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Le Grand Macabre de György Ligeti ouvre brillamment les festivités estivales de l’Opéra de Munich

Le Grand Macabre de György Ligeti ouvre brillamment les festivités estivales de l’Opéra de Munich

jeudi 4 juillet 2024

Crédit photographique Wilfried Hösl

Le Grand Macabre de György Ligeti s’inscrit comme un récent point d’aboutissement (1978) aux grandes représentations apocalyptiques du triomphe de la mort qui ponctuent l’histoire de la peinture, de la peinture gothique tardive à nos jours. Un important point d’ancrage de ces représentations est la fresque du Triomphe de la mort conservée à la galerie régionale du Palazzo Abatellis à Palerme, datée de 1446 et dont l’artiste est inconnu. La mort est un squelette armé d’un arc et de flèches qui chevauche un cheval en partie squelettique et survole sous les yeux d’un public consterné un holocauste d’évêques, de mages et de puissants tandis qu’une assemblée de nobles observe la scène avec tristesse et gravité. Un jeune noble a le cou transpercé par une flèche. Un harpiste et un joueur de luth jouent sans doute des musiques élégiaques. Un noble et ses chiens partent à la chasse. Il ne prête pas attention au carnage en cours.

Au siècle suivant (en 1562) Breughel l’Ancien, qui avait voyagé en Sicile et connaissait le Triomphe palermitain peignit un Triomphe de la Mort aujourd’hui conservé au Prado de Madrid. Œuvre morale montrant le triomphe de la Mort sur les réalités du monde, symbolisé par une grande armée de squelettes rasant la Terre. À l’arrière-plan, un paysage aride où se déroulent encore des scènes de destruction, avec des roués suppliciés et des pendus. Au premier plan la Mort, à la tête de ses armées sur un cheval rougeâtre, détruit le monde des vivants, qui sont conduits dans un immense cercueil, sans espoir de salut. Toutes les classes sociales sont incluses dans la composition, sans qu’aucun pouvoir ni aucune dévotion ne puisse les sauver. Le panneau droit du Char à foin (De Hooiwagen) attribué à Jérôme Bosch (1516) et lui aussi conservé au Prado donne lui aussi une vision fantasmagorique de l’enfer.

Une reproduction de la fresque palermitaine inspira Guernica, le tableau apocalyptique que Picasso réalisa en 1937, et dont les horreurs restent terrifiantes d’actualité. Trois ans auparavant, Michel de Ghelderode écrivait sa Balade du Grand Macabre dont il situe l’action au Breughelland (le pays de Breughel) : Ghelderode renoue avec la tradition médiévale de la danse macabre que les guerres, les épidémies de peste et les famines ont abondamment nourrie, et écrit une farce amère sur la mort qui annonce l’apocalypse aux hommes. 

Michael Meschke et György Ligeti en donnèrent une libre adaptation pour l’opéra dans leur rédaction du livret du Grand Macabre, joué pour la première fois à Stockholm en 1978. La Bayerische Staatsoper en propose aujourd’hui la version révisée en anglais de 1996, mise en scène par Krzysztof Warlikowski, dont c’est la septième production munichoise. L’ancien directeur musical Kent Nagano est au pupitre. Michael Nagy et Benjamin Bruns font leurs débuts dans les rôles de Nekrotzar et de Piet vom Fass.

Le compositeur György Ligeti a qualifié Le Grand Macabre d'”anti-anti-opéra”. Ligeti ne souhaitait pas composer un opéra traditionnel, mais une œuvre de théâtre musical inhabituelle. Mais il se donna aussi pour objectif d’enthousiasmer le public avec sa satire grotesque de la fin du monde et a réintroduit l’opéra quasiment par la petite porte. On y trouve de petits airs, des duos et des cascades de coloratures, mais dans le style de Ligeti, dans son langage tonal insolent et criard, mais aussi parfois extrêmement tendre. L’orchestre surprend par des guirlandes de bel canto ainsi que par des sons stridents qui font de cette partition l’une des plus colorées — et des plus compliquées — de la littérature lyrique.

Une comète se dirige vers la Terre. Le prophète autoproclamé Nekrotzar annonce la fin du monde imminente. L’humanité en revient à ses instincts de base : on boit beaucoup et on fait l’amour en abondance dans le seul opéra de György Ligeti. Un théâtre mondial apocalyptique, lavé à grande eau de raffinements musicaux, d’une virtuosité frénétique, criard et grotesque comme un tableau de Breughel ou de Bosch. L’opéra apocalyptique de Ligeti se termine en laissant la porte ouverte à l’interrogation, car  la fin du monde semble annulée à la fin : tout cela n’était-il qu’un cauchemar ? 

Le Grand Macabre 2024 c Wilfried Hoesl 2 1
Crédit photographique Wilfried Hösl

Pour Le Grand Macabre, Krzysztof Warlikowski est revenu avec l’équipe très soudée qui a accompagné son succès : Małgorzata Szczęśniak a créé les décors et les costumes. Felice Ross est responsable de l’éclairage et Kamil Polak a conçu les vidéos. Le danseur et acteur Claude Bardouil assure la chorégraphie. Warlikowski situe l’action dans un huis-clos, un lieu de passage et d’attente où arrivent des gens qui ne semblent plus avoir de perspectives d’avenir. Le décor reproduit le grand hall d’Ellis Island au large de New York, la salle d’enregistrement où des médecins examinaient les réfugiés candidats à l’immigration pour déterminer s’ils étaient en bonne santé. Mais ce lieu est devenu une grande salle de gymnastique avec des agrès, dont un cheval d’arçon, qui devient la dérisoire monture du Grand Macabre. Un double grillage dont la partie centrale est surmontée de barbelés rappelle l’enfer des camps de concentration auxquels Ligeti et sa mère ont échappé, alors que tous les autres membres de sa famille y ont péri.

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Crédit photographique Wilfried Hösl

Scènes d’apocalypses d’hier et d’aujourd’hui

Warlikowski s’aventure sur le terrain du grotesque, tout en le mêlant à des aspects sérieux. Des personnages bizarres sont colloqués dans ce lieu : le couple d’amoureux Amando et Amanda, le philosophe alcoolique Piet vom Fass (Pierrot du Tonneau), le couple Mescalina et Astradamors qui se livrent à des jeux sado-masochistes, Vénus vêtue d’un cygne qui rappelle l’histoire des amours de Léda,  et le Grand Macabre Nekrotzar, un oiseau de mauvais augure. Chez Ligeti, beaucoup de choses restent ambiguës, et Warlikowski le suit dans cette mise en évidence des chemins narratifs possibles. Nekrotzar est le nom dont Ghelderode, un Belge flamand d’expression française, a baptisé le Grand Macabre : le nom peut se décomposer en Nekro, la mort, krot (un mot qui, en flamand, désigne un taudis, de la boue, de la salissure), et tzar. Nekrotzar, un empereur prophète de malheur dont le nom ne promet rien de bon. Astradamors (L’astre donne la mort ?), l’astronome masochiste, décèle une comète qui se rapproche de la terre et va entrer en collision avec elle, provoquant la fin du monde. Il se pourrait bien que Nekrotzar, qui dans son ivresse s’est complètement dénudé (superbe survêtement de nu avachi créé par la costumière), ait finalement fait foirer l’apocalypse.  En fin d’opéra, alors que des scènes apocalyptiques de collision planétaire (Lars von Trier) ou de films en noir et blanc sont projetées sur une toile surplombant l’avant-scène, de nouveaux arrivants porteurs de masques d’animaux fantastiques, — seraient-ce des extraterrestres ? — semblent indiquer que la planète qu’ils viennent peupler pourrait connaître une nouvelle destinée. Leurs masques, qui rappellent aussi l’engouement de Ligeti  pour le théâtre de marionnettes, pourraient s’inspirer des montages photographiques de Jane Alexander.

Comme à l’habitude avec Warlikowski, sa mise en scène déborde de références culturelles, que la lecture du programme fort bien élaboré aide à déchiffrer. Le dramaturge Christian Longchamp, collaborateur du metteur en scène, nous en livre quelques clés. Il évoque l’œuvre de Paul Klee, un artiste que Ligeti appréciait particulièrement, et de son tableau Tod und Feuer peint en 1940, dans lequel un  masque semble nous inviter à pénétrer un autre monde. Il établit un parallèle avec Melancholia, le chef d’oeuvre de Lars von Trier qui se base sur l’annonce de la collision prochaine de la planète éponyme avec la terre. Cette atmosphère de fin du monde constitue depuis la grande césure du 11 septembre 2001 notre actualité, avec la pandémie, la guerre aujourd’hui à notre porte, la terreur du massacre de 1200 Israéliens lors de l’attentat du Hamas, la montée en force des dictatures et des extrémismes, la région de Naples qui vit sur un volcan, le monde entier qui vacille au bord d’un abîme. 

Le Grand Macabre 2024 S.Lee Amereau c Wilfried Hoesl 1 1
Crédit photographique Wilfried Hösl

Kent Nagano et l’orchestre nous introduisent dans l’univers sonore associatif et synesthésique de Ligeti qui en disait : ” Ma musique n’est pas puriste. Elle est contaminée par des tas d’associations folles. ” C’est une musique qui entre en interaction avec elle-même. Elle nous entraîne dans un monde sonore chaotique, un labyrinthe dont les frontières ne sont pas définies. Les sons dégoulinent ou s’entrechoquent, “comme un essaim chantant d’histrions en voyage” dont la mouvance fractale est simple et complexe à la fois. Les sons bruissent et pullulent, claquent et cliquettent, sonnent, résonnent et klaxonnent. La composition est géniale, c’est à n’y rien comprendre et c’est absolument fascinant, c’est d’une splendeur débordante. C’est un enchantement avant-gardiste dont l’orchestre et son chef nous ont livré le kaléidoscope. Tous les chanteurs participent de ce magnifique chaos : Michael Nagy incarne avec une puissance scénique hénaurme un Nekrotzar complètement déjanté au baryton dépravé, il crève l’écran tout en brûlant les planches dans son monde où rien ne semble impossible, Sarah Aristidou interprète avec force coloratures un chef de la police au cerveau dérangé, le bien dénommé Gepopo,  avant de se transformer en Vénus/Léda,  Seonwoo Lee et Avery Amereau prêtent leur talent aux amoureuses lesbiennes Amanda et Amando qui viennent de passer sous le bistouri esthétique, Benjamin Bruns pousse son ténor stentor dans les arabesques enivrées de Piet vom Fass, Sam Carl en Astrodamors subit les derniers outrages masochistes avant de prédire la collision fatale. 

Au monde enchanté d’Ubu, tout le monde est roi. Warlikowski et son équipe ont signé une de leurs meilleures mises en scène. Nagano, grand ordonnateur d’un chaos génialement organisé, l’orchestre et les chanteurs ont livré un somptueux travail d’orfèvres. Une soirée avant-gardiste dont on aurait aimé qu’elle ne se terminât pas, tellement elle fut réussie en tout et en partie. Ce spectacle de théâtre musical donné en ouverture du Festival munichois d’opéra est une magnifique réussite.

Luc-Henri ROGER

4 juillet 2024

Direction musicale – Kent Nagano
Mise en scène – Krzysztof Warlikowski
Décors et costumes – Małgorzata Szczęśniak
Lumières – Felice Ross
Vidéo – Kamil Polak
Chorégraphie – Claude Bardouil
Chœur – Christoph Heil
Dramaturgie – Christian Longchamp, Olaf Roth

Distribution:


Chef de la police politique secrète (Gepopo) – Sarah Aristidou
Vénus – Sarah Aristidou
Amanda – Seonwoo Lee
Amando – Avery Amereau
Go-Go – John Holiday
Astradamors – Sam Carl
Mescalina – Lindsay Ammann
Piet vom Fass – Benjamin Bruns
Nekrotzar – Michael Nagy
Ruffiack – Andrew Hamilton
Schobiack – Thomas Mole
Schabernack – Nikita Volkov
Ministre du White-State – Kevin Conners
Ministre du Black-State – Balint Szabo

Orchestre de l’État de Bavière
Chœur de l’Opéra d’État de Bavière

Crédit photographique Wilfried Hösl

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