La très réjouissante parodie baroque Médée et Jason distribuée par l’Opéra de Limoges (avec des forces néo-aquitaines) est donnée avec l’Ensemble« Les Surprises », une troupe de chanteurs aguerris aux genres hybrides, dans une scénographie, des costumes et une mise en scène de Pierre Lebon. Ce dernier quasi-auteur du spectacle et inspiré par sa solide maîtrise de nombreux arts de la scène est parti de la trame inscrite chez Denis Carolet, Antoine Romagnesi et Pierre Corneille entre autres mettant en scène les personnages légendaires de Médée et Jason. Il a aussi parsemé le « livret » obtenu d’extraits musicaux (danse, chant ou mélodrame) empruntés à une bonne quinzaine de compositeurs des XVIIe et XVIIIe siècles.
Raconter l’histoire de Jason et Médée c’est évidemment loin de ne partir de rien. Médée a inspiré plus de cinquante opéras, les plus connus étant ceux de Marc-Antoine Charpentier et de Luigi Cherubini.
L’épisode retenu pour le scénario du spectacle est celui des amours de Jason et Créuse ; leur mariage imposé par le roi Créon a conduit l’aventurier à pratiquement répudier Médée qui avait participé avec lui à la conquête de la Toison d’Or, ce cadrage n’ayant rien de rigide.
Scénographie et mise en scène efficaces
La scénographie de Pierre Lebon est basée sur la représentation du navire mythique des Argonautes. Il est le symbole de l’extraterritorialité (les personnages éponymes n’ont quasiment plus d’attaches), mais aussi du voyage même s’il est mal en point et échoué à Corinthe. L’anapeste que ne s’interdit pas la narration permet de rappeler les tempêtes traversées, la couleur rouge dominante des voiles rappelant la mort qui jalonne la tragédie. Le navire s’ouvre, dans une forme très aboutie de mise en relief, sur les décors générés par la pièce à machines, ceux des temples antiques, des orages, des paysages, des tableaux baroques ou des feux de l’enfer.
Notons que la musique qui accompagne les séquences de climat est choisie chez Jean-Philippe Rameau, Antoine Dauvergne ou Marin Marais, le « Chant de marins » étant anonyme ; la « Marche pour les matelots » est tirée d’Alcione de Marin Marais.
C’est dans cette scénographie que les personnages jouent et chantent. Médée dans le registre de l’hystérie et en tenue de toréador fourbit sa vengeance, invoque les démons, incendie sa patrie adoptive et finit par assassiner ses enfants. Si les airs, les chœurs et les danses de Jean-Baptiste Lully et Marc Antoine Charpentier dramatisent les actes et les sentiments, notamment les stances « Noires filles du Styx » du second, la prise en compte par le metteur en scène est aussi celle de l’extravagance, du décalage et de l’ironie, outils rhétoriques de la parodie. Jason est tout aussi déconcertant, suffisant, loufoque et boulevardier. Ses excentricités, borborygmes ou suicide mélo, réjouissent la salle. Créuse n’est pas moins caricaturale, tout comme Créon lui aussi revisité et présenté comme un roi cacochyme.
Le spectacle, ouvert par Jean-Féry Rebel (Chaos), se clôt sur l’air « Mes yeux fermez-vous à jamais », le sublime chœur de Dauvergne « Hercule Mourant », avant le « Ballet de la Paix » de François Francœur et François Rebel.
Peut-être certains extraits musicaux assez courts créent-ils un peu de frustration, mais le spectacle fait de danses, de collages surréalistes, d’éclairages parfois psychédéliques (Bertrand Killy), sans aucun temps mort, trouve sa cohérence et sait aller vers le public.
La musique et les interprètes
La partie musicale est interprétée par le remarquable Ensemble Baroque « Les Surprises » créé en 2010 et dirigé par Louis-Noël Bestion de Camboulas. Cette formation très modulaire en fonction des productions avec lesquelles elle collabore réunissait pour Médée et Jason huit instrumentistes ; ce nombre lui permettait d’être sur scène, d’assumer par les costumes la symbolique couleur rouge et de participer dans une grande fluidité au spectacle. L’orchestre donne toute leur couleur et leur rythme historiques aux nombreux rigaudons, chaconnes et ritournelles qui émaillent la partition, mais il joue aussi une rumba ou quelques mesures de la Symphonie fantastique.
Artiste atypique, distribuée dans le grand lyrique (elle sera Médée dans l’opéra de Charpentier à Boston en 2027), attachée aux affects des rôles dramatiques, Lucile Richardot a une voix puissante dans le slancio, intense dans la ligne mélodique dotée d’harmoniques hardies et de couleurs propres à une Médée à la fois opératique et parodique. Jason est interprété par Flannan Obé qui a su s’imposer dans des spectacles hybrides et dans les voies renouvelées du genre léger qu’ont empruntées la compagnie « Les Brigands » ou le « Palazzetto Bru Zane » ; il était la saison dernière à l’Opéra de Limoges dans L’Amour vainqueur d’Olivier Py. Son Jason joue à la fois sur la carrure du héros et la bouffonnerie de l’anti-héros. Le timbre est clair et percutant. Ingrid Perruche dans le rôle de Créuse est la fine comédienne qu’on connaît et la chanteuse très à l’aise dans ce type de répertoire. Les airs déclamatoires conviennent très bien au Créon de Matthieu Lécroart. Eugénie Lefebvre, excellente chanteuse, est aussi pertinente dans les comparses Nérine que Cléone, bien typées. Pierre Lebon (Arcas), Xavier-Gabriel Gocel et Gabriel-Ange Brusson, ces deux derniers danseurs et chanteurs, complètent au mieux la distribution lui donnent une force entraînante.
Le spectacle a été fort bien reçu et longuement applaudi.
Didier Roumilhac
6 mars 2024
Direction musicale : Louis-Noël Bestion de Camboulas
Mise en scène, scénographie et costumes : Pierre Lebon
Création lumières : Bertrand Killy
Réalisation des costumes : Floriane Breau
Conseiller musical : Benoît Dratwicki
Ensemble « Les Surprises »
Médée : Lucile Richardot
Jason : Flannan Obé
Créuse : Ingrid Perruche
Créon : Matthieu Lécroart
Cléone, Nérine : Eugénie Lefebvre
Arcas : Pierre Lebon
Danseurs et chanteurs : Xavier-Gabriel Gocel, Gabriel-Ange Brusson
