La saison 2023-24 de l’Opéra de Limoges interroge le monde d’aujourd’hui : l’environnement, le disruptif, le vivre ensemble. D’autres chemins thématiques (l’arbre, Paris) en regroupant par sujets les offres évitent l’éparpillement de la programmation. L’un qui semble avoir compté particulièrement est celui du clown. Sous le titre d’« Opéra Paradisio » ont été déclinés plusieurs manifestations : deux films de Fellini, La Strada et Les Clowns, une séquence Opéra-Cinéma (le Romain Leleu Sextet consacré à l’univers musical du film italien), un concert symphonique « La Strada » dédié à Nina Rota et bien sûr les deux représentations de I Pagliacci, l’opéra en deux actes de Ruggero Leoncavallo (1857-1919).
Repères
Créés en 1892 au Teatro dal Verme à Milan, I Pagliacci illustre ce qu’on a appelé le Vérisme, un courant littéraire et musical italien, qui est parallèle au Naturalisme français de la même époque (1880-1910). En Italie il prend sa source dans l’œuvre identitaire de Giovanni Verga qui, dans un contexte de revendications sociales et locales, met en avant les pulsions les plus brutales, comme la vengeance, la vendetta dite d’honneur pour lesquelles le fait divers offre un cadre privilégié. Cavalleria Rusticana de Pietro Mascagni créé en 1890 en sera la première expression la plus souvent retenue par l’histoire de l’opéra.
Dans le décor d’un théâtre ambulant en Calabre, Nedda, femme de Canio, a un amant, Silvio. Tonio, un acteur de la troupe difforme, amoureux de Nedda mais repoussé par elle, décide de se venger en révélant à Canio la liaison de sa femme. Le théâtre qui est le lieu des expériences vraies va donner une suite à l’affaire.
À l’acte II, le spectacle « commedia dell’arte » met en scène une situation identique aux relations vraies du premier acte. Colombina (Nedda) repousse Taddeo (Tonio), trompe Pagliaccio (Canio) avec Arlecchino (Beppe). Pagliaccio oublie son rôle de mari trompé dans la pièce pour être celui qui est trahi dans sa vie. Il ne peut supporter la trahison de Nedda et s’emporte contre sa femme, exigeant de connaître le nom de celui qu’elle aime. Saisissant un couteau, il la tue ainsi que Silvio, le véritable amant.
Mettre en scène I Pagliacci
Ce sont la mise en scène, la scénographie et les costumes de Jean-Philippe Clarac, Olivier Deloeuil, Le Lab qui ont été proposés à Limoges.
Mettre en scène I Pagliacci fait plonger au cœur d’une œuvre, pratiquement au cœur d’une époque. La « tranche de vie » prônée par le Vérisme est assumée dès le Prologue, déclamé par Tonio / Taddeo, porte-parole du compositeur qui est aussi l’auteur du livret (tiré d’un fait divers avéré). La première idée qui vient à l’esprit, vu l’argument, est de monter l’ouvrage au premier degré, en l’associant éventuellement à La Strada de Federico Fellini qui agite les mêmes passions. Passer outre engage, comme d’ailleurs toute mise en scène, sur le point de vue adopté, et plus spécialement depuis le mouvement #Me Too. Le genre lyrique a été interrogé, plusieurs grandes maisons d’opéra ayant pris le parti de prévenir le spectateur face à des discours raciaux ou sexistes véhiculés par les intrigues. La lecture littérale ne formule pas le non-dit, notamment dans I Pagliacci. Notons que dans la réalité le meurtrier ayant inspiré le personnage de Canio, D’Allessandro, a fini sa vie, après avoir été condamné et avoir purgé sa peine, comme intendant d’une baronne italienne.
Cet ordre des choses essentialiste peut légitimement ouvrir sur d’autres propositions que celles imposées par le tradition. La mise en scène de Jean-Philippe Clarac et Olivier Deloeuil envisage une toute autre suite.
Des structures métalliques, des grilles, des cellules sécurisées dans un décor construit, en partie mobile, plongent le spectateur dans une Unité pour Malades Difficiles ; le pénitencier et le médical y sont sévères. C’est dans ce lieu fictif que Canio purge sa peine pour féminicide. Les malades y revêtent des tenues ludiques et arborent des maquillages et chapeaux de clowns blancs ; la déambulation est fantasque entre soins infirmiers et échappées féeriques auprès de mannequins ou d’un énorme ours en peluche qui donne la mesure des comportements récessifs souvent associés à la maladie mentale. Canio s’emparera lui aussi de la peluche, mais il est assigné à cette résidence pour subir la thérapie qu’implique sa condamnation. Revivre le parcours de meurtrier qui a été le sien doit lui faire réaliser la violence sexuelle et les coups portés envers les femmes, les situations revécues presque à l’identique constituant une forme de transfert cathartique. Pendant le prélude défilent des images sanglantes du crime, les prises de paroles des experts ès féminicide, avocat ou psychiatre, qui évoquent l’affaire, mais aussi du justiciable. Le passé qu’a traversé Canio va être vécu au niveau de la détention : l’agressivité envers Tonio, celle de ce dernier envers Nedda, la découverte de la liaison de sa femme avec Silvio, la jalousie délirante… La scène finale de l’opéra aura pour cadre un spectacle monté par l’UMD avec les malades pour spectateurs. Le vécu ressurgi dans la comédie inverse le dénouement du drame. Canio ne peut éliminer Nedda et Silvio avec les armes factices qui doivent théoriquement activer le symbolique (le burlesque aussi a sa place), mais parvient à s’exécuter avec un taser dérobé à Silvio, membre de la sécurité dans la reconstitution de la pièce. Les images projetées pendant l’Intermezzo évoquent une sortie en ville du malade, repris par l’argent et le consumérisme sans doute accusatoires. Le principe imaginé par Jean-Philippe Clarac et Olivier Deloeuil ne contrarie pas la thèse du Prologue. Le décalque du premier qu’est dans l’opéra le deuxième acte est ici brandi comme une nouvelle pièce à conviction, créant une marche des événements implacable, parfois extravagante. La pleine réussite de ce fonctionnement tient à la direction d’acteurs totalement impliqués dans la proposition.
Un chant vériste ?
Le rôle du ténor (en première ligne) dans Pagliacci jette un regard sur ce type de voix dans le répertoire vériste, mais aussi sans doute au-delà. La voix pour Leoncavallo doit être en adéquation avec l’extraction sociale du personnage plus qu’avec la demande du public. Aureliano Pertile, Beniamino Gigli, le premier Caruso savent équilibrer la vaillance et le pathos qui ne se résume pas aux cris et aux sanglots. Un haut medium large pourvu d’accents réalistes se passe au départ fort bien des notes aiguës que le compositeur n’avalisera qu’au compte-gouttes (le fameux Si bémol). Par la suite le rôle sera souvent défiguré par des interprètes croyant traduire la fibre populaire en adoptant une vocalité très ouverte avec force parlando, mais en réalité débraillée.
C’est avec une superbe voix puissante, modulante, parfaitement investie dans les effets du messa di voce comme dans les nuances apportées par la richesse de son timbre que le ténor Alejandro Roy défend le rôle de Canio. Le registre aigu est assuré avec une étonnante maîtrise. L’aura du personnage n’est pas à séparer des qualités vocales de l’interprète, mais aussi d’un jeu lié aux tensions dramatiques du rôle et aux affects émotionnels que créent les situations (notamment dans « Ridi Pagliaccio » et « No ! Pagliaccio no son »). Cet interprète a été une véritable révélation pour le public. Ajoutons qu’Alejandro Roy est également spécialiste d’opéra espagnol et de zarzuela.
Claudia Pavone est une voix idéale pour le rôle de Nedda ; le soin apporté aux couleurs, aux demi-teintes, à la longueur du souffle suffiraient à eux seuls à imposer la femme de Canio, si ne s’y rajoutait pas encore un jeu d’un naturel parfait. Son air « Qual fiamma », son duo avec Silvio, celui plus intrigué avec Beppe allient le raffinement à la pureté de la voix.
Le Silvio de Philippe-Nicolas Martin est doté d’un phrasé éloquent, d’un beau legato et d’une projection sûre qui donnent à ses interventions, notamment dans le duo de l’acte I, un style châtié. Le comédien s’inscrit avec bonheur dans l’esprit de la production.
Néstor Galván chante élégamment son air « O Colombina, il tenero », comme la suite du duo avec une ligne de chant maîtrisée et l’expressivité sensible de l’amoureux.
Loin de l’histrionisme de bien des Tonio, Sergio Vitale met la carrure de sa solide voix de baryton au service d’un rôle rendu très opératique et superbe dans son impact. Son air « Si può ? si può ? », à l’émission déliée, a été longuement applaudi. Sergio Vitale fait de Tonio non un être inférieur, mais un personnage qui joue pleinement les sentiments avec Nedda.
Le chœur de l’Opéra de Limoges, dirigé par Arlinda Roux-Majollari, est parfaitement en place et clairement bien chantant, mordant quand il faut ; il est un véritable personnage de la pièce accordé à la vision scénique qu’appelle la mise en scène.
L’orchestre Symphonique de l’Opéra de Limoges Nouvelle Aquitaine fait des merveilles sous la direction de Pavel Baleff qui, attentif aux chanteurs et au théâtre, à l’équilibre fosse-chœur, met aussi en relief l’opulente orchestration qui s’attache au Vérisme italien.
Didier Roumilhac
15 mai 2024
Direction musicale : Pavel Baleff
Mise en scène, scénographie et costumes : Jean-Philippe Clarac / Olivier Deloeuil / Le Lab
Cheffe de chœur : Arlinda Roux-Majollari
Cheffe de chant : Élisabeth Brusselle
Vidéo : Pascal Boudet, Timothée Buisson
Lumières : Rick Martin
Distribution :
Canio : Alejandro Roy
Nedda : Claudia Pavone
Tonio : Sergio Vitale
Silvio : Philippe-Nicolas Martin
Arlequin : Néstor Galván
Deux villageois : Martial Andrieu, Christophe Di Domenico
Comédiens : Marie Blondel, Éric Bougnon, Thomas Gornet
Orchestre Symphonique de l’Opéra de Limoges Nouvelle-Aquitaine
Chœur de l’Opéra de Limoges