Le Comte Ory est à nouveau à l’ordre du jour puisqu’après l’Opéra Comique à Paris et avant Monte-Carlo, l’Opéra de Toulon a mis à l’affiche l’œuvre de Rossini.
D’entrée disons notre émerveillement devant une représentation qui réunit tous les ingrédients pour en faire une soirée mémorable du fait que tous les éléments viennent se conjuguer – et ce sans la moindre faille – pour le plaisir parfait de l’amateur d’art lyrique sur le triple plan de la musique, du théâtre, et du chant. Ce plaisir sans mélange nous l’avions déjà éprouvé dans le même théâtre, voici quelques mois, avec le magnifique et émouvant Eugène Onéguine de Tchaïkovski mis en scène par Alain Garichot.
La production de ce Comte Ory est donc celle que l’Opéra Comique avait proposé à Paris en décembre 2017 (reprise par l’Opéra Royal de Versailles en janvier 2018 puis par l’Opéra Royal de Wallonie en décembre 2018). La Comédie Française est ici à l’honneur avec les décors de son Administrateur Général Eric Ruf et la mise en scène de l’un de ses comédiens les plus prisés Denis Podalydes. Voici deux grands artistes au sens le plus noble du terme. A tous ceux qui se lancent dans le métier, interprètes, techniciens ou autres on devrait montrer ce spectacle modèle parfait d’inventivité, de finesse, de drôlerie. Loin des expériences hasardeuses de certains scénographes et metteurs en scène, qui ne pensent qu’à se servir d’une œuvre pour laisser libre cours à leurs élucubrations les plus fumeuses ou à leurs fantasmes les plus absurdes, ceux ci pourraient prendre conscience de ce qu’est un véritable travail riche de sens et capable de toucher l’intelligence comme la sensibilité d’un très large public. Et quelle admirable direction d’acteurs où les solistes comme les choristes sont pleinement impliqués d’un bout à l’autre de l’ouvrage ! D’un point de vue esthétique le décor est superbe avec un premier acte qui se déroule dans la chapelle du château de Formoutiers (murs épais et fenêtres hautes) avec sa chaire, son confessionnal et autres meubles en vrac de sacristie et un deuxième acte a transformations : grande salle, réfectoire et chambre à coucher ou l’autel devient lit à baldaquin. Tout cela est à la fois sobre, grandiose, évocateur autant qu’efficace et astucieux. Et les costumes sont signés par le célèbre couturier Christian Lacroix c’est tout dire !… L’action est située non pas au siècle des croisades moyenâgeuses mais en 1830 lors de la conquête de l’Algérie (illustrée par des peintures de batailles pendant l’ouverture) donc une époque contemporaine à la création de l’œuvre (1828) à l’Opéra de Paris (1). De nombreux numéros musicaux du Voyage à Reims, créé en 1825 au Théâtre Italien à Paris, sont ici réintroduits après avoir été « aménagés » pour la circonstance (ce qui permit, au demeurant, à Laure Cinti Damoreau, qui jouait à l’origine la Comtesse de Folleville, de voir sa tâche facilitée lorsqu’elle dut apprendre 3 ans plus tard le rôle de la Comtesse Adèle).
Cette comédie jubilatoire et irrévérencieuse sur les frasques d’un comte débauché qui s’introduit d’abord en ermite (ici en prêtre) puis en pèlerine (ici en religieuse) pour abuser des épouses (présumées) fidèles à leurs maris partis guerroyer est servi par une musique pétillante mais exigeante qui nécessite sur le plan vocal des qualités de virtuoses belcantistes. C’est tout à l’honneur de l’Opéra de Toulon et à celui de son dynamique Directeur Général Claude-Henri Bonnet d’avoir fait choix d’une équipe d’interprètes différente de celle de l’Opéra Comique mais toute aussi intéressante et valeureuse tant sur le plan du chant que sur celui de la comédie. C’est ainsi que le ténor argentin Francisco Brito, riche d’une carrière largement consacrée à Rossini qui l’a conduit à plusieurs reprises à Pesaro, fief du compositeur, mais aussi de Venise à Moscou en passant par Dresde, peut donner toute la mesure de ses dons comiques dans le rôle-titre bravant de front les notes suraigües de la partition. Il en va de même de Marie-Eve Munger qui aborde crânement son premier emploi rossinien avec un très solide bagage technique. Son air élégiaque « En proie à la tristesse » est finement détaillé avec une maîtrise qui force l’admiration d’autant que la cabalette qui suit, avec tous les ornements impeccablement exécutés, démontre son aisance à vocaliser tout en se livrant à un grand numéro hystérique d’héroïne en proie à des pulsions où les désirs sexuels finissent par prendre le pas sur la fausse pudeur. Longs et légitimes applaudissements d’un public que cette séquence a mis en joie. Seule «rescapée» de la production parisienne, Eve-Maud Hubeaux -qui y jouait alors Dame Ragonde- accède à Toulon au travesti du page Isolier. Elle a non seulement belle allure mais déploie, en outre, un timbre opulent de mezzo soprano d’une belle couleur mordorée qui s’inscrit dans une tessiture d’un large ambitus à l’aigu facile sans doute susceptible de lui ouvrir la porte a un large éventail de rôles. Pour avoir vu et entendu Armando Noguera (de La Chauve souris à Montpellier à Faust à Nice) nous savions qu’il serait un excellent Raimbaud et qu’il conférerait, par son charisme vocal et interprétatif, toute la truculence voulue à sa chanson à boire de l’acte 2. Une mention à Thomas Dear pour avoir franchi avec aplomb et une évidente vaillance les obstacles de l’air long et périlleux « Veiller sans cesse… Quel honneur d’être gouverneur » qui sollicite les extrêmes de la tessiture de la voix de basse. Sophie Pondjiclis et Khatouna Gadelia respectivement Dame Ragonde et Alice complètent avec bonheur la distribution. Saluons le travail talentueux de Laurent Delvert qui réalise la mise en scène de Denis Podalydès, celui de Cécile Bon pour la chorégraphie et de Stéphanie Daniel pour les lumières. L’Orchestre de l’Opéra de Toulon se classe désormais parmi les meilleures formations lyriques de l’hexagone. L’implication d’un chef comme Giuliano Carella, qui fut pendant des années le directeur musical de cette phalange, n’est pas étranger à ces remarquables progrès. Le flambeau parait avoir été bien passé avec le recrutement du maestro néerlandais Jurjen Hempel dont l’expérience acquise à la tête de prestigieuses formations ne peut être que bénéfique à celle de la cité varoise. Sa direction ferme et précise a, en tout état de cause, été apprécié en l’occurrence comme la prestation du chœur en excellente forme.
(1)A noter qu’il s’agit de l’avant dernier ouvrage de Rossini. L’année suivante le compositeur offrira son Guillaume Tell au public parisien avant de tirer sa révérence à l’âge de 37 ans et vivra encore pendant 39 ans sans composer un seul opéra.
Christian Jarniat
26 janvier 2020