simple recherche dans le répertoire assuré par la créatrice, Francesca Maffei Festa, permet aisément de cerner la typologie vocale requise. Sa fréquentation d’emplois plutôt lourds chez Coccia, Mayr ou Mercadante (dont elle créa Irene dans Andronico) autorise à identifier un soprano grand lyrique coloratura. Maria Callas, classable tel un soprano dramatique d’agilité, mit les pendules à l’heure dès 1950 avec ses débuts en Fiorilla à Rome. L’an passé à Madrid, Lisette Oropesa, bien que d’un gabarit insuffisant, parvenait à faire illusion. Elle y alternait avec Sarah Blanch, affichée à Lyon, qui a deux aspects à son crédit : une ductilité satisfaisante et une propension à remplir l’espace phonique. Toutefois, l’émission revêt un caractère forcé et la puissance n’efface pas le fait que nous avons affaire à une soprano passée du grade de soubrette au lyrique léger, inadéquate dans cet emploi. À ce titre, l’on relève une problématique gestion du souffle. En somme, l’on a l’impression d’ouïr une Graziella Sciutti survitaminée (mais sans la grâce d’un légendaire chant a fior di labbra), avec les moyens et l’esthétique d’une Margherita Carosio ou d’une Rosana Carteri, auxquels s’adjoint le registre suraigu d’une Luciana Serra. Tout est dit et nous restons de marbre, jusque dans « Squallida veste e bruna d’affano e pentimento » qui devrait nous faire fondre.
Déjà remarquée dans Margret du Wozzeck d’Alban Berg en octobre dernier, la mezzo Jenny Anne Flory tire bien son épingle du jeu en Zaïda, en particulier dans la scène introductive des tziganes (NB : qui n’en sont plus, chez Pelly) où ses longues tenues ne passent pas inaperçues.
Adrian Sâmpetrean dispose d’un physique avantageux, d’une belle prestance
Le potentat turc Selim fut incarné en 1814 par Filippo Galli, probablement le plus grand basso cantante coloratura de sa génération, qui créa – entre autres – les terrifiants emplois rossiniens de Mustafà dans L’italiana in Algeri, Maometto II ou Assur dans Semiramide. Dans ces conditions, il faut ajouter une dose d’indulgence, oublier momentanément Samuel Ramey voire Michel Pertusi, pour laisser sa chance au présent Selim d’Adrian Sâmpetrean. Le chanteur roumain dispose indéniablement d’un physique avantageux, d’une belle prestance, d’une franche aisance en scène. Cependant, une vigueur sonore suffisante mise à part, l’agilité fait défaut. La flexibilité n’est que passable, artificielle. La ligne se trouve souvent malmenée, heurtée. Reste la noblesse du maintien dans le phrasé des sections lyriques en canto spianato.
Plausible luxe en Prosdocimo, l’habituellement admirable Florian Sempey oblige pourtant à des constats voisins. Jadis si souple, son organe peine à vocaliser. Les ornementations deviennent excessivement raides et laborieuses. Probablement – hypothèse qui n’engage que nous – agacé en son for intérieur par l’absurde discrimination dont son personnage devient l’objet dans la vision réductrice du scénographe, il cherche perceptiblement à compenser par deux expédients inappropriés : une abondance d’extrapolations ou cadences m’as-tu-vu dans le registre aigu et une profusion en décibels qu’il ferait mieux de réserver à d’amples vaisseaux tels que le Metropolitan Opera de New York, le Colón à Buenos Aires ou le Wielki de Varsovie, voire des espaces en plein air, comme à Orange ou Vérone.
Inversement, la souplesse surabonde chez le ténor Alasdair Kent incarnant Don Narciso. Ce nonobstant, pour le reste, l’on cherchera vainement ce qui peut enthousiasmer ou justifier l’incroyable quantité de ses engagements actuels sur les plus grandes scènes internationales. D’abord, le timbre s’avère intrinsèquement ingrat (et quand l’on songe que certains trouvaient laid celui de l’impérial Rockwell Blake !). Ensuite, dès que l’on passe du registre médium à l’aigu, la voix blanchit et se rétrécie dans des proportions inquiétantes. Dans ces conditions, réintégrer tous ses airs constitue un cadeau empoisonné. En outre, le rajout d’ornementations hardies dans celui du I pose la question de leur opportunité. Plutôt qu’au modèle d’un Florez, l’on songe davantage à une improbable synthèse des Luigi Alva, Ugo Benelli ou Alvino Misciano, la distinction en moins. Négociés en voix mixte appuyée, les contre-ut écrits et les contre-notes supérieures insérées, étroites de spectre, génèrent une sensation peu agréable. Dans le rayon clef de sol masculine, la félicité se trouve ailleurs.
Giulio Mastrototaro se hisse presque au niveau de feu Paolo Montarsolo !
Nous avions souligné, depuis la rentrée dernière, les mérites du jeune ténor Filipp Varik, incarnant Le Fou dans Wozzeck, puis L’Incroyable d’Andrea Chénier d’Umberto Giordano. Empêtré ce soir dans une gestique ridicule imposée, il se révèle moins à l’aise en Albazar. Néanmoins, son timbre séduisant allié à une irréprochable musicalité fait vivement regretter la soustraction de son air, où ses atouts auraient pu s’épanouir sans coup férir.
Gardons le meilleur pour la fin, tout en précisant un fait important. Les virus d’hiver frappant actuellement sans merci, le rôle de Fiorilla a connu deux remplaçantes au pied levé, qui ont accepté de tenir le rôle avec pupitre tandis que la protagoniste engagée pour la série mimait en scène. Pour la présente représentation, c’est Renato Girolami qui a déclaré forfait en Don Geronio. Or, nous ne perdons pas vraiment au change. Arrivé à la rescousse en début d’après-midi, Giulio Mastrototaro a assimilé rapidement l’essentiel du jeu scénique et accompli des miracles ! Le hasard fit que nous n’avions plus entendu ce chanteur depuis un Dulcamara hésitant et vert à l’Opéra de Saint-Étienne en 2011. Quels gigantesques progrès effectués depuis ! Excellent de bout en bout, sonore, bien timbré, d’une projection conquérante, il a donc vécu une totale métamorphose. Assumant le terrifiant air au débit ultra rapide du II (ajouté lors de la création romaine), il confirme une maîtrise souveraine du canto sillabato. Sa performance inouïe, son immense professionnalisme, sa connaissance totale du personnage compense l’impossibilité matérielle d’observer le moindre geste imposé par Pelly à ses prédécesseurs. Par conséquent, il apparaît comme celui qui a le plus d’aisance ce soir en scène, tout simplement parce qu’il suit, alternativement avec humour ou émotion, le flot naturel d’une œuvre visuellement malmenée et conserve une totale aisance ! Sans faire oublier – parmi ses illustres prédécesseurs – ni Bruno Praticò, ni Alessandro Corbelli, Giulio Mastrototaro se hisse presque au niveau de feu Paolo Montarsolo, qui demeure Don Geronio pour l’Éternité. Le public ne s’y trompe pas : ce soir, c’est le remplaçant qui l’emporte avec panache à l’applaudimètre. À lui seul, il permet d’effacer tout regret ou sensation d’avoir perdu son temps avec un spectacle doublement lesté. Bravissimo, Maestro Mastrototaro !
Patrick FAVRE-TISSOT-BONVOISIN
21 Décembre 2024.
1 De quoi faire rigoler tant d’autres villes françaises, dont Bordeaux, Nantes, Aix-en-Provence, Nice, Nancy, Lille, Metz, Rouen ou bien d’autres qui, après Paris (création au Théâtre de italiens en 1820), ont affichée l’œuvre dès 1981… Cherchez l’erreur !
2 Oh ! Au fait, messieurs les directeurs : en quoi cette période évoque-t-elle notre incontournable « aujourd’hui », votre dada obsessionnel… ?
3 Sans même remonter jusqu’à son accomplie Pietra del paragone intégrale à Pesaro en 2017, nous savourâmes à Lyon son ouverture d’Il turco in Italia avec le même orchestre, frisant la perfection d’un Claudio Abbado, lors d’un concert donné à la Chapelle de la Trinité en 2018.
Réalisation :
Direction musicale : Giacomo Sagripanti
Mise en scène et costumes : Laurent Pelly
Collaboration à la mise en scène : Christian Räth
Scénographie : Chantal Thomas
Collaboration aux costumes : Jean-Jacques Delmotte
Lumières : Joël Adam
Distribution :
Selim : Adrian Sâmpetrean
Donna Fiorilla : Sara Blanch
Don Geronio : Giulio Mastrototaro
Prosdocimo : Florian Sempey
Don Narciso : Alasdair Kent
Zaïda : Jenny Anne Flory
Albazar : Filipp Varik.
Orchestre & Chœurs de l’Opéra National de Lyon
Chef des chœurs : Benedict Kearns