Une flamme verdienne rallumée aux Chorégies
Après les inquiétudes formulées l’an passé quant à la pérennité des grandes soirées lyriques aux Chorégies d’Orange, cette édition 2025 a su rassurer mélomanes et fidèles du Théâtre antique. Grâce à l’engagement, à la ténacité et au professionnalisme de Jean-Louis Grinda, directeur de cette prestigieuse institution, les Chorégies renouent avec l’ambition lyrique qui a longtemps fait leur renommée. Deux chefs-d’œuvre majeurs de Giuseppe Verdi – Le Trouvère et La Force du destin – composent, parmi d’autres manifestations musicales de qualité, l’ossature d’une édition 2025 propre à attirer les amateurs lyriques qui se pressaient au demeurant très nombreux pour la représentation du Trouvère.
Une version mise en espace qui vaut largement une mise en scène
Conscient des impératifs imposées par une production en plein air et des contraintes budgétaires qui pèsent aujourd’hui sur les événements culturels, les Chorégies ont opté pour une version concertante ou plus exactement pour une pertinente « mise en espace » . Car, en la circonstance, les protagonistes ne se limitent pas à chanter immobiles, les yeux rivés sur un pupitre, mais au contraire investissent tout l’espace du vaste plateau avec une direction d’acteurs sobre mais pour autant efficace. Ils jouent comme ils le feraient dans une version scénique. De surcroît le mur du théâtre romain constitue en soi un décor monumental en parfaite osmose avec une œuvre comme Le Trouvère et quelques projections judicieusement intégrées au style du lieu (château médiéval, bosquets, cloître, camp militaire etc. ) ainsi que des lumières parfaitement appropriées sont tout aussi efficaces pour évoquer les divers lieux de l’action sans jamais l’alourdir et se révèlent en tout état de cause bien moins antinomiques que certaines scénographies pour le moins contestables – voire aberrantes – qu’il nous est parfois donné de voir.
Le Trouvère : les spécificités d’un ouvrage musicalement complexe dans l’œuvre de Verdi
On attribue à Toscanini – et parfois à Caruso – cette formule célèbre : « Pour monter Le Trouvère, il faut les quatre plus belles voix du monde ». Une boutade souvent répétée, mais dont la véracité éclate avec évidence lorsqu’on entend la partition dans toute sa splendeur vocale. Cette exigence, loin d’être exagérée, souligne l’essence même de l’œuvre fondée sur l’incandescence des lignes vocales, la densité dramatique des personnages et la tension constante entre lyrisme et éclat. Ces considérations trouvent d’ailleurs une illustration parfaite dans la légendaire représentation viennoise à laquelle nous eûmes le privilège d’assister (et qui demeure à jamais gravée dans notre mémoire comme l’exemple de l’absolue perfection) avec l’Orchestre Philharmonique de Vienne sous la baguette d’Herbert von Karajan, et un cast prestigieux réunissant Luciano Pavarotti, Leontyne Price, Christa Ludwig, Piero Cappuccilli et José Van Dam : une production rarement égalée et un sommet de la pyramide mondiale artistique difficile à atteindre.
Le Trouvère constitue une œuvre à part dans la production de Verdi : la résurgence d’un flamboyant bel canto romantique, apanage de Rossini, Bellini et Donizetti, empreint de mélodies longues et sensuelles, de parties ornementées, de virtuosité vocale et de flexibilité d’un chant élégiaque et d’un cantabile parfait assumé en outre par des voix d’une densité dramatique marquée par l’exigence du maître de Bussetto.
Anna Netrebko : Une Leonora d’envergure
Anna Netrebko remplit quasiment tous les critères exigés pour l’incarnation d’une Leonora de tout premier ordre.
La soprano russo-autrichienne, forte d’une carrière de trente années (débuts en 1994 !), continue de surprendre par l’éclat, la jeunesse et surtout la souplesse d’une voix restée intacte, malgré l’intensité et la variété des rôles abordés au fil des décennies. Cette longévité vocale impressionne, non seulement par sa résistance, mais aussi par l’intelligence avec laquelle l’artiste a su faire évoluer son instrument, passant des sopranos d’agilité du bel canto à des rôles beaucoup plus dramatiques et amples du répertoire verdien et vériste.
Les Arènes de Vérone ont récemment fourni un exemple saisissant de cette versatilité vocale et stylistique : Anna Netrebko y a ouvert la saison du centenaire en 2023 avec une Aida d’une grande autorité vocale, exigeant une voix large, au souffle long, et l’a refermée avec une Traviata (à laquelle nous assistions) chantée avec autant d’élégance que de légèreté, dans une ligne vocale d’une fraîcheur rare pour ce type de répertoire. C’est là une véritable performance, et un témoignage éclatant de l’étendue de ses moyens qui lui permettent de briller également dans des emplois d’un ambitus étendu comme Turandot de Puccini et Gioconda de Ponchielli ce qui prouve une fois encore son exceptionnelle capacité d’adaptation.
Dans Il Trovatore – vêtue de deux somptueuses robes – elle aborde le rôle de Leonora avec tout ce que l’on peut attendre d’une éminente interprète verdienne : noblesse de la ligne, puissance du legato, étendue impressionnante de la tessiture et une capacité à habiter chaque parole avec une sincérité dramatique constante. C’est surtout dans la seconde partie de l’ouvrage que son interprétation prend toute sa dimension : à travers le célèbre « D’amor sull’ali rosee » suivi du « Miserere » (avec des notes profondes, colorées et soutenues dans le registre grave) et enfin de la redoutable cabalette « Tu vedrai che amore in terra ». Anna Netrebko déploie un chant d’une densité émotionnelle saisissante, maîtrisant les moindres inflexions, les filati les plus subtils, comme les élans les plus héroïques.
C’est avec juste raison que le public du théâtre antique l’a très longuement ovationnée.
Les autres interprètes : quelques interrogations stylistiques
Force est de constater que les autres interprètes entourant Anna Netrebko ne parviennent pas à atteindre le même niveau d’excellence, et ce, bien souvent pour des raisons d’ordre stylistique.
Certes, le ténor Yusif Eyvazov incarne un Manrico parfois éclatant, avec une voix relativement puissante qui se projette sans difficulté dans l’immense enceinte du Théâtre Antique. Toutefois à ce déploiement vocal fait défaut l’essence même du style spécifique requis par cette typologie d’ouvrage.
Plus à l’aise dans le répertoire vériste, Eyvazov semble ici en décalage avec l’univers vocal du Verdi médian. Il lui manque en effet le legato, la souplesse et le cantabile indispensables pour faire vivre pleinement ce héros verdien, partagé entre la véhémence et la tendresse. Le rôle exige une ligne de chant élégiaque et stylisée en particulier dans le célèbre « Ah sì, ben mio » qui repose davantage sur la tendresse, l’émotion intériorisée, les ornements subtils et la demi-teinte que sur le seul éclat vocal.
On pense alors inévitablement à ce que de grands stylistes du passé comme Pavarotti et Bergonzi savaient insuffler à ce rôle : un alliage d’ardeur et de raffinement, une musicalité où la vaillance n’excluait jamais la nuance, la poésie et l’art de la mezza voce. Eyvazov, s’il peut impressionner par l’éclat de certains aigus notamment dans la stretta « Di quella pira » (qui semble faire mouche sur une partie du public), échoue à émouvoir par l’intention comme par une ligne vocale peu bel cantiste.
On pourra formuler à peu près les mêmes réserves concernant l’interprétation du baryton russe Aleksei Isaev, qui incarnait le Comte de Luna. Cet artiste possède certes des moyens vocaux solides, qui doivent sans doute lui permettre d’aborder avec aplomb certains rôles du répertoire vériste – il a d’ailleurs récemment chanté dans Andrea Chénier à Turin – mais Carlo Gerard dans l’œuvre de Giordano n’est pas le Comte de Luna dans Il Trovatore !
Ce rôle appelle en effet un autre style, une autre conception du chant davantage ancrée dans une tradition belcantiste tendant vers le « romantisme noir » : legato soigné, cantabile expressif, projection sculptée, mordant du verbe et couleurs de timbre bien définies. Or, dans la célèbre cabalette du deuxième acte, «Il balen del suo sorriso » , moment-clé de l’ouvrage où de Luna exprime un mélange brûlant de jalousie et de passion avant de faire enlever Léonora du couvent, il est apparu que le baryton russe manquait singulièrement de cette clarté de ligne, de ce phrasé ciselé, de cette intensité contenue qui transcendent l’air en un sommet d’élégance dramatique.
Le timbre s’est révélé plutôt opaque, sans transparence ni vibrato modulé et son émission, bien que puissante, laissait trop souvent échapper les mots dilués dans un flux vocal un peu uniformément tendu. Le chant manquait d’expressivité véritable, de cette chaleur tragique qui permet à ce rôle d’exister au-delà de la simple puissance vocale.
Ces limites stylistiques sont d’autant plus regrettables que ce rôle a été dans le passé incarné par des barytons d’exception qui ont su l’habiter avec grandeur et poésie. On pense bien sûr à Piero Cappuccilli, modèle absolu d’élégance vocale, à Renato Bruson, maître du legato expressif et du style verdien châtié, ou encore au baryton français, Ludovic Tézier, dont l’art raffiné du phrasé et l’intelligence dramatique constituent un repère dans ce répertoire.
On ne saurait nier les qualités musicales de Marie-Nicole Lemieux. Dotée d’une voix ample et d’un tempérament dramatique affirmé, la mezzo-soprano québécoise a su marquer de sa personnalité certains rôles majeurs du répertoire français. On se souvient notamment d’une remarquable Carmen ou encore d’une Dalila expressive dans Samson et Dalila de Saint-Saëns, qu’elle avait déjà interprétés avec succès sur la scène du Théâtre Antique.
Cependant, c’est précisément cette orientation vers le répertoire français qui trahit ses limites dans l’univers si particulier de Verdi. Car l’Azucena verdienne requiert non seulement une puissance vocale mais surtout une couleur typiquement italienne, c’est-à-dire cette âpreté dans le timbre (qui n’en exclut pas néanmoins la rondeur) et ce feu dramatique que Verdi injecte dans les moindres inflexions de sa partition.
Or, malgré l’ampleur de l’instrument, la couleur vocale de Lemieux n’épouse pas exactement cette tradition verdienne, manquant de cette noirceur et de cette intensité tellurique propres au rôle. De plus, l’équilibre entre les registres apparaît ici problématique, notamment entre un grave souvent poitriné mais manquant de projection, et un aigu qui tend à perdre en homogénéité.
À titre de comparaison, on ne peut s’empêcher de penser à Giulietta Simionato ou Fiorenza Cossotto, qui demeurent des modèles dans pareil emploi.
Une mention méritée pour Claire de Monteil en Ines (une belle promesse du chant français qui mérite d’être entendu dans rôle plus consistant) ainsi qu’à Grigory Shkarupa (Ferrando) doté d’un timbre séduisant et d’une belle articulation.
Le chef Jader Bignamini à la tête d’un méritoire Orchestre Philharmonique de Marseille connaît incontestablement son Trouvère ne regardant quasiment jamais sa partition et se montrant corrélativement attentif au plateau. Peut-être peut on regretter certains partis pris de lenteur mais qui sont vraisemblablement liés aux approximations stylistiques de certains chanteurs.
Très belle performance des chœurs des Chorégies et de l’Opéra Grand Avignon sous la houlette de Stefano Visconti.
Christian Jarniat
6 juillet 2025
Direction musicale : Jader Bignamini
Lumières : Vincent Cussey
Distribution :
Leonora : Anna Netrebko
Azucena : Marie-Nicole Lemieux
Manrico : Yusif Eyvazov
Il Conte di Luna : Aleksei Isaev
Ferrando : Grigori Shkarupa
Ines : Claire de Monteil
Ruiz / un messager : Vincenzo Di Nocero
Un vieux gitan: Stefano Arnaude,
Orchestre Philharmonique de Marseille
Chœurs des Chorégies d’Orange, des opéras d’Avignon et de Marseille, Coordinateur des chœurs : Stefano Visconti