Comment ne pas jubiler de ce joli pied de nez aux aigris et pisse-vinaigres de tous poils, prétendument mélomanes, mais qui depuis des décennies ont décidé en France de cultiver l’ostracisme musical en hiérarchisant ce qui, selon eux, est « noble » ou « vulgaire », ce qui mérite l’affiche des grands opéras ou ce qui n’est même pas concevable sur les secondes scènes des théâtres du fin fond de la province. En cruel démenti le Volksoper de Vienne – le second opéra de la capitale viennoise après le Staatsoper – affiche actuellement (et pour une longue série de représentations sur toute l'année) La Cage aux folles de Jerry Herman entre Salomé de Richard Strauss, le Requiem de Verdi et La Flûte enchantée de Mozart ! Mais comme un bonheur n’arrive jamais seul, cette comédie musicale fera aussi les beaux soirs du Komische Oper de Berlin au mois de mars prochain entre Le Coq d’or de Rimski Korsakov et Le Vaisseau fantôme de Wagner dans une production de Barrie Koski – l’un des plus éminents metteurs en scène de notre temps – qui signa en 2017 une réalisation légendaire des Maîtres chanteurs de Nuremberg au Festival de Bayreuth !
Comme nous l’écrivions récemment à propos des festivals d’Autriche, les pays germaniques n’ont pas le même regard étriqué sur les œuvres musicales contrairement à celui de nos soi-disant « élites culturelles » ou de certains directeurs de nos grandes maisons d'opéra, qui – prétendant faire le tri entre le bon grain et l’ivraie – émettent un jugement condescendant sur l’opérette et la comédie musicale, ne permettant à ces genres d’occuper qu’en parents pauvres le paysage lyrique de l’Hexagone. Dans ces conditions, rien d’étonnant à ce que ce répertoire se soit réduit, comme peau de chagrin, à quelques titres.
On doit donc de se réjouir que l’Odéon de Marseille – le seul théâtre en France à présenter une copieuse et permanente saison d’Opérette(1) – et son courageux et avisé directeur Maurice Xiberras (qui préside également aux destinées de l’Opéra de Marseille) – ait ouvert ses portes avec cette Cage aux folles. Et quel plaisir de savoir que très précisément le 22 octobre en matinée – jour où nous assistions à cette représentation – les spectateurs de Vienne et Marseille ont pu en même temps, et à plus de 1300 kilomètres de distance, réserver à la comédie musicale de Jerry Herman un accueil des plus chaleureux. Dans la cité phocéenne ce fut en tous cas un réjouissant triomphe avec de multiples rappels au final, pas moins de cinq bis de « L’air du bon temps est là » (« The Best of Times ») et une standing ovation avec des spectateurs si enthousiastes et heureux au point de danser dans la salle !…
De la pièce de Jean Poiret à la comédie musicale de Jerry Herman
La Cage aux folles est à l’origine une pièce de théâtre écrite par Jean Poiret, mise en scène par Pierre Mondy, créée au Théâtre du Palais-Royal (le 1er février 1973) avec Jean Poiret (Georges) et Michel Serrault (Albin/Zaza). Elle a été jouée près de 2000 fois (et vue par un million de spectateurs). En 1983, à Broadway, La Cage aux folles devient une comédie musicale sur un livret de Harvey Fierstein (Torch song trilogy, Madame Doubtfire) paroles et musique de Jerry Herman, le compositeur et créateur (en 1964) de Hello Dolly ! Rappelons à nos sectaires « intégristes musicaux » que la production de Broadway (mise en scène par Arthur Laurents, le librettiste de West Side Story) a été nommée neuf fois aux Tony Awards, et qu’elle en a remporté six, dont celui de la meilleure comédie musicale, de la meilleure musique et du meilleur livret. Le spectacle a tenu l’affiche jusqu’au 15 novembre 1987, soit 1761 fois au Palace Theatre de New York et le succès recueilli a entraîné en 1986 l'exportation de l'oeuvre vers le West-End londonien pour 301 représentations au London Palladium. Ont suivi également des reprises et tournées internationales.
La musique s’inscrit davantage dans le prolongement stylistique des « musicals » de George Gershwin, Irving Berlin ou Stephen Sondheim que dans la mouvance émanant alors de la scène pop ou rock avec Jésus Christ Superstar (Andrew Lloyd Webber) ou le Rocky horror show (Richard O’Brien).
Néanmoins, la chanson « I am what I am » (« Je suis ce que je suis »), qui met en scène un homosexuel qui demande à être respecté, s’affirme comme un véritable manifeste gay et un hymne de la fierté homosexuelle. Devenue succès planétaire, elle a été, notamment, reprise par de nombreuses artistes féminines, telles que Gloria Gaynor ou Shirley Bassey.
Dans leur excellent ouvrage(2) Louis Oster et Jean Vermeil résument parfaitement la situation : « L’intimité et la quotidienneté d’un couple d’homosexuels d’âge mûr, l’un (Georges) propriétaire d’une boite de nuit, l’autre vedette (Albin). Travestissement suprême, ils se voient contraints à passer pour normaux aux yeux des parents – parangons des ligues de vertu – de la fille (Anne) que doit épouser le fils (Jean-Michel) de Georges (né d’un bref moment « d’égarement hétérosexuel »). Des homosexuels devant apprendre la virilité ! Même Hollywood n’y avait pas pensé !… La tendresse prime la farce avec un swing impeccable, cuivré et sensuel et des chansons qu’on aime à fredonner ».
Le spectacle à l'Odéon de Marseille a soulevé un très vif enthousiasme du public
Le théâtre de l’Odéon a repris avec bonheur la production du Festival d’Opérette et de Comédie Musicale de la Ville de Nice (représentée à l’Opéra de la capitale azuréenne les 21 et 22 septembre 2019). On saluera à nouveau l’adaptation française de Fabrice Todaro qui serre au plus près le texte original du librettiste Harvey Fiersten et les lyrics de Jerry Herman. Excellent travail à la fois fidèle à la forme comme à l’esprit. Le décor avec quelques aménagements s’inscrit parfaitement sur la scène du théâtre marseillais. Les costumes fournis par Brima apportent la note colorée et extavagante à cette production avec robes brillantes et plumes de revue.
Un changement notable : à l’Opéra de Nice le chef Bruno Membrey dirigeait, avec la maestria qu’on lui connait, une version symphonique de l’ouvrage – sur la base de l’orchestration de Larry Blank – avec une cinquantaine de musiciens de l’Orchestre Philharmonique de Nice. A Marseille on a pu découvrir une version plus proche de la nomenclature de la partition originale (comprenant synthés, pianos, basse et batterie) qui confère à l’œuvre une ambiance jazzy de cabaret plus intimiste. Et le charme de cette musique opère avec toujours la même séduction faisant alterner efficacement le swing et les mélodies empreintes de nostalgie.
Pendant 12 ans Serge Manguette monta à l'Opéra de Nice nombre d'opérettes (de La Vie parisienne au Chanteur de Mexico en passant par La Veuve Joyeuse mais aussi des comédies musicales comme Hello Dolly ! ou My Fair Lady). On ne compte plus ses mises en scène et chorégraphies dans toute l'Italie au travers de compagnies d'opérettes diverses, mais il s'est illustré à plusieurs reprises en France notamment à Lyon et à l'étranger jusqu'à Saint Pétersbourg où il a mis au répertoire, pour plusieurs années, La Duchesse de Chicago de Kálmán. Prochainement il sera à Bordeaux et Toulouse pour La Vie parisienne. Il maîtrise parfaitement cette Cage aux folles qu'il n'a cessé de proposer en divers lieux en Italie au cours de l'année écoulée.
La distribution est quasiment celle de l'Opéra de Nice. On y retrouve dans le rôle d'Albin alias Zaza, Fabrice Todaro qui depuis son plus jeune âge a interprété quelques 150 rôles aussi bien dans le répertoire d'opérette que de comédie musicale. Il est sans doute dans son interprétation théâtrale le plus proche de ce que faisait Michel Serrault en scène ménageant avec habileté les deux aspects de ce personnage parfois très « grande folle » et parfois extrêmement subtil. Avec un abattage irrésistible, si cet Albin là est tantôt comique, parfois déjanté, il demeure néanmoins nuancé mais toujours attachant voire attendrissant, partagé entre l'exubérance extrême et les moments d'amertume lorsqu'il se sent isolé, voire exclu. En ces instants là les notions de respect et de tolérance, adroitement rappelées, sont d'ailleurs applaudies par le public. Sur le plan musical, la tessiture du rôle comme la nature spécifique du chant propre à pareil ouvrage lui convienent parfaitement et ne sont pas sans rappeler les prestations des artistes anglo-américains.
Les mêmes termes élogieux s'appliquent à Rémi Cotta (dont on garde le souvenir de l'excellent professeur Higgins qu'il fut dans My Fair Lady à l'Opéra de Nice) et qui incarne une fois de plus un élégant Georges dessinant avec acuité le présentateur enthousiaste de la boîte de nuit et l'attentionné amant d'Albin même si ce dernier le fait parfois sortir de ses gonds. Lui aussi se révèle chanteur accompli (La romance de la plage (« Song on the sand ») en témoigne ainsi que son émouvant « Look Over There » (« Regarde un peu »).
« Glamour » est le mot qui vient à l'esprit pour qualifier la prestation de Julien Salvia, acteur-chanteur certes mais par ailleurs compositeur prolifique de nombreuses comédies musicales et « jeune premier type » pour des rôles tels que Tom de No, No Nanette, Marius des Misérables, Tony de West Side Story, Freddy de My Fair Lady etc.). Crooner accompli et musicien hors pair, il forme un couple parfait avec la séduisante et tendre Anne de Marlène Connan. Leur danse du premier acte « With Anne on My Arm » (« Avec Anne dans mes bras ») avec un clin d'oeil à Fred Astaire et Ginger Rogers est un moment de ravissement hors du temps.
Le sculptural Jacob de Thorian-Jackson de Decker brûle les planches et ne manque pas de déclencher l'hilarité des spectateurs dans ses tenues affriolantes, tandis que Carole Clin et Jean-Claude Calon croquent un formidable duo de parents régressifs autant que pittoresques (un véritable régal !) qui se trouvent pris au piège dans l'étourdissant tourbillon des hôtes survoltés de La Cage aux Folles. Une mention spéciale au Francis de Jean Goltier, toujours efficace sur cette scène quel que soit le rôle qu'il habite. Et comment resister aux nombreuses et réjouissantes chorégraphies des Cagelles (numéros de cabaret, de revue et cancan) assurées avec autant d'aplomb que de bonne humeur par un formidable octuor composé de danseurs italiens et français.
On ne peut que saluer, en terminant, le travail exceptionnel d'orchestration accompli par Christian et André Mornet, tous deux à la direction musicale et aux claviers, ainsi qu'aux excellents musiciens qui sont parties prenantes au succès de cette comédie musicale qui demeurera incontestablement gravée dans les annales du Théâtre de l'Odéon avec un incroyable enthousiasme des spectateurs de tous âges qui, survoltés, n'ont pas cessé de rappeler les artistes leur ménageant des ovations comme on en voit fort rarement.
Création à Marseille.
Christian Jarniat
22 octobre 2023
(1) Pour cette saison 2023-2024 le théâtre de l’Odéon propose 7 ouvrages dont 2 raretés : Paganini de Franz Lehár et Chanson Gitane de Maurice Yvain.
(2) « Guide raisonné et déraisonnable de l’Opérette et de la Comédie Musicale » édité chez Fayard.
Co-direction musicale : Christian et André Mornet
Mise en scène et Chorégraphie : Serge Manguette
Albin / Zaza : Fabrice Todaro
Georges : Rémi Cotta
Jean-Michel : Julien Salvia
Anne : Marlène Connan
Édouard Dindon : Jean-Claude Calon
Marie Dindon : Carole Clin
Jacob : Thorian-Jackson de Decker
Francis : Jean Goltier
Ballet : Priscilla Beyrand, Elphège Bodereau, Azzura Bubani, Chiara Giannini, Matteo Catalini, Samuele Babini, Sébastien Jacquemin, Jacopo Violi