Une habile transposition de l’œuvre dans les Années folles par Vincent Huguet
Pour cette production de Manon à l’Opéra de Paris (déjà à l’affiche en 2020), Vincent Huguet propose une lecture transposant l’action dans le contexte effervescent des Années folles, plus précisément autour de 1925. Ce choix, loin d’être purement esthétique, inscrit l’œuvre dans une époque marquée par une liberté nouvelle, un goût prononcé pour les plaisirs, les cabarets, les arts modernes : autant d’éléments qui peuvent résonner avec la trajectoire ascensionnelle et tragique de l’héroïne de Massenet.
Acte 1
La scénographie signée Aurélie Maestre décline cette idée dans un décor foisonnant qui évoque tantôt les grands hôtels, tantôt les établissements nocturnes à la mode. Dès le prélude, la scène propose une image saisissante : Manon et des Grieux se rencontrent déjà, assis sur un banc à côté d’un restaurant et se livrent à un jeu – presque puéril – de séduction. Cette anticipation visuelle de leur tête à tête, pendant l’ouverture installe une atmosphère d’attraction irrépressible et de fatalité amoureuse. Leur montée vers l’hôtel, silhouettes fondues dans la lumière filtrée d’une haute verrière, symbolise une sorte d’ascension vers un bonheur éphémère. La lecture proposée se révèle donc à la fois narrativement condensée et plastiquement stylisée. Et tout ce premier acte se lit comme une sorte de flash-back d’un amour dès l’abord scellé.
De surcroît Vincent Huguet tente ici une symbiose entre opéra et comédie musicale par des scènes dansées nombreuses : les trois jeunes femmes (Poussette, Javotte, Rosette) que Manon envie participent à des chorégraphies très marquées, les serviteurs de l’hôtel du premier acte se livrent à des pantomimes animées, et certaines scènes de groupe évoquent le dynamisme des revues parisiennes. Ce choix peut certes séduire même si l’équilibre entre légèreté et gravité, particulièrement subtil chez Massenet, semble ici par moments pencher vers une certaine superficialité visuelle, quelquefois au détriment de l’émotion.
Loin du profil habituel de l’homme mûr, Vincent Huguet fait de Guillot de Morfontaine un personnage étonnamment jeune, sans doute pour éviter le cliché quelque peu caricatural du « vieux libertin ». Une proposition qui altère toutefois un ressort dramatique fondamental : la naïveté de Manon face aux promesses intéressées d’un homme d’expérience.
Dans ce monde des Années folles, s’insère une vedette emblématique de cette époque, Joséphine Baker, dont on entendra, d’ailleurs, lors d’un interlude, la voix. On la verra danser, notamment avec le trio des jeunes femmes, mais également avec une Manon fascinée par le monde du spectacle (et déjà en effigie sur un projet d’affiche) : évidemment une paraphrase emblématique de l’héroïne attirée par le luxe et l’amusement, comme évoqué dans le texte du livret : « Combien ce doit être amusant de s’amuser toute une vie ! ». ( A noter, comme souvent, la suppression de la scène finale où Lescaut, Brétigny et Guillot constatent la disparition de Manon envolée avec son jeune amant )
Avant l’acte 2, dans une scène de répétition avec Joséphine Baker, Manon apparaît avec une sorte de« déshabillé pyjama », qui va non seulement servir à la danse qu’elle va effectuer, mais marquer visuellement le glissement du personnage : entre la chambre intime et la scène publique, entre l’amour sincère et le monde de la représentation. Ce dédoublement entre la « Manon amoureuse » et la « Manon spectacle » constitue l’un des fils conducteurs de cette lecture scénique.
Acte 2
L’appartement dans lequel les amoureux se sont réfugiés à Paris n’a rien d’intime tel que le livret original le suggère. Ici on se trouve dans ce qui pourrait être une sorte d’arrière salle ou de réserve de musée avec une immense statue dans un cadre de bois. Vincent Huguet semble vouloir mettre en lumière, à quel point le monde que Manon désire – luxe, paillettes, amour et liberté – est aussi celui de l’artifice, de la représentation permanente, de la séduction visuelle. Un univers grisant, mais aussi cruel. Une cruauté qui mènera au basculement tragique des actes suivants.
Acte 3
Comme pour les tableaux précédents, la scène du Cours-la-Reine se déroule non pas en extérieur, comme le veut la tradition, mais à l’intérieur, dans un cadre fastueux. Le metteur en scène choisit ici de transposer ce lieu emblématique en un vaste salon, dans lequel se tient un somptueux bal masqué. Les personnages y évoluent dans une profusion de costumes élégants et raffinés, tous plus divers et chatoyants les uns que les autres, chacun contribuant à la richesse visuelle de la scène. Le décor, résolument art déco dans sa conception, prolonge l’esthétique des actes précédents. Lorsque le rideau se lève, le public applaudit l’ensemble du chœur de l’Opéra de Paris ainsi que les solistes principaux, magnifiquement parés. Tout concourt à faire de ce moment un véritable tableau vivant, d’une grande richesse plastique.
À la fin de l’acte, prend place le ballet quelquefois supprimé mais ici fort opportunément sauvegardé : celui que Brétigny avait refusé à Manon mais que Guillot de Morfontaine se plaît à lui offrir. Habituellement de forme traditionnelle il adopte ici un caractère hybride, entre d’une part références aux danses des années 30 – empreintes de modernité, de rythme et de liberté – et d’autre part éléments empruntés au vocabulaire classique. Contraste audacieux, voire insolite, mais parfaitement en accord avec l’univers spécifique de cette production, où « l’ancien » dialogue sans cesse avec le « moderne ».
Le tableau de Saint-Sulpice nous transporte dans un espace scénique structuré par deux immenses panneaux, dressés de part et d’autre, à cour et à jardin. Ces panneaux sont ornés de vastes peintures figuratives, tandis que le centre du plateau, entièrement dégagé, suggère la nef où se déroule l’action. C’est dans ce lieu de recueillement, transfiguré par la mise en scène, que se retrouvent Manon et le Chevalier des Grieux, lequel s’apprête à prononcer ses vœux religieux. L’un des plus beaux et émouvants duos écrit par Massenet.
Acte 4
Mais cette tentative d’élévation spirituelle est bien vite interrompue : aussitôt après, nous sommes, par contraste, transportés à l’hôtel de Transylvanie. Fidèle à la ligne esthétique des tableaux précédents, ce nouvel espace est, lui aussi, un immense salon d’inspiration résolument Art déco. Toutefois, derrière cette façade brillante se cache une atmosphère plus trouble : il s’agit en réalité d’un cabaret interlope, où les protagonistes de Manon se retrouvent dans une atmosphère aussi décadente qu’inattendue.
Ici, on flirte avec une esthétique transgressive : parmi les figures qui peuplent ce cabaret, on assiste à une séquence de masochisme : un homme, torse nu, face au fouet brandi par un autre personnage, dans une mise en scène suggestive qui tranche avec l’univers plus feutré du tableau précédent.
C’est dans ce climat de provocation et de liberté exacerbée que réapparaît Manon. Elle incarne ici pleinement l’esprit des Années folles : vêtue d’un habit d’homme, coiffée d’un haut-de-forme semblable à celui des autres clients du cabaret, elle affiche des cheveux coupés courts, dans la plus pure tradition de la garçonne, figure emblématique de l’émancipation féminine des années 1920. Ce travestissement, loin d’être gratuit, souligne la métamorphose de l’héroïne, désormais plongée dans un monde de plaisirs artificiels, de jeux de rôle, de désirs troubles et d’attraction pour l’argent facile et néanmoins douteux.
Acte 5
Le dernier acte s’ouvre sur l’entrée solitaire de des Grieux, accablé, ivre de chagrin. Il évoque les souvenirs heureux du temps où Manon et lui partageaient leur amour dans leur chambrette. La musique souligne cette réminiscence par le motif musical de la lettre adressée par le jeune homme à son père, « On l’appelle Manon, elle eut hier seize ans… ». À cour et à jardin, on retrouve le même type de panneaux que ceux de l’église de Saint-Sulpice, déjà vus précédemment. Toutefois, ils sont ici réduits à leur plus stricte nudité : des parois austères, dépouillées de toute richesse picturale, simplement marquées de quelques graffitis. Rien ne subsiste des grandes fresques d’autrefois ; le lieu est désormais sec, froid, symbolique d’un monde sans espoir. Celui d’un camp de soldats qui encadrent de jeunes femmes condamnées rassemblées sous la surveillance militaire : une réalité brutale celle de la déportation ou de l’exil forcé.
Le metteur en scène prend ici un parti significatif en modifiant un élément essentiel de la dramaturgie : il fait apparaître le Comte des Grieux venant soutenir son fils et supprime l’intervention de Lescaut dans son acte de corruption des soldats chargés d’escorter les prisonnières, afin de permettre à des Grieux de s’approcher de Manon une dernière fois. Vincent Huguet efface ainsi tout espoir d’intervention extérieure ou de rédemption. Ce choix scénographique donne une tonalité encore plus dramatique à la mort de Manon. Ce n’est plus une héroïne romantique déchue expirant sur une route mais une femme broyée par un système d’oppression, une victime parmi d’autres dans une société implacable. Le dernier souffle de Manon, dans les bras de des Grieux, n’en est que plus tragique : il n’est plus seulement le fruit de son parcours individuel, mais aussi le reflet d’un engrenage collectif contre lequel plus personne ne peut lutter. Manon, affaiblie, vacille, au bord de l’agonie. Elle est séparée de Des Grieux par les soldats, sur le point d’être réintégrée de force dans le cortège des filles déportées. Elle expire à l’instant où ils veulent l’emmener. Des Grieux, anéanti, s’effondre. Il est désormais seul sur scène, seul face à cette perte, seul face à la fin d’un amour et d’un monde.
Le vaste vaisseau de l’Opéra Bastille est il le cadre idéal pour une œuvre intimiste comme Manon ?
Avant d’aborder les prestations individuelles des chanteurs, une première considération s’impose, liée à la nature même de l’œuvre. Manon de Massenet n’est pas un « grand opéra » dans la tradition spectaculaire du XIXe siècle (à l’instar des « grandes machines » à la Meyerbeer) ni un drame à la puissance orchestrale wagnérienne ou verdienne. Créé à l’Opéra Comique en 1884, (et non à l’Opéra de Paris) dans un théâtre voué en quelque sorte à un registre « intermédiaire » subtil et nuancé, à mi-chemin entre le drame bourgeois et le théâtre sentimental, où l’élégance vocale côtoie le raffinement de l’orchestre.
Manon, œuvre fondamentalement intimiste, propose une peinture délicate des élans de la jeunesse, des illusions perdues, des désirs qui consument. Or, cette caractéristique se heurte à l’architecture monumentale de la salle de l’Opéra Bastille. Ce vaste vaisseau, taillé pour les grandes fresques sonores, tend à écraser les demi-teintes, à diluer les murmures, et surtout, à trahir les inflexions du récitatif parlé, si caractéristique et essentiel à la dynamique dramatique de l’œuvre. Et il est vrai que, le texte parlé – partie intégrante du style opéra-comique – n’est pas ici toujours entendu comme il faudrait, ce qui crée un problème aussi, parfois, de compréhension. Cela nuit à l’adhésion émotionnelle, car dans Manon, le verbe – même parlé – est porteur d’intensité dramatique, de tendresse, de trouble, parfois d’ironie ou de douleur.
Ce défaut structurel affecte également les passages chantés mezza voce, les innombrables pianissimi qui parsèment la partition, notamment dans les duos amoureux ou les airs introspectifs du Chevalier des Grieux. Là où une salle plus intime comme le Palais Garnier ou un théâtre à l’italienne permettrait une réception plus juste des nuances, Bastille exige des chanteurs une projection constante, parfois forcée, qui peut, le cas échéant, compromettre l’élégance du phrasé.
L’œuvre de Massenet dominée par la magnifique prestation vocale de Benjamin Bernheim
Cela dit, certains interprètes ont su, malgré les contraintes évoquées ci-dessus, adapter leur émission, user de couleurs variées et faire vivre le drame au plus près des intentions du compositeur.
Il convient de souligner avec force l’interprétation magistrale de Benjamin Bernheim dans le rôle du Chevalier des Grieux.
Il ne fait aujourd’hui plus aucun doute que Benjamin Bernheim s’impose comme le plus éminent ténor français de sa génération et, au-delà, comme l’un des plus grands artistes de l’univers lyrique aussi bien en France qu’à l’international. À la scène comme en récital, il cumule un nombre impressionnant de qualités qui en font un interprète d’exception.
Parmi ses qualités, il faut tout d’abord citer son sens musical raffiné, forgé dans l’art du récital et de la mélodie : Bernheim est un mélodiste d’une rare intelligence, comme il l’a prouvé dans de nombreux concerts où il a interprété aussi bien le grand répertoire français (Fauré, Duparc, Hahn) qu’un choix sensible de lieder ou même certaines chansons françaises, qu’il aborde avec un naturel désarmant et une sincérité poignante.
Mais ce qui frappe immédiatement, c’est l’articulation souveraine de son chant, cette manière unique de faire vivre chaque mot dans sa chair phonétique, tout en l’inscrivant dans un legato noble et habité. À cette diction exemplaire s’ajoute un timbre mêlant charme et pureté, parfaitement émaillé, lumineux sans être métallique, chaleureux sans jamais s’alourdir.
Dans le rôle de des Grieux, Benjamin Bernheim fait preuve d’une grande souplesse vocale, capable d’aborder avec autant d’aisance les élans passionnés que les passages de tendresse ( Merveilleux ce ” rêve ” de l’acte 2 assorti d’un bout à l’autre de demi-teintes diaphanes ! ). Et lorsque l’écriture dramatique l’exige, il peut aussi mobiliser une projection puissante et incisive dans le registre aigu, sans jamais sacrifier la ligne vocale ni la finesse expressive.
Son « Ah ! fuyez, douce image », interprété dans un climat d’introspection douloureuse, a constitué l’un des sommets de la soirée : le souffle parfaitement maîtrisé, les nuances subtilement dosées, la musicalité toujours au service du sentiment. À aucun moment, Benjamin Bernheim ne cède à l’emphase : il incarne un des Grieux profondément humain, bouleversé par l’amour autant que par la foi, tiraillé entre désir et renoncement. Grâce à Bernheim, c’est bien la vérité du personnage qui triomphe, servie par une voix d’une beauté peu commune et une intelligence dramatique rare.
On attendait avec une grande impatience la prestation dans le rôle-titre de la soprano Nadine Sierra dont nous gardons le souvenir ébloui d’une soirée au Chorégies d’Orange, où elle incarnait Gilda dans un Rigoletto de Verdi, aux côtés du célèbre baryton Leo Nucci. Ayant déclaré forfait, Amina Edris assure l’ensemble des représentations qu’elle devait initialement partager avec la célèbre cantatrice américaine. On ne peut s’empêcher de penser que le duo qu’auraient pu former Benjamin Bernheim et Nadine Sierra aurait représenté un moment d’exception, un sommet véritablement incomparable.
Pour autant, l’interprétation d’Amina Edris s’est révélée convaincante. Comédienne de talent, elle fait preuve d’une incontestable sensibilité. On notera cependant quelques tensions dans le haut de son registre notamment dans le tableau du Cours-la-Reine.
Il n’en demeure pas moins que son duo de Saint-Sulpice est remarquable, en parfaite osmose avec Benjamin Bernheim. Quant au dernier acte, Amina Edris le chante avec émotion, traduisant la sincérité et l’implication dramatique de l’artiste.
Dans la suite de la distribution vocale de Manon de Massenet, le baryton polonais Andrzej Filończyk dessine un Lescaut certes crédible, avec un timbre d’une clarté incontestable. Toutefois, le handicap de la langue ne permet pas de donner au personnage de Lescaut toute la saveur et la couleur que l’on attend traditionnellement d’un interprète français ce que Ludovic Tézier avait su apporter avec beaucoup de panache dans la précédente édition de cette production.
Le Comte des Grieux est assumé avec une belle assurance par Nicolas Cavalier, dont on apprécie les qualités de style. Voici un interprète dont chaque mot est compréhensible, ce qui est un atout indéniable dans une œuvre comme Manon, où la diction et la clarté du texte jouent un rôle primordial.
Le Guillot de Morfontaine incarné par Nicolas Jones surprend par sa jeunesse. Nous avons d’ailleurs déjà évoqué ce choix lors de l’analyse de la mise en scène. Quant au Brétigny de Régis Mengus, il s’inscrit avec aisance théâtralement dans le rôle, avec une voix de baryton bien projetée, pour ce personnage à la fois séducteur et manipulateur.
Il faut encore saluer les trois jeunes filles : Poussette, incarnée par Ilana Lobel-Torres, Javotte, campée par Marine Chagnon, et Rosette, interprétée par Maria Warenberg. Toutes trois composent un trio précis et vocalement très homogène.
L’Orchestre de l’Opéra de Paris sonne, comme à l’accoutumée, de manière somptueuse sous la baguette accomplie de Pierre Dumousseau, qui dirige avec intelligence, lyrisme et une attention constante au plateau.
Enfin, le Chœur de l’Opéra, préparé par Ching-Lien Wu a été particulièrement apprécié lors du tableau du Cours-la-Reine, moment d’éclat qui magnifie la somptuosité sonore et visuelle de cette production chaleureusement applaudie par le public.
Christian Jarniat
29 mai 2025
Direction musicale : Pierre Dumoussaud
Mise en scène : Vincent Huguet
Décors : Aurélie Maestre
Costumes : Clémence Pernoud
Lumières : Christophe Forey
Chorégraphie : Jean-François Kessler
Dramaturgie : Louis Geisler
Distribution :
Manon : Amina Edris
Le Chevalier des Grieux : Benjamin Bernheim
Lescaut : Andrzej Filończyk
Le Comte des Grieux : Nicolas Cavalier
Guillot de Morfontaine : Nicholas Jones
De Brétigny : Régis Mengus
Poussette : Ilanah Lobel-Torres
Javotte : Marine Chagnon
Rosette : Maria Warenberg
L’Hôtelier : Philippe Rouillon
Deux Gardes : Laurent Laberdesque et Olivier Ayault
Chœur de l’Opéra national de Paris
Cheffe des Chœurs : Chin-Lien Wu