Le virtuose franco-suisse François-Xavier Poizat, âgé de trente-cinq ans, s’est lancé dans une excellente entreprise : enregistrer l’intégrale des œuvres de Maurice Ravel comportant une partie de piano. En résultent six CD où il montre un talent de grande envergure. Au moment où divers musiciens baissent les bras devant les changements radicaux survenus dans le monde du disque, Poizat applique parfaitement le proverbe « Aide toi, le ciel t’aidera ! »
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Un paquet est arrivé, dans le verdoyant quartier berlinois de Weissensee où je me tiens, avec une enveloppe contenant une pétition. Cette dernière a pour but de protester contre les 150 millions d’euros d’économies devant être réalisées – sur le dos de la culture – en 2025 et 2026 dans les lignes du budget municipal de la capitale allemande. Je reviens au paquet : il contient un coffret de six CD consacrés à Maurice Ravel, publié par le label français Aparté. L’artiste tête de pont de cette réalisation est le pianiste franco-suisse François-Xavier Poizat (*1989). Bien qu’il soit diplômé de maisons aussi réputées que la Juilliard School de New York et la Haute École de musique de Genève, bien qu’il ait été – en 2011 – demi-finaliste du prestigieux Concours Tchaïkovski de Moscou, l’artiste n’est encore guère connu dans l’Hexagone. Il a manifestement échappé à ceux que Pierre Boulez nommait à juste titre « les sous-chefs de bureau s’imaginant faire la pluie et le beau temps ».
François-Xavier Poizat a commencé l’étude du piano, à Grenoble, à un âge très tendre. Son premier professeur, Anne-Lise Blachot, a vite perçu qu’elle devait tenir compte d’aptitudes hors du commun. Alors qu’il avait cinq ou six ans, le garçonnet est invité par Jacques Martin à l’émission de télévision « L’École des fans ». Il y joue un pot-pourri sur des thèmes de « Pierre et le loup » de Prokofiev. Le virtuose Jean-Philippe Collard est présent. Celui-ci est, comme tous les auditeurs, sidérés par les promesses musicales entendues. Puis, Poizat étudie. Et la musique. Et le mandarin, en raison des origines chinoises de sa mère. Il se livre à un travail acharné. Aujourd’hui, son agenda révèle une activité internationale. L’artiste se produit dans des contrées des plus recommandables. Il est fort bien accompagné par son agent, Jens Gunnar Becker, officiant depuis la ville allemande de Dortmund. Voilà qui n’a rien d’anecdotique. Certains circuits sont infiniment plus efficaces que d’autres.
Depuis des années, Poizat a médité un projet ambitieux. Il a décidé d’enregistrer toutes les œuvres de Ravel donnant la parole au piano. Jusques et y compris ses partitions avec chant. Paru en octobre 2024, le coffret constitue l’anticipation du 150ème anniversaire de la naissance de l’auteur des Valses nobles et sentimentales, à célébrer en 2025. Un tel repère chronologique, usuel parmi le monde anglo-saxon, est inhabituel dans l’Hexagone. Le résultat frise la prouesse. Poizat a tout enregistré en l’espace de dix-huit mois, dans cinq lieux différents situés en France, en Italie, au Royaume-Uni et en Suisse. Affaire de pimenter l’entreprise, il grave les deux concertos pour piano avec l’excellente cheffe italo-brésilienne Simone Menezes et le glorieux Philharmonia Orchestra, phalange londonienne d’Otto Klemperer et de quelques autres illustres personnages. Entre les qualités du soliste, de la maestra et de l’orchestre, le résultat est époustouflant. Les deux concertos constituent une série d’exploits solistiques durant lesquels plusieurs membres du Philharmonia rivalisent en énergie solaire avec Poizat. Ce dernier ajoute aussi un arrangement pour piano seul de La Valse , signé Alexandre Ghindin.
Le quatrième CD, voué aux œuvres de musique de chambre, comporte même la sonate pour violon dite posthume de 1897, la Berceuse sur le nom de Gabriel Fauré et – bien sûr – le monumental Tzigane. On aurait aimé que l’interprète de ces partitions, le Hollando-Britannique Michael Foyle (*1991) déploie plus de charisme et d’autorité au long de la fameuse Rhapsodie de concert écrite par Ravel en 1924 pour la violoniste hongroise Jelly d’Arányi. Du côté des œuvres vocales, objets des cinquième et sixième CD, l’affichage est intelligent. Le cinquième CD porte le titre de « Voix des hommes », le sixième celui de « Voix des anges ». Rien n’y est oublié. On prend acte d’une évidence : Ravel aura composé des mélodies sur des textes en plusieurs langues, dont l’araméen, l’hébreu et le yiddish. L’emploi de ces trois idiomes lui aura valu d’être inscrit – sous l’Allemagne nazie – parmi l’épouvantable « Dictionnaire des Juifs dans la musique ». Goebbels fit interdire l’exécution de ses œuvres dans un pays en proie à la folie sanguinaire hitlérienne. Les officines de la propagande répandirent une « information » selon laquelle le compositeur de Daphnis et Chloé était un enfant d’Israël. En vérité, il n’en était rien.
Da capo : rien ne manque dans le chantier vocal ouvert par Poizat. Ni la Ballade de la reine morte d’aimer datant de 1893, ni les Rêves de 1927, pages rarement proposées au public. Mais je regrette que certains des quatre chanteurs partenaires de François-Xavier Poizat n’affichent pas une dimension interprétative aussi moderne que la sienne. Cependant, la soprano Suzanne Jerosme, notamment en charge des Trois poèmes de Stéphane Mallarmé avec le Quatuor Voce, domine l’ensemble des vocalistes de manière manifeste. Sa collègue mezzo-soprano Brenda Poupard n’en a pas moins des mérites manifestes. Le baryton Thomas Dolié met la pompe à distance s’il s’occupe de Don Quichotte à Dulcinée, bien que la beauté de sa voix se trouve un peu obstruée par une diction à mon sens trop molle. Quant à Florent Karrer, l’autre baryton, il rend goûteux Ronsard ou les Deux épigrammes de Clément Marot élaborés par un Ravel vingtenaire. En outre, il respecte encore la règle déclamatoire de la diérèse.
Les voix contrastent de façon plaisante avec les attaques franches de Poizat au clavier, avec sa dynamique étincelante. Autrement dit, l’initiateur de ces six coffrets en est le personnage essentiel. Il passe devant Louis Schwizgebel, son partenaire pour les quatre mains de Ma mère l’Oye. Dès lors et qu’il s’agisse de la Sonatine de 1903-1905 ou encore de Gaspard de la nuit, François-Xavier Poizat parcourt des hauteurs ayant été les signes distinctifs – au disque – du vénérable Vlado Perlemuter, le vicaire terrestre de Ravel, de Robert Casadesus en 1951 ou de Samson François en 1967.
Poizat n’imite pas. Il est lui-même. Il laisse parler son talent, son art, sa technique. L’incontournable Pavane pour une infante défunte ou les Jeux d’eau à sa manière le prouvent. On en sourit d’autant plus devant les maladresses de rédaction d’un dossier de presse vantant son « interprétation à la fois émouvante et envoûtante » des joyaux ravéliens. Qu’est-ce à dire ? Rien. Le présenter comme un « ancien protégé de Martha Argerich » au long du même document tourne à la faute. Voilà qui contraste avec le copieux essai rédigé pour le coffret par le Dr. Deborah Mawer, professeur émérite à l’Université de Birmingham et auteur d’un excellent « Cambridge Companion to Ravel », paru en 2006. On est – ô bonheur – aux antipodes des écrits de certains « spécialistes » autoproclamés et connus de leur seul chat.
Il aurait été judicieux – en matière de communication – de valoriser au maximum l’ingéniosité de Poizat dans la mise en place d’un tel projet. On aurait eu intérêt à le ranger parmi les représentants d’un phénomène très actuel : les pianistes remarquables venant – comme on dit – de nulle part. Je songe à Simon Ghraichy ou à l’Américain d’origine indienne Kunal Lahiry. En d’autres termes, François-Xavier Poizat n’a pas fini de nous étonner. Il sait qu’il faut s’aider soi-même en trouvant un mécène et une maison de disques aimant une aventure aussi grisante.
Dr. Philippe Olivier