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La Vierge de Montserrat en 1937 par Jean et Jérôme Tharaud

La Vierge de Montserrat en 1937 par Jean et Jérôme Tharaud

mardi 8 avril 2025

© Departament de Premsa i Comunicació de Montserrat

Jean et Jérôme Tharaud ont publié en 1937 un reportage intitulé Cruelle Espagne, un volume qui entre dans la série de Quand Israël est roi.Quand Israël n’est plus roi, Vienne la rouge, qui constituent une suite d’études et de tableaux des révolutions bolchévistes.

Dans toute cette partie de leur œuvre, ils se présentent en chroniqueurs de notre temps, en écrivains de choses vues, uniquement soucieux de se placer devant quelque spectacle intéressant du monde pour en prendre une vision nette et nous en offrir ensuite une image sans faux romanesque, sans parti-pris ni discours inutiles. Mais personne ne sait comme eux nous introduire avec aisance au cœur des événements et d’un seul mot nous faire saisir leur signification profonde. Dans ce livre, un chapitre raconte leur visite à la Vierge de Montserrat. 

VISITE A LA MORENETA :

Je l’avais aperçue l’autre jour, en avion, cette étrange montagne du Montserrat, hérissée de rochers aigus pressés les uns contre les autres, qui la font ressembler à quelque gigantesque scie de dix kilomètres de long. Depuis les temps les plus anciens, il y a eu là un sanctuaire de la Vierge et l’un des plus fameux monastères de la chrétienté occidentale. Qu’était-il devenu, dans la rage qui emporte aujourd’hui les Catalans à détruire tous les témoignages de ce qui fut leur âme d’autrefois ? L’avait-on jeté bas comme une simple église de village et planté le drapeau rouge et noir sur ses ruines ?… « Non. non, rassurez-vous, me répondit-on à Barcelone, sitôt que je m’en informai : Montserrat est intact. Quant aux moines, ils ont été arrêtés et emprisonnés par la police, ce qui était le seul moyen de les soustraire aux fureurs des anarchistes. Ils sont maintenant hors d’affaire en Italie »

Rien de plus simple, en temps ordinaire, que de se rendre à Montserrat. On prenait le train de Saragosse, et au bout d’une demi-heure, on atteignait Monistrol, d’où un téléférique vous transportait dans la montagne, et vous arriviez au couvent pour écouter les plus beaux chants et voir les plus beaux offices du monde. Mais aux temps où nous sommes, aller à Montserrat est beaucoup plus compliqué. Je ne pus me rendre là-bas que par l’extrême complaisance de la Generalitat, qui mit à ma disposition une voiture et un ange gardien, j’entends un très courtois inspecteur de police car je n’avais pu obtenir du Comité central les cachets fatidiques qui m’eussent permis de circuler librement à travers le pays. Je me mis en route au début d’un bel après-midi, à travers cette campagne catalane, dont je n’avais pu me faire qu’une idée vague du haut des airs — campagne ravissante, qui invitait moins à penser aux horreurs de la guerre qu’à Daphnis et Chloé. Pourtant, de loin en loin, aux carrefours, une barricade et des hommes armés qui se présentaient à la portière de l’auto, me ramenaient à la réalité. Ma voiture portait bien le fanion de la Generalitat, mais que faisait, que voulait, où allait ce Français ? J’exhibai mon passeport et prenais la mine de quelqu’un qui ne comprend rien à ce qui se passe. Mon inspecteur affectait chaque fois le même dédain supérieur et carrait ses larges épaules à côté du chauffeur, comme s’il avait pris en pitié des gens qui ne connaissaient pas leur consigne : à toute heure de jour et de nuit, ne doit-on pas laisser passer les autos de la Generalitat ? Finalement, après quatre ou cinq minutes de palabre on nous laissait aller, et je ne pensais plus, jusqu’à la prochaine barricade, qu’à me distraire au spectacle de,cette campagne qui n’est qu’un grand jardin, le jardin des Filles-Fleurs.

N’entendez point par là qu’elle est peuplée de paysannes d’une séduction particulière. Mais c’est ici que Wagner a placé, dans Parsifal, l’Enchantement du Vendredi Saint; c’est ici que la tentation, jaillissant de tous les calices des fleurs, essaye d’entraîner au péché le héros au cœur pur. Là-bas, dans cette brume qui tremble au sommet d’une colline, c’est le château du magicien Klingsor et de Kundry l’Enchanteresse ; et là-bas, plus loin encore, dans ce hérissement de roches rouges, c’est Montserrat, c’est Montsalvat, c’est le château du Graal, où Amfortas, le roi pécheur, saigne d’une blessure inguérissable pour avoir cédé un jour au baiser de Kundry. Tandis que la voiture m’emporte de barricade en barricade, le long des méandres de la route qui monte vers les cimes de la montagne en dents de scie, je songe à l’étrange amitié qui unit un moment Wagner et Bakounine. Et une scène assez comique me revient à l’esprit. Wagner raconte dans ses Mémoires qu’un jour qu’il venait de jouer la Neuvième Symphonie, Bakounine se jeta dans ses bras en s’écriant : « Si toute la musique est destinée à disparaître dans l’incendie universel, nous devons au péril de nos vies sauver cette merveille ! » Ravi d’un si bel enthousiasme, Wagner voulut l’entretenir d’un drame musical qui devait être l’apothéose de l’idéal évangélique (sans doute quelque préfiguration de Lohengrin ou de Parsifal). Mais à son grand déplaisir, le Russe refusa net de l’écouter plus longtemps… Comme Bakounine autrefois, le Catalan d’aujourd’hui ne veut plus entendre parler de ce lyrisme religieux qui soulevait le génie du musicien. Tous les villages que je traverse ont leur église plus ou moins effondrée, plus ou moins incendiée, et arborent au-dessus de ces ruines le drapeau de la F. A. I. [Fédération anarchique ibérique] : c’est la traduction dramatique, dans la vie et l’histoire, de l’entretien des deux amis. Au passage, mon ange gardien me raconte les atrocités qui se sont passées là, mais à l’en croire, les Catalans n’en sont pas responsables, et voici l’explication qu’il me donne : 

Connaissez-vous la province d’Almeria ? C’est en Andalousie le pays le plus misérable. Un désert marocain, Les gens, là-bas louent, pour cinq francs par an, un olivier ou un figuier, ils l’entourent d’une haie d’épines et s’installent dessous, avec leurs poules, leur cochon et leur famille. Sitôt qu’ils ont devant eux quarante ou cinquante pesetas, de quoi payer leur passage, ils tuent les poules et le cochon et vont s’embarquer pour Barcelone, dans le petit port d’Aguilas. Barcelone, c’est pour eux le paradis ! Du temps où les affaires marchaient, ils trouvaient chez nous du travail dans les usines ou dans les fermes, et une vie un peu moins misérable que celle qu’ils laissaient derrière eux. Les patrons, les propriétaires ont souvent abusé de leur simplicité, en leur donnant des salaires de famine. Ils le payent chèrement aujourd’hui!… Depuis une vingtaine d’années, il en est venu des milliers et des milliers de ces Andalous de Murcie et d’Alméria. On les retrouve tous, soit dans la F. A. I., soit dans la C. N. T. [Confédération nationale du travail], et ce sont eux qui font régner la terreur dans les campagnes ». 

J’avais déjà entendu, l’autre jour, des propos analogues, avec cette variante, toutefois, que si Murciens et Almériens s’offraient pour tous les mauvais coups, il y avait toujours derrière eux un Catalan pour les pousser… 

Montserrat gallica

La route ne cesse de grimper au-dessus de la vallée du Llobregat, dont nous apercevons en bas les filets d’eau brillante parmi le sable et les cailloux. Le pays a cessé de verdoyer. Nous sommes entrés dans le royaume des aiguilles coupantes qui se hérissent dans le ciel, et de la terre brûlée. Çà et là, de petits ermitages, qui n’ont jamais été plus solitaires qu’aujourd’hui. Beaucoup n’ont plus de toit et sont noircis par les flammes. On pourrait se croire revenu au temps du sultan Almanzor, ou, sans aller si loin, au temps où les grognards de l’Empire, venus ici à deux reprises, ravagèrent si bien Montserrat qu’ils n’en laissèrent pas pierre sur pierre… 

Tout à coup, un brusque virage, une cavité dans la montagne — la Santa Cuva, comme on l’appelle — et dans la cave, sur une étroite esplanade, une longue suite de bâtiments accolés au rocher, qui n’auraient pas grand intérêt, s’ils n’étaient surmontés d’un étonnant diadème d’aiguilles rocheuses, ocrées ou rouges : c’est le couvent de Montserrat. A l’entrée du monastère, je lis en grosses lettres sur la porte : “Propriété de la République catalane”. J’ai déjà lu cela sous le porche de la cathédrale, à Barcelone. C’est le moyen qu’on a trouvé pour dérober au vandalisme des anarchistes (catalans, murciens ou almériens) les monuments qu’on veut sauver. Mais combien de temps la pancarte conservera-t-elle son prestige ? La propriété de l’État n’était pas, que je sache, plus sacrée aux yeux de Bakounine que celle des simples particuliers. 

J’entre et je trouve dans la cour une cinquantaine d’enfants qui jouent. Montserrat est devenu, paraît-il, une colonie de vacances. Et à quoi jouent-ils, ces enfants ? Au jeu des barricades, qu’ils ont appris à Barcelone. Quoi ! c’est là le château du Graal ? Je ne découvre autour de moi que des bâtiments neufs et sans style. Seule, la façade de l’église a quelque caractère. Elle apparaît au fond d’une étroite et longue cour, entre de hautes murailles nues, percées de fenêtres fermées. C’est un fronton de briques tout uni, mais sur lequel est appliqué un beau motif de pierre, qui monte du porche jusqu’au sommet, et au milieu duquel éclate la rose du vitrail. Les autres constructions pourraient aussi bien être une caserne, une hôtellerie ou un sanatorium. Ah! comme cet endroit, hier encore si pénétré de spiritualité, a pris vite un air morne, indifférent, dès que s’est retirée la vie profonde qui l’animait ! Sans doute, il y a quelques semaines, en dehors des jours de pèlerinage, il n’y avait pas ici beaucoup plus d’animation qu’on n’en voit maintenant, car si peuplé qu’il soit, un couvent garde toujours solitude et silence. Mais une activité secrète, qui rayonne partout, écarte toute idée d’abandon. Aujourd’hui, c’est le vide, le néant, l’ennui pur et simple. Et ces enfants qui crient ne semblent là que pour en faire mesurer l’étendue. Quand vous veniez ici, suivant la règle monastique, vous étiez hébergé le temps que vous vouliez, et quand vous repartiez, vous jetiez dans le tronc l’aumône qui vous faisait plaisir. Une hospitalité si large, cette vie détachée de tout souci matériel, cette existence en commun, où personne ne possède rien en propre, tout cela, semble-t-il, aurait eu de quoi séduire l’apôtre Bakounine et ses disciples barcelonais. Peut-être, s’il était venu ici, et s’il avait entendu les chants sublimes que Wagner y entendit un jour — (s’il est vrai qu’il y vint jamais?) — peut-être aurait-il dit, comme après la Neuvième Symphonie : « Cela doit être sauvé ! » Mais à quoi vais-je rêver là? Le monde de désordre et de haine qui règne au pied de ces murailles n’a, hélas ! rien à voir avec la paix bénédictine… 

Un gros Catalan réjoui, qu’à sa courte veste bleu de roi et à ses boutons de métal je reconnais pour un huissier de la Generalitat, arrive avec ses clefs, et va me promener dans cette mort. D’abord, un long couloir : le cabinet de Barbe-Bleue ! Si loin que le regard s’en aille, ce ne sont que robes noires accrochées à leurs clous, comme autant de pendus, les manteaux que revêtaient les moines pour se rendre à l’office. Je passe la revue de ces ombres, et au bout du vestiaire, une petite porte basse m’introduit dans le chœur. Mon guide allume sa cigarette, presse sur un bouton et toute l’église apparaît dans une lumière aussi douce que si elle n’était éclairée que par les cierges. L’autel est au milieu du chœur, abrité sous un dôme que portent des colonnes de marbre. Derrière, en demi-cercle, disposées sur trois rangs, les stalles des moines — j’allais dire des chevaliers du Graal. Et tout au fond, sous une arcade d’or et de mosaïque, la patronne de la Catalogne, la reine de Montserrat, la Moreneta, ainsi nommée parce que son visage est noirci par la fumée des cierges et des lampes qui brûlent devant elle depuis des siècles. Elle est là, dans son salon aérien, précieux. étincelant, son camarin, comme on dit en Espagne, l’Enfant Jésus sur ses genoux, le globe dans sa main, coiffée d’un diadème de pierreries et chargée d’un lourd manteau de soie. Par une échelle placée derrière le camarin, mon guide me fit monter jusqu’aux pieds de la Vierge. Avec quelle désinvolture le maraud lui souffle au visage la fumée de sa cigarette ! Avec quel affreux sans-gêne il soulève son manteau de soie, pour me montrer la statue de pierre qui se cache dessous ! Où sont les jours où le moine, chargé de changer cette chape suivant le caractère des fêtes, n’osait lever les yeux sur elle tout le temps qu’il faisait son office ! Je vois trop bien que mon joyeux Catalan n’a d’autre idée que de me faire toucher du doigt le mensonge de cette mise en scène, et qu’il n’y a sous ce décor que la pierre la plus commune ! Ah! qu’il se trompe, le pauvre homme! Comme elle est touchante et simple, la petite Vierge du douzième siècle, haute d’un mètre à peine, dans son attitude un peu raide, avec sa tête trop grosse pour son corps — défaut de proportion qui, joint au goût naturel de l’Espagnol pour le faste et la richesse, donna sans doute l’idée de la vêtir. J’ai honte pour elle et pour moi. Je la laisse à son camarin. Je tourne l’électricité pour la replonger dans la nuit innocente, et je passe dans sa bibliothèque, la bibliothèque de Moreneta. On appelle ainsi une longue salle, tapissée du haut en bas par des ex-votos. Sur les murs, une procession de cannes et de béquilles; au plafond, une escadre de navires petits ou grands ; sous les vitrines, des objets de toutes sortes. Dans ce pieux bric-à-brac, a-t-on conservé l’anneau d’or et la lettre que François Ier, arrivant à Barcelone après la défaite de Pavie, avait envoyés à Montserrat, avec ces mots de courtoisie : « Voici tout ce qu’un roi prisonnier peut offrir à la Dame de ses amours » ? Je l’ai cherché sans le trouver. Quant à l’autre bibliothèque, la vraie, celle des moines, elle est intacte, Dieu merci ! Tous les livres sont là, classés avec une méthode que les Bénédictins n’ont à apprendre de personne. On voyait encore, sur les tables, le livre ouvert, la note inachevée, muets témoignages du travail interrompu. Dans la vaste imprimerie, qui occupe le dernier étage, même impression de vie arrêtée tout à coup par un soudain cataclysme, qui aurait supprimé les hommes et laissé intactes les choses. La grande œuvre à laquelle s’attachaient depuis plusieurs années les Bénédictins de Montserrat est une édition de la Bible en langue catalane. Devant ces pages à demi composées, je songeais que, jadis, bien des peuples d’Europe avaient pris conscience de leur langue, c’est-à-dire de leur esprit, dans une traduction du vieux livres. Ces moines, brutalement arrachés à leur tâche, collaboraient ainsi avec les nationalistes de Barcelone, et travaillaient à leur manière à l’œuvre de la résurrection catalane. Mais on imagine assez que ce n’est pas avec des arguments pareils qu’on a pu les tirer d’affaire. On s’est contenté de faire valoir qu’ils travaillaient de leurs mains ; qu’ils imprimaient des livres, de bondieuserie sans doute, mais des livres tout de même ; qu’ils étaient, en somme, des prolétaires : et c’est ainsi qu’on les a sauvés. 

J’achevai ma visite par une rencontre fort imprévue, car en venant à Montserrat, je ne m’attendais pas à trouver, dans la pièce qui servait de salon à l’abbé, le portrait de La Fontaine et celui de sa femme, Mlle Héricart ! Deux beaux portraits, ma foi. Originaux ou copies de Rigault, je ne sais. Mais que faisait-il dans ce couvent, le conteur libertin, si attaché aux choses qu’on apprend à mépriser ici ? Quelle aventure l’avait amené là, le poète de l’expérience humaine, dans ce château de l’Absolu ? A ce moment, l’inspecteur de police, qui ne m’avait pas accompagné dans la visite du monastère, vint me rejoindre pour me dire à l’oreille qu’on venait d’assassiner trois personnes sur la route de Monestrol, et qu’il serait peut-être prudent de ne pas attendre la nuit pour rentrer à Barcelone. Un rapide regard, en passant, au petit musée préhistorique (juste le temps de prendre le sentiment de la vanité des choses qui nous bouleversent le plus) et je quittai Montserrat. 

Nous traversâmes Monestrol, gros bourg industriel, où quelque deux mille ouvriers et ouvrières travaillaient aux filatures de coton, aujourd’hui toutes arrêtées. Un immense drapeau rouge et noir flottait en haut du clocher. En voyant passer la voiture de la Generalitat, femmes et enfants, assis devant les portes, nous saluaient le poing tendu. Au delà du bourg, nous arrivâmes à l’endroit où s’était produit le triple meurtre qui avait hâté notre départ. Les cadavres n’étaient plus là. — Il y a seulement quelques semaines, constata mon policier, nous les aurions trouvés sur la route. Mais aujourd’hui, les gens sont enlevés aussitôt tués. Et, sur un ton où je cherchai vainement l’ironie : — L’ordre se rétablit, me dit-il.

Pour visiter le monastère de Montserrat à partir de Barcelone, voir les informations fournies par Barcelona Turismo.

Publié par Luc-Henri ROGER

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