Le Festival de Pâques de Salzbourg 2025 a mis à l’affiche La Khovanchtchina, le chef-d’œuvre inachevé de Modest Moussorgski, dans une version retravaillée qui a pour ambition de présenter cet opéra dans son intégralité, tout en tentant de répondre à ce que Moussorgski recherchait apparemment.
La nouvelle production a été confiée au metteur en scène et acteur britannique Simon McBurney, qui a travaillé en synergie avec son frère, le compositeur Gerard McBurney et avec le chef d’orchestre Esa-Pekka Salonen, une équipe qui se connaît de longue date. La version du Festival utilise les orchestrations de Dmitri Chostakovitch et d’Igor Stravinsky, complétées par une passerelle entre ces deux parties composée par Gerard McBurney. Pour cette entreprise, le Festival a travaillé en coproduction avec le MET de New York qui jouera l’opéra probablement en 2030.
Passionné par l’histoire de sa patrie, Modeste Moussorgski avait commencé le projet en 1872 alors qu’il travaillait encore sur l’opéra Boris Godounov. Le compositeur avait mené une recherche quasi obsessionnelle sur une partie sombre de l’histoire russe, le soulèvement des Streltsy au 17e siècle. Les événements, pleins de conspirations et de violences impitoyables, ressemblent étrangement aux événements qui se déroulent dans la Russie d’aujourd’hui. Esa-Pekka Salonen estime qu’en opérant quelques changements dans les noms et les détails, le chef-d’œuvre inachevé de Modest Moussorgski pourrait être une histoire de notre époque : les plans de coup d’État d’une armée privée implosent et s’évanouissent en fumée, des tentatives sont faites pour instrumentaliser la religion afin de promouvoir des aspirations politiques, la désinformation règne en maîtresse, les gens ne savent plus que croire et finissent par se méfier de presque tout le monde. Les rebelles sont confrontés à de lourdes sanctions, mais soudain, le tsar Pierre le Grand qui vient d’accéder au pouvoir gracie les révoltés.
L’histoire de la Khovanchtchina est fascinante et complexe. Il s’agit du dernier opéra de Modeste Moussorgski, resté inachevé à sa mort en mars 1881. Il n’a laissé que des esquisses fragmentaires et aucune partition pour piano des deux dernières scènes. La première version de l’opéra dans son intégralité fut achevée dés 1882 par Nikolaï Rimski-Korsakov, ami de Moussorgski, qui pallia l’absence de fin en en ajoutant une fin de sa propre composition. En 1913, Igor Stravinsky ajoute une nouvelle fin pour Sergei Diaghilev et les représentations parisiennes organisées dans le cadre des Ballets russes. Finalement, en 1958, Dmitri Chostakovitch retravailla toute l’orchestration à partir d’une édition des esquisses de Moussorgski, datant de 1931, par le musicologue Pavel Lamm et le compositeur Boris Asafiev, en y ajoutant sa propre fin. Depuis lors, la version de Chostakovitch s’est imposée dans les maisons d’opéra du monde entier.
La production salzbourgeoise présente une version de la fin de l’opéra qui tente de rester aussi proche que possible des esquisses manuscrites survivantes de Moussorgski avant de passer au final du début du 20e siècle composée par Stravinsky. Le travail sur ces esquisses a été dirigé par le compositeur Gerard McBurney, un spécialiste de la Russie, qui a accordé une attention particulière à une seule page extrêmement révélatrice de l’écriture de Moussorgski, découverte plusieurs décennies après l’achèvement de la version de Chostakovitch et aujourd’hui conservée au Musée de la musique de Moscou. “J’ai vu, – commente Gerard McBurney, – que cette fragmentation de la musique survivante nous permet de moduler une expérience fascinante, depuis la merveilleuse version de Chostakovitch, en passant par une sorte de terrain vague dans lequel nous n’avons que les esquisses fragmentaires de Moussorgski, jusqu’à la belle rédemption de la conclusion de Stravinsky. Nous voulions nous assurer que le public entende chaque note de Moussorgski”. L’artiste sonore finlandais Tuomas Norvio a lui aussi contribué à la nouvelle version en créant un environnement sonore électronique d’ambiance pour entrelacer les fragments : il crée notamment la sombre atmosphère des levers de rideau, introduit des carillons de cloches et, en fin de spectacle, les bruissements de la forêt et le chant des oiseaux.
La salle est plongée dans l’obscurité, on entend des grondements sonores que déversent les haut-parleurs. Une femme s’avance vers le grand rideau métallique de cuivre doré. Le rideau se lève pour faire place à un autre rideau, qui n’est autre que le rideau historique rouge et or du Bolchoï, avec ses aigles bicéphales à têtes couronnées et, partout, les broderies qui forment le nom du pays, Rossia.
Ce deuxième rideau n’est en fait qu’une projection vidéo qui va bientôt laisser la place à un troisième rideau, identique au second, qui se lève à son tour en léchant la scène, dont le sol sur lequel reposent des cadavres humains s’élève en oblique. Après cette mise en situation, les décors et les costumes ne donneront que peu de repères historiques. Des tablettes ou des téléphones portables, des photos d’icônes brandies par les fidèles, on pourrait se trouver dans la Russie contemporaine, ou dans tout pays totalitaire. L’orchestre entame le ravissant prélude qui évoque un lever de soleil sur la Moscova, mais ce romantisme bucolique est vite oublié lorsqu’on voit le sol jonché des cadavres tombés lors du massacre de la veille. Ce soleil s’élevant au travers des brumes matinales sur le fleuve est semblable au tragique ” Soleil cou coupé ” qui termine le poème Zone de Guillaume Apollinaire.
La scénographe Rebecca Ringst a réduit la largeur de la scène en installant en son centre un grand caisson scénique aux parois de métal gris où se déroulent la plupart des scènes. Le sol et les parois sont mobiles et forment divers assemblages qui permettent surtout de mettre les personnages et leur psyché en lumière, sans références spatio-temporelles précises, en dehors de quelques clins d’œil à l’actualité des dernières années : l’ambition MAGA transposée en Russie avec un “Make Russia Great again”, un des Streltsy est affublé du costume porté par l’activiste d’extrême-droite américain connu sous le nom de QAnon Shaman, en fin d’opéra le pope Dossifeï dénude son torse et l’on voit sur son dos un grand tatouage représentant la Croix orthodoxe… Mais ce ne sont là que des détails au regard de la ligne directrice de la mise en scène qui tend à souligner l’avidité des dirigeants dans la lutte pour le pouvoir et l’ignorance des masses facilement manipulables.
La partition de Moussorgsky est fortement ancrée dans le folklore russe, mais la couleur locale que la musique transporte est absente des costumes et des décors. “Le passé dans le présent – telle est ma tâche ! “ Le propos de Moussorgsky, qui en 1872, alors qu’il s’attelait à la rédaction du livret et de la partition de La Khovanchtchina a sans doute alimenté les intentions de la mise en scène de Simon McBurney. Le metteur en scène et la scénographe se sont attachés à lever voile après voile jusqu’à ce que la vérité éclate. Et la vérité n’est en général pas belle à voir : “L’art et rien que l’art, nous avons l’art pour ne point mourir de la vérité.“ écrivit Nietzsche, qui, contemporain de Moussorgsky, est souvent revenu sur le sujet.
Le livret se nourrit de la sombre histoire de la prise de pouvoir conjointe de Pierre, le fils du tsar Alexis Ier, le futur Pierre le Grand, et de son frère Ivan V, il condense en un seul épisode les trois révoltes des Streltsy qui veulent s’emparer du pouvoir et l’immolation des Vieux-Croyants lors de la troisième révolte. Marfa est le seul personnage principal qui ne soit pas historique. Cette merveilleuse figure tragique appartient au départ au groupe des Vieux-Croyants, mais elle évolue entre toutes les factions et s’en démarque par son identité propre pour rapidement devenir le personnage principal de l’action.
La direction d’orchestre est confiée à l’expertise d’Esa-Pekka Salonen dont la fascination pour le répertoire russe traverse toute la carrière. En 2011, il avait déjà travaillé avec Gerard McBurney sur la première du fragment d’opéra perdu depuis longtemps de Dmitri Chostakovitch, Orango. L’Orchestre symphonique de la radio finlandaise répond tout en souplesse à la battue tout à la fois précise, techniquement très informée et élégante du chef finnois. Un travail complice du chef et de l’orchestre qui travaillent de concert depuis plus de quatre décennies : Esa-Pekka Salonen fit partie de l’orchestre en tant que corniste dès l’âge de 16 ans. Ensemble ils sont parvenus à relever le défi de rendre les ambivalences qui traversent toute la pièce, des opposés qui se produisent simultanément dès le prélude qui évoque la beauté du soleil qui se lève sur le fleuve et l’horreur d’un sol baigné de sang. Ailleurs, les notes plus agressives reflétant les violences du drame se mêlent à la douceur des chants populaires.
La mezzo-soprano russe Nadezhda Karyazina remporte les lauriers d’une victoire étincelante à Salzbourg, où elle fait des débuts unanimement acclamés et où elle s’est vu décerner le prix Herbert von Karajan 2025, un prix remporté de concert avec le chef Maxim Emelyanychev qui a cette année dirigé l’oratorio Elijah de Mendelssohn au Festival.
Nadezhda Karyazina excelle tant par son jeu de scène que par son chant souverain. Elle dresse le portrait déchirant de Marfa avec une ardeur enflammée qui lui fait brûler les planches. Tout est naturel dans son interprétation qui rend un vibrant hommage au compositeur. C’est d’une beauté tragique hallucinante ! Nadezhda Karyazina apporte un pathos poignant à la scène finale qui combine le suicide collectif des Vieux-Croyants qui s’immolent par le feu avec l’agonie du Prince Andrei Khowanski (excellent Thomas Atkins) qui meurt dans les bras de Marfa, dans une attitude qui rappelle certaines Pietà, mise en lumière par les admirables éclairages de Tom Visser. Simon McBurney propose un final original : on ne voit l’incendie que par les flammes de vidéos projetées en coulisses, alors que des masses de cendres tombent avec fracas des cintres sur la scène préalablement recouverte d’un tapis de plastique noir.
Deux basses formidables tiennent les rôles des chefs insurrectionnels : l’ukrainien Vitalij Kowaljow dans le rôle du boyar Ivan Khovansky, le chef des Streltsy, et l’estonien Ain Angur dans celui du fervent Vieux-croyant Dosifey. L’un et l’autre disposent de la puissance vocale nécessaire pour emplir le Grand Palais des Festivals, d’autant que le caisson mis en place par Rebecca Ringst n’a pas reçu un plafond qui aurait pu servir d’abat-voix.
Le baryton basse canadien Daniel Okulitch fait des débuts salzbourgeois très réussis en prêtant sa voix au diplomate russe Shaklovity, l’un des principaux conseillers de la régente Sophia Alekseyevna.
Wolfgang Ablinger-Sperrhacke donne un Scribe convaincant avec son ténor de caractère d’un beau métal. Les grandes scènes chorales sont brillamment enlevées par le Chœur philharmonique slovaque et le Chœur Bach de Salzbourg, dont les impressionnants mouvements groupés sur scène ont été chorégraphiés avec un talent d’orfèvre par Simon McBurney.
Les frères McBurney et le chef Esa-Pekka Salonen ont réalisé de la belle ouvrage en parachevant le patchwork inachevé de la Khovanchtchina. Simon McBurney a proposé une lecture intelligible de l’opéra en lui octroyant une dimension universelle. Aux applaudissements, le public, très enthousiaste, a salué l’ensemble de la production et ovationné en un couronnement bicéphale l’inoubliable Marfa de Nadezhda Karyazina et l’intelligente direction d’orchestre d’Esa-Pekka Salonen.
Luc Henri ROGER
21 avril 2025
Production
Direction musicale – Esa Pekka Salonen
Mise en scène et chorégraphie – Simon McBurney
Scénographie – Rebecca Ringst
Costumes – Christina Cunningham
Lumières – Tom Visser
Conception vidéo – Will Duke
Codirection et mouvement – Leah Hausman
Design sonore – Tuomas Norvio
Dramaturgie et conseil – Gerard McBurney, Hannah Whitley
Distribution
Prince Ivan Khovansky – Vitalij Kowaljow
Prince Andrei Khovansky – Thomas Atkins
Prince Vasily Golitsin – Matthew White
Shaklovity – Daniel Okulitch
Dosifey – Ain Anger
Marfa – Nadezhda Karyazina
Scribe – Wolfgang Ablinger-Sperrhacke
Emma – Natalia Tanasii
Varsonofyev – Rupert Grössinger
Susanna – Allison Cook
Kuzka – Theo Lebow
Streshnev – Daniel Fussek
Orchestres & Chœurs Orchestre symphonique de la radio finnoise
Chœur Philharmonique Slovaque
Préparation Jan Rozehnal
Bachchor Salzburg
Préparation Michael Schneider
Chœur d’enfants du Festival de Salzbourg
Préparation Wolfgang Götz et Regina Sgier