Dans le cadre du Festival Mozart proposé par l’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo et l’Opéra de Monte-Carlo un superbe cadeau nous a été offert par cette unique représentation – à guichets fermés – de Don Giovanni.
Il faut dire, qu’à cette occasion, le public particulièrement gâté jouissait du privilège de communier avec le prestigieux Orchestre de l’Opéra de Vienne (Philharmonique de Vienne) et les interprètes titulaires des rôles du chef-d’œuvre absolu de Mozart au sein de la légendaire institution du Wiener Staatsoper.
A la baguette de cette fabuleuse phalange et pour la circonstance : Bertrand de Billy, chef français, désormais paré d’une réputation internationale. Nous l’avions apprécié cet été au Festival de Salzbourg où il avait recueilli un triomphe pour sa direction de Hamlet d’Ambroise Thomas1
Chef éminent et orchestre illustre ne pouvaient que servir avec autant d’énergie, de lyrisme, de splendeur et d’élégance ce joyau de l’art lyrique.
On pouvait penser, compte tenu de ce que le spectacle avait lieu non pas à l’Opéra de Monte-Carlo (ou au Grimaldi Forum), mais à l’Auditorium Rainier III, qu’il s’agirait d’une simple version de concert. Or, nous avons assisté à plus qu’à une mise en espace (comme annoncé dans le programme) mais en réalité à une version quasi scénique avec les interprètes en costumes. Donc point de pupitres sur lesquels les artistes auraient eu les yeux rivés, mais une véritable version « théâtralisée » avec une direction d’acteurs absolument époustouflante à l’instar de celle à laquelle on peut assister à l’opéra ou encore dans une salle dédiée à la comédie ou à la tragédie.
Il faut dire qu’il ne s’agissait en aucun cas de l’improvisation d’une mise en place hâtive pour les seuls besoins spécifiques d’une version de concert car les interprètes se sont investis dans ce Don Giovanni comme ils l’ont fait aux termes de multiples représentations au Staatsoper de Vienne. Là où, précisément, ils ont été dirigés par l’un des metteurs en scène parmi les plus réputés de notre époque à savoir Barrie Kosky2 (par ailleurs directeur du Komische Oper de Berlin)
Les amateurs d’art lyrique connaissent son exceptionnelle mise en scène des Maîtres Chanteurs de Nuremberg au Festival de Bayreuth et nous avons en juin 2022 , pour notre part, admiré son extraordinaire production de West Side Story à l’Opéra du Rhin3.
Son Don Giovanni particulièrement « cinématographique » nous convie à une véritable course échevelée à l’abîme d’un libertin maudit. Dans la production scénique viennoise un paysage de granit gris servait d’unique décor et seuls les costumes colorés et parfois « extravagants » (que nous avons pu voir à l’auditorium Rainier III) constituaient en fait la scénographie in loco en adéquation avec l’univers fiévreux de Don Giovanni et de ses comparses : volontairement oppressant, amoral, décadent ( et pour autant contemporain ) et marqué indélébilement, dès après le prélude, par le meurtre du Commandeur.
Dans un mécanisme minutieusement réglé, les chanteurs s’engouffrent dans une étourdissante dynamique – comme on l’a déjà indiqué – se révélant comédiens exceptionnels avec une mention toute particulière pour Davide Luciano4, actuel titulaire du rôle de Don Giovanni à l’Opéra de Vienne (comme d’ailleurs tous ses autres collègues dans les principaux rôles). On avait déjà apprécié ce baryton voici quelques semaines dans le Sergent Belcore de L’Elisir d’Amore sur la scène de l’Opéra Garnier de Monte-Carlo. Mais ici il donne encore plus la mesure de son talent et d’une voix parfaitement adaptée à pareil emploi.
Le slovaque Peter Kellner avait lui aussi brûlé les planches du Staatsoper en un extraordinaire Leporello. Le comédien doté d’un physique de rêve réédite ici, à l’identique, sa prestation démontrant sa capacité à jongler, effectuer des sauts à l’instar d’un athlète, et merveilleusement allier vérité et simplicité confondantes. Le chanteur, idéal en tous points, vaut largement l’acteur muni dans tous les registres d’une voix claire, ample et nantie d’un timbre d’une extrême qualité. Son air du catalogue « Madamina, il catalogo è questo…» constitue un véritable régal !
La soprano suédoise Maria Bengtsson, grande spécialiste de Richard Strauss (Arabella, Daphné, Capriccio, Intermezzo et surtout la Maréchale du Chevalier à la rose – dans laquelle elle s’est produite sur les plus grandes scènes internationales -) également titulaire du rôle de Donna Anna à l’Opéra de Vienne le chante dans la lignée des cantatrices allemandes à l’instar d’une Elisabeth Grümmer plutôt que dans celle « italianisante » comme par exemple Patrizia Cioffi. Un rendu peut être quelque peu surprenant à certaines oreilles davantage accoutumées à des prestations vocales empreintes de « latinité ». On ne saurait néanmoins lui contester un art évident du cantabile et une indéniable musicalité notamment dans « Non mi dir, bell’idol mio… »
Tara Erraught en Elvira poursuit aussi une carrière internationale et les passionnés d’art lyrique ont pu l’applaudir, entre autres, dans son Iphigénie enTauride de Gluck et sa Cendrillon de Massenet à l’Opéra de Paris où elle incarna également Elvira dans la production de Don Giovanni de Claus Guth. La cantatrice irlandaise délivre une héroïne véhémente et expressive, dotée d’une voix puissante et large aux aigus brillants avec un art de la mezza voce consommé. Son « Mi tradì quell’alma ingrata » à l’acte 2 en constitue un exemple éloquent.
En Don Ottavio au style accompli Edgardo Rocha reçoit les justes applaudissements du public après son deuxième air « Il mio tesoro intanto… ». Rappelons qu’à l’Opéra de Monte-Carlo il séduisait en Comte Almaviva la Rosina de Cécilia Bartoli dans Il Barbiere di Siviglia en avril 2023, et qu’on le retrouvait, sur la même scène, en Rinuccio de Gianni Schicchi en février 2024 auprès du baryton Nicola Alaimo dans le rôle-titre.
L’américaine Andrea Carroll, cantatrice auréolée de ses succès en Zerlina au Metropolitan Opéra de New-York, à la Scala de Milan et à l’Opéra de Vienne, déploie un charme piquant dans une bien séduisante paysanne au timbre d’une pureté cristalline dans le haut registre. Lui donne la réplique, dans un talentueux et expressif, Masetto le jeune baryton Andrei Maksimov qui, après avoir été membre de l’Opéra Studio de l’Opéra du Rhin, a rejoint celui de l’Opéra de Vienne.
Antonio Di Matteo impressionne dans le Commandeur par sa stature de colosse et sa voix de couleur sombre.
Les chœurs de l’Opéra de Monte-Carlo (chef de chœur Stefano Visconti) sont dignes d’éloges en dépit d’une participation limitée dans pareil ouvrage.
Les longs applaudissements du public debout après de multiples rappels à l’issue de ce Don Giovanni en disent long sur le très haut niveau de qualité des chanteurs et, bien évidemment, sur l’exceptionnelle prestation de l’Orchestre de l’Opéra de Vienne.
Christian Jarniat
19 janvier 2025
1Voir notre article sur Hamlet au Festival de Salzbourg (19 août 2024) dans notre rubrique « Opéra »
2 Barrie Kosky célèbre metteur en scène a abordé tous les genres : le théâtre (Euripide, Sénèque, Molière, Shakespeare), l’opéra (de Monteverdi à Berg en passant par Gluck, Haendel, Mozart, Verdi, Wagner, Bizet, Richard Strauss, Janáček, Chostakovitch, Bartók…), l’opérette (Offenbach, Johann Strauss, Oscar Straus, Abraham…), la comédie musicale (Cole Porter, Bernstein…).
En 2017, il entre dans l’histoire en devenant le premier metteur en scène juif du festival de Bayreuth, pour Die Meistersinger von Nürnberg. Il est également la première personne qui n’est pas membre de la famille Wagner à y mettre en scène cet opéra.
3Voir notre article sur West Side Story à l’Opéra du Rhin (1er juin 2022) dans notre rubrique « Opérettes & musicals »
4 Davide Luciano avait interprété le rôle de Marcello dans La Bohème à l’Opéra Garnier de Monte-Carlo en janvier 2020 dans la mise en scène de Jean-Louis Grinda.
Direction musicale : Bertrand De Billy
Mise en espace d’après la mise en scène de Barrie Kosky à l’Opéra de Vienne : Lisa Padouvas
Costumes et décors : Katrin Lea Tag
Distribution :
Don Giovanni : Davide Luciano
Il Commendatore : Antonio Di Matteo
Donna Anna : Maria Bengtsson
Donna Elvira : Tara Erraught
Don Ottavio : Edgardo Rocha
Leporello : Peter Kellner
Zerlina : Andrea Carroll
Masetto : Andrei Maksimov
Orchestre de la Staatsoper de Vienne
Pianoforte :Tommaso Lepore
Chœur de l’Opéra de Monte-Carlo – Chef de Chœur (Stefano Visconti)