Une soirée de la fin décembre 2023 au Piano Salon Christophori de Berlin, endroit très à la mode et bric-à-brac hors du commun. Le virtuose indo-américain Kunal Lahiry y brille dans Albéniz, Debussy, Ravel et Rachmaninov. À côté de son souci de déconstruction du genre et des codes attachés à celui-ci, l’artiste est un puritain du clavier.
Avez-vous eu l’occasion, durant un séjour touristique à Berlin, d’assister à un concert au Piano Salon Christophori, lieu à la fois improbable et très couru ? Il est installé dans un hangar où se trouvent nombre de pianos à queue ayant été restaurés ou devant l’être. Leur concentration sur un seul site permet aux virtuoses invités à se produire là d’avoir le choix de jouer des instruments différents selon la nature de leur programme. Ainsi, une partie Beethoven peut se dérouler sur un Bösendorfer, une partie Fauré sur un Érard. Un luxe, réservé aux pays où la musique n’est pas vue comme un délassement. Situé à la limite du quartier de Wedding, le fief communiste berlinois de la République de Weimar aujourd’hui habité par des Turcs, le Piano Salon Christophori accueille une bonne centaine de concerts par an. Il est un bric-à-brac aidant peut-être les Allemands, obsédés par l’ordre et persuadés de leur rôle majeur sur la planète, à relâcher un peu la pression sociale considérable régnant dans leur pays.
Au Piano Salon Christophori, les hasards du placement permettent de rencontrer des mélomanes des plus informés, curieux et à la recherche d’expériences nouvelles. Le lieu est totalement fashionable. La grande presse – dont le respecté hebdomadaire Die Zeit – s’intéresse à lui. La consommation à discrétion de boissons fermentées durant les concerts est incluse dans le tarif d’entrée. Voici plusieurs mois, je me suis trouvé assis à côté de la craintive Mme von Ribbentrop, descendante de Joachim von Ribbentrop (1893-1946), ministre des Affaires étrangères de l’Allemagne nazie. Ce 30 décembre 2024, à l’occasion de l’un des derniers concerts de l’année, on entendait parler plusieurs langues dans l’attente de l’entrée en scène du pianiste indo-américain Kunal Lahiry (*1991). Les générations se mélangent sans problème. Les sacs à main Vuitton cohabitent avec des casquettes de baseball, posées sur des têtes jeunes. On est vraiment à Berlin, capitale mondiale actuelle de l’innovation urbaine. L’entre-soi reste à la porte.
Programmées par l’industrieux Dr. Christoph Schreiber, les soirées du Piano Salon Christophori reçoivent des interprètes à la fois haut de gamme et représentatifs d’un monde en train d’émerger. Ils en font un temple de la musique de chambre, distinct de la petite salle de la Philharmonie de Berlin. On a entendu au Christophori – entre autres – l’Israélien Iddo Bar-Shai (*1977) ou le Franco-Libano-Mexicain Simon Ghraichy (*1985). Je songeais hier aux tumultes que ce dernier déchaîna voici plusieurs années en donnant un concert estival en bermuda, tandis que j’étudiais la mise de Kunal Lahiry. Bien qu’il se soit déjà produit au Festival d’Aix-en-Provence ou à la Philharmonie de Paris et qu’il ait déjà enregistré trois CD pour la Deutsche Grammophon, l’interprète se situe bien au-delà de Ghraichy.1 Il participe activement à la déconstruction du genre et de codes fortement contestés par les nouvelles générations. En un mot, il ne pourrait pas se produire en Fédération de Russie. Attaché aux pianos Bechstein, ne jouant pas de mémoire, réluctant à donner des bis, présentant son programme avec une voix sonore de baryton, Lahiry tient du paradoxe vivant. Chez lui, l’habit ne fait pas le moine. Il est un puritain du clavier, un intellectuel aimant décortiquer les structures sonores en ayant déjà accompagné nombre de chanteurs. Pour preuve, l’entremêlée de pages fameuses de Claude Debussy et de Maurice Ravel, dont L’Isle joyeuse et deux des Miroirs, dont il nous aura gratifiés avec une rigueur rappelant celle de Pierre-Laurent Aimard (*1957) et du regretté Claude Helffer (1922-2004) dans le même répertoire. On s’est trouvé aux antipodes des vantardises sonores de Marguerite Long (1874-1966).2 Auparavant, Lahiry aura donné deux pièces tirées du premier livre d’Iberia d’Albéniz, catéchisme multicolore du piano du 20ème siècle débutant et recueil redoutable d’exécution. Son traitement cérébral des mélismes et de l’ornementation hispaniques y diffère largement de ce à quoi la vénérable Alicia de Larrocha (1923-2009) nous habitua naguère. Il ne parcourt pas les mêmes rues sol y sombra que Simon Ghraichy ou que Wilhem Latchoumia (*1974).
Lahiry est un explorateur passionné des constructions harmoniques. Il l’aura aussi montré avec les Six Moments musicaux opus 16 de Rachmaninov, constituant la seconde partie de son récital. À l’inverse de nombre d’autres claviéristes, il nous a délivrés d’une demi-heure de surenchère sonore pseudo-slave, d’empilements de crème débordante sur des blinis déjà épais. Lahiry aura contribué, de cette manière, à rendre plus attractif le compositeur russe établi aux États-Unis. Les Six Moments musicaux de Rachmaninov datent de 1896, le premier livre des Préludes de Debussy de 1909. Un autre intérêt du programme de Lahiry aura été de montrer les avancées du langage sonore en l’espace de treize ans. Il rejoint l’intérêt évident à se rendre au Piano Salon Christophori, le plaisir à le découvrir quand vous serez à Berlin. Des interprètes comme Severin von Eckardstein (*1978) ou Simon Haje (*2005) y sont annoncés pour 2024. Il en va de même avec la soprano américaine Juliana Zara (*1993).
Dr. Philippe Olivier
1 Ces enregistrements, parus en 2022 et 2023, permettent d’entendre Kunal Lahiry avec la soprano française Axelle Fanyo (*1989) et la violoncelliste germano-américaine Sophie Kauer (*2001), l’une des protagonistes du film Tár.
2 Leur reflet littéraire figure dans Au piano avec Debussy, livre de Marguerite Long réédité en 2000 chez Billaudot. L’ouvrage date de 1960.