En deux saisons l’Opéra de Nice aura donc mis à l’affiche les deux œuvres qui furent sans doute, au début du XIXème siècle, les piliers de ce qu’il convient d’appeler le genre « grand opéra », à savoir « La Juive » de Fromental Halévy, d’une part, et « Les Huguenots » de Giacomo Meyerbeer, d’autre part. Deux compositeurs d’origine juive traitant, dans un cas comme dans l’autre, une histoire épique dont le fondement est la religion. Une des caractéristiques de ces ouvrages était leur longueur puisqu’ils comportaient généralement 5 actes et qu’ils étaient agrémentés de nombreux ballets. Au milieu du XXème siècle les œuvres de Meyerbeer sont tombées dans un oubli relatif pour retrouver un peu plus tard un regain d’intérêt. Ce n’est que justice car il y a un enseignement à tirer de ce qui a été légué par les compositeurs comme Meyerbeer dans l’évolution de l’art lyrique. Verdi et Wagner s’étant imprégnés, même s’ils s’en sont défendu, de son influence.
Reste aussi que des ouvrages tels que « La Juive » ou « Les Huguenots », de la même manière d’ailleurs que le « Guillaume Tell » de Rossini (composé en français dans le style « grand opéra » pour l’Opéra de Paris) nécessitent une endurance exceptionnelle des chanteurs (même si de très nombreuses coupures sont habituellement pratiquées). On doit donc féliciter l’Opéra de Nice d’avoir pris l’initiative particulièrement courageuse d’afficher cette œuvre dans la production du Staatstheater de Nüremberg.
La mise en scène est signée par Tobias Kratzer, déjà notoirement connu Outre-Rhin et qui est d’ailleurs pressenti par le Festival de Bayreuth pour « Tannhäuser ». L’idée directrice est la suivante : tout commence dans une grande pièce mansardée (impressionnant décor de Rainer Sellmaier) avec une baie vitrée où on aperçoit au loin les toits de Paris et qui fait indubitablement penser au premier acte de « La Bohème », d’autant plus qu’il s’agit, là aussi, de l’atelier d’un peintre qui, en fait, va également jouer le rôle du Comte de Nevers. Sur un écran de télévision défilent des actualités qui paraissent être les images d’un groupe d’extrémistes se livrant à la destruction de bâtiments (peut-être Daesh à Palmyre ?). Le problème du fanatisme religieux est ainsi immédiatement mis en exergue. N’oublions pas que le sujet des « Huguenots » repose sur la sanglante nuit de la Saint Barthélémy du 24 août 1572 au cours de laquelle le parti catholique a massacré, pour des raisons d’Etat, nombre de protestants. Or, nous sommes en l’occurrence dans le temps actuel et il faut bien évoquer ces faits qui, dans le livret, se placent au XVIème siècle. Le metteur en scène imagine donc que Nevers reçoit un certain nombre d’amis qui, pour les besoins d’une fête, vont endosser des costumes d’époque (somptueux et également signés par Rainer Sellmaier) pour que le peintre réalise une grande fresque picturale qui, au fil des heures, va nous raconter l’histoire de ces Huguenots. Nevers en sera tantôt le témoin, tantôt le peintre, tantôt le protagoniste, de telle sorte que le public peut suivre, pour l’essentiel au premier degré, le livret tel qu’imaginé par Eugène Scribe et Emile Deschamps. Rien n’y manque, ni les atours princiers, ni les scapulaires des moines, ni les orgies, ni les batailles, pas même le cheval blanc sur lequel est monté la reine Marguerite de Valois. Et tout se terminera dans un final meurtier ici symbolisé par le fait que Nevers répand sur le plateau des seaux de peinture rouge pour parachever de manière sanglante la fresque qu’il avait entreprise quelques heures plus tôt.
Bien entendu, la pierre angulaire des « Huguenots » réside dans la distribution. Comme le disait Toscanini pour « Le Trouvère » de Verdi, il faut réunir les quatre plus belles voix du monde. C’est ici le même propos et il faut se souvenir, pour ne prendre qu’un seul exemple, qu’en 1962 La Scala avait affiché rien de moins que les plus grandes stars de l’époque : Franco Corelli, Joan Sutherland, Giulietta Simionato, Nicolaï Ghiaurov et Fiorenza Cossotto, sous la baguette de Gianandrea Gavazzeni !
C’est tout à l’honneur de l’Opéra de Nice d’avoir rassemblé des artistes méritoires qui – sans atteindre le niveau de leurs glorieux ainés – se sont néanmoins impliqués dans cette œuvre redoutable, à commencer par Uwe Stickert. Son Raoul de Nangis n’est pas confié, comme à une certaine époque, à un fort ténor (ou ténor dramatique), mais plutôt à un spécialiste des œuvres rossiniennes (comme le sont aujourd’hui John Osborn ou encore Juan Diego Florez). Son chant est habilement conduit avec un évident sens des nuances et un aigu en voix mixte, qui paraît rendre le timbre quelque peu nasal. Le public est peu habitué à cette technique, ce type de voix ne correspondant plus aux critères esthétiques d’aujourd’hui (mais souvenons-nous d’Alfredo Kraus !). A ses côtés on a retrouvé avec plaisir la jeune soprano roumaine Cristina Pasaroiu (Valentine) qui avait crânement assumé sur cette même scène il y a deux saisons le rôle-titre de « Adriana Lecouvreur » et, l’année dernière, Rachel dans « La Juive ». Elle vient démontrer que la valeur n’attend pas le nombre des années avec un organe corsé mais aussi un foyer intérieur d’interprète de théâtre, sachant susciter l’émotion de l’auditeur. Marc Barrard (entendu récemment dans Flambeau de « L’Aiglon » à Marseille) occupe constamment la scène puisqu’il est en quelque sorte le fil rouge de l’histoire et aussi l’un de ses protagonistes : habile comédien et sobre chanteur. Silva Dalla Benetta allie à la fois une voix ample mais en outre les aigus d’une colorature remplissant, de ce fait, les exigences d’une « soprano assoluta ». Enfin, on ne manquera pas de citer Jérôme Varnier, dont la tessiture de basse possède les « creux » requis pour le rôle de Marcel. Tous les autres rôles – et ils sont nombreux – sont servis avec efficacité. Yannis Pouspourikas fait preuve d’un certain allant dans sa direction d’orchestre en dépit de plusieurs décalages avec le plateau.
Christian Jarniat
25 mars 2016