Il y a des choses, dans la vie, dont on sait qu’on ne les fera qu’une une seule fois. Exemple : entendre la 14e Symphonie de Chostakovitch. Cette œuvre bouleversante n’est jamais jouée. Elle l’a été dimanche dernier pour la première fois en Principauté, dans le cadre de la célébration des cinquante ans de la mort du compositeur.
Cette œuvre, Chostakovitch la conçut sur son lit d’hôpital, alors qu’il était obsédé par l’idée de la mort. Il mit en musique dix poèmes sur cet angoissant sujet, de Rilke, Apollinaire, Garcia-Llorca, dix poèmes rivalisant de noirceur, remuant les idées de suicide, de folie, d’enfermement, de résignation.
Deux solistes, un soprano et un baryton, s’y surpassent dans l’expression de la détresse, de la douleur. L’orchestre est dépourvu d’instruments à vent, réduit au frémissement des cordes, au cristal du célesta, et à quelques percussions arrachées à l’ombre. Des sons venus d’un autre monde s’y font entendre, des cloches tintent, le xylophone sonne le glas. Le thème du Jugement dernier (Dies Irae) passe en filigrane.
L’interprétation que nous en avons entendue fut superbe. La splendide soprano Nadejda Pavlova brûlait d’un éclat douloureux, Matthias Goerne donnait à sa voix grave une résonance d’outre-tombe. Mikhael Pletnev, maître discret, façonnait l’ensemble de tout son savoir de musicien (C’est un excellent pianiste!), secondé par l’élan du violon solo David Lefèvre. Il y eut un mémorable moment où la soprano dialogua avec le violoncelliste Thierry Amadi et où la musique exprimant l’ineffable semblait suspendue entre ciel et terre.
La mort rôda tout au long de la soirée – celle, récente, du compositeur Rodion Chtchedrine, décédé il y a quatre semaines, à 92 ans, laissant orphelin son Sixième Concerto pour piano. Le jeune pianiste russe Dmitry Shishkin, virtuose aux doigts éclatants, nous en donna une interprétation brillante.
La mort était, en fait, présente dès le début du concert – la mort du Christ, cette fois-ci, dans la symphonie La Passion de Haydn. La présence de cette œuvre n’était pas due au hasard. Didier de Cottignies, programmateur d’élite, avait eu l’idée de reprendre l’œuvre que Chostakovitch avait lui-même programmée lors de la création de sa 14e Symphonie.
Ainsi, l’ombre de Chostakovitch nous accompagna-t-elle d’un bout à l’autre du concert.
André PEYREGNE
28 septembre 2025