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« LES CANAUX DE LA CRÉATION SE RÉTRÉCISSENT »

« LES CANAUX DE LA CRÉATION SE RÉTRÉCISSENT »

jeudi 14 septembre 2023
© photo DR
Alors que commence le Festival Musica de Strasbourg, une référence en la matière, les années glorieuses de la musique contemporaine sont derrière nous. Les formations spécialisées souffrent. Un bilan avec Jean-Philippe Wurtz, chef permanent de l’Ensemble Linea. Cette formation se produira aux États-Unis 2024. 

           
         Depuis la disparition de Pierre Boulez, survenue en 2016, la musique contemporaine savante a commencé à vivre – en France – dans des conditions instables. En raison de son rayonnement international, le célèbre compositeur pouvait interpeller directement les divers présidents de la République. On n’osait pas s’en prendre à la forme d’expression dont il était le symbole. Aujourd’hui, des formations comme Ars Nova, l’Ensemble 2E2M ou les Temps modernes traversent des temps difficiles. L’argent manque, le ministère de la Culture et les collectivités territoriales ont manifestement d’autres projets de soutien en tête. Quand ils en ont ( ?). 

          L’Ensemble Linea, fondé en 1998, par Jean-Philippe Wurtz (*1968) se trouve concerné par de pareils rétrécissements. Mais le contexte présent n’intimide pas celui qui est à la fois un brillant musicien, ayant assisté Peter Eötvös, et un enfant de la balle. Son père, Jean-Pierre Wurtz (1923-2003), fut, quand il était directeur administratif de l’Opéra de Strasbourg, l’homme n’ayant jamais craint d’opposer des refus au chef d’orchestre Alain Lombard, alors directeur musical de l’institution, quand il formulait des demandes excessives. L’histoire familiale de Jean-Philippe Wurtz l’a préparé. 

           Ayant sa salle de répétition dédiée à Strasbourg, l’Ensemble Linea rassemble des instrumentistes spécialisés « établis dans la capitale alsacienne, dans l’Allemagne toute proche comme ailleurs. Notre violoncelliste principal est domicilié à Bruxelles », explique Jean-Philippe Wurtz. « L’effectif moyen de Linea tourne autour de vingt exécutants. Ils sont une quarantaine lors de programmes exceptionnels. » Bon an mal an, Linea donne entre 20 et 25 concerts par an, avec des solistes instrumentaux ou vocaux. Son budget est de 245.000 €, si l’on fait une moyenne des encaissements annuels entre 2017 et 2022.  Ce montant provient de la vente des concerts, d’aides de la SACEM, du Centre national de la musique ou de la SPEDIDAM,1 comme des subventions accordées par le ministère de la Culture – au travers de la DRAC Grand Est2 – et de la Ville de Strasbourg.3 

          Désormais aux mains d’EELV, la municipalité de la capitale alsacienne a diminué la dotation de Linea. Cette mesure n’a pas respecté l’annonce de février dernier selon laquelle Jeanne Barseghian – la mairesse de Strasbourg – avait promis une sanctuarisation de cette ligne budgétaire. L’intérêt limité de l’élue succède au refus de son prédécesseur, le ci-devant socialiste Roland Ries, de créer une Maison de la musique contemporaine destinée à valoriser Linea. Comme l’observe Jean-Philippe Wurtz, « les politiques culturelles locales sont désormais établies en fonction de l’Audimat. » En d’autres termes, on recherche le nivellement par le bas. Tant à Strasbourg qu’à Grenoble, à Bordeaux et à Lyon, on croit que la tenue de concerts au milieu des parcs est un acte important de volontarisme culturel. 

           Autres phénomènes préoccupants : les souffrances de l’Ensemble Court-Circuit et la « disparition récente des Centres nationaux de création musicale (CNCM) de Lyon et de Nice. Le GRAME de Lyon est également menacé. »4 Un tel contexte est d’autant plus déplaisant que Rima Abdul Malak, ministre de la Culture depuis 2022, n’a rien annoncé en matière de musique contemporaine savante. La situation présente révèle « une nette inquiétude de la profession devant la réduction des moyens publics. L’offre artistique se réduit. On est confronté à un réel danger : le  rétrécissement des canaux de la création.» Il frappe les compositeurs, les chefs d’orchestre, les instrumentistes et les chanteurs spécialisés. Sans oublier les auditeurs. 

           Jean-Philippe Wurtz ne baisse pas les bras. Il représente aussi la Fondation Royaumont au conseil d’administration de la PROFEDIM.5 Celle-ci réunit des acteurs majeurs de la vie musicale française. Elle cultive les valeurs d’innovation musicale et d’indépendance artistique ; elle répond à une finalité d’intérêt général, réclamant l’accès de tous aux œuvres de l’art. Tant la PROFEDIM que la FEVIS, présidée par Jacques Toubon, prennent acte que les sanctions budgétaires actuelles entraînent des « conséquences sur l’emploi des musiciens. »6 Jean-Philippe Wurtz : « Le marché du travail diminue. » Dans le même temps, la formation professionnelle des instrumentistes est de plus en plus élevée. On nage en plein paradoxe. Pourquoi préparer des instrumentistes de haut niveau à une carrière devenant problématique ? 

           Alors que Linea a « réalisé une centaine de créations mondiales en un quart de siècle, le nombre des commandes passées par l’État aux compositeurs est en diminution ». Elles relèvent de la responsabilité des DRAC.7 Durant des décennies, les commandes ont été l’affaire de l’administration parisienne du ministère de la Culture. Il est désormais plus que temps de revenir à une pratique ayant suscité la naissance d’œuvres importantes. Sinon, le tableau s’assombrira encore plus. Comme le rappelle Jean-Philippe Wurtz, « les ensembles spécialisés subissent une double peine. D’une part, leur activité se ralentit. D’autre part, les festivals se trouvent dans l’impossibilité de les rétribuer convenablement. » Par chance, Linea se fait entendre à l’étranger. Il sera ainsi, en mai 2024, à Baltimore, Chicago et San Francisco, plus précisément à la prestigieuse Stanford University. L’ensemble effectuera alors sa sixième tournée outre Atlantique. Il est la seule formation française actuelle de musique contemporaine, avec l’Ensemble Intercontemporain, à effectuer de tels déplacements. Manifestement, nul n’est prophète en son pays.

Dr. Philippe Olivier 
14 septembre 2023 

1 Fondée en 1959, la SPEDIDAM (Société de Perception et de Distribution des Droits des Artistes-Interprètes) est un organisme de gestion collective des droits de propriété intellectuelle des artistes-interprètes. Elle se trouve constituée sous forme de société civile

2 L’anagramme DRAC désigne une direction régionale des affaires culturelles. Chaque DRAC est placée sous l’autorité du ministre de la Culture, relayé par le préfet de région

La subvention de la DRAC Grand Est est de 70.000 €, celle de la Ville de Strasbourg de 20.000 €. Elle a cependant été ramenée à 15.000 € en 2023. L’auteur remercie Frédéric Puysségur, l’administrateur de Linea pour ces informations factuelles. 

4 Fondé en 1982, le Générateur de ressources et d’activités musicales exploratoires (GRAME) a été labellisé Centre national de création musicale en 1997

5 Profedim est l’anagramme désignant le Syndicat professionnel des producteurs, festivals, ensembles et diffuseurs indépendants de musique. Son siège social se trouve à Paris.

6 La Fédération des ensembles vocaux et instrumentaux spécialisés (FEVIS) a également son siège à Paris. Elle compte 192 ensembles adhérents

7 Dans l’immense majorité des cas, l’équipe d’une DRAC n’a pas des compétences  artistiques suffisamment légitimes pour pouvoir passer des commandes à des compositeurs. 

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