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LA VERSION INTERDITE DU TARTUFFE DANS LA MISE EN SCÈNE NOIRE ET SULFUREUSE DE IVO VAN HOVE A ANTHÉA ANTIBES

LA VERSION INTERDITE DU TARTUFFE DANS LA MISE EN SCÈNE NOIRE ET SULFUREUSE DE IVO VAN HOVE A ANTHÉA ANTIBES

vendredi 17 novembre 2023

©Jan Verseyweld

Nu !… Ainsi se plante le décor dans ce corps découvert, au cœur des flammes de l’enfer. C’est un retentissement sonore, coloré de noir et de gris, de lignes d’ombres. Une forme humaine, quasi-inanimée, sous un sac de manteaux, dans un manteau en sac, se hisse de son cocon de mendicité. De mains tendues en mains dévouées, le dévot caché s’accroche à ces prises humaines qui étirent sa silhouette et le tirent jusqu’à leur demeure.

Glisse un bain fumant, enveloppant ce corps tout droit accouché de la griffe de Michel-Ange, dévoilant ce diable à la peau d’ange. Dans une impudeur, ô combien pudique, ce nu pour les yeux mais vêtu pour l’esprit, éclaire la scène de son costume invisible, enfume nos pensées d’une vapeur diaphane et d’un mystère d’intrigue.

Corporel, oui, il l’est, ce Tartuffe incarné par Christophe Montenez, faisant vibrer chaque émotion dans la chair de son être animal. Subtil, tellement subtil ! Un demi-degré de rotation de la tête, une paupière ouverte à l’exact angle qui incarne la pensée de l’instinct, un phrasé cauteleux consommé…

Qui ignore les critères de sélection de la Comédie-Française les devinera à la simple observation de ce sociétaire de l‘éminente institution ouverte aux seuls interprètes de l’absolue perfection. Ici on ne joue pas, on jouit !

L’imposteur s’abandonne au rythme génial de la plume moliéresque, tel un fauve convoite sa proie, acère ses griffes avec perfidie et discrétion. Le mal – le mâle aussi – est sublime. Il se fouette s’il le faut, use du miel de sa langue pour envenimer son entourage jusqu’à le rendre aveugle. « Le pauvre homme » répète obstinément avec tendresse et compassion Orgon, le maître de ces lieux, hypnotisé par l’intrus, dans la gorge exceptionnelle de Denis Podalydes. Poquelin inverse les rôles, renverse les situations, plaint les mauvais, condamne les bons. Il n’a peur de rien, Jean-Baptiste, mais ne fait-il pas qu’observer comme toujours les tréfonds de l’âme humaine ? Ainsi lâche-t-il crûment, entre les dents de l’imposteur qui s’abat sur l’une de ses proies :« Je l’ai mis au point de voir tout sans rien croire ». Mêlant la sincérité au mensonge, Tartuffe brouille les pistes de la vérité : « Oui, mon frère, je suis un méchant, un coupable, / Un malheureux pécheur, tout plein d’iniquité, / Le plus grand scélérat qui jamais ait été ; / (…) Croyez ce qu’on vous dit, armez votre courroux, / Et comme un criminel chassez-moi de chez vous ».

C’est à en perdre la tête et son latin lorsqu’au final, les dés travestis inversent le jeu : Elmire, enceinte de Tartuffe, Orgon mendiant, Damis transgenre, Dorine ayant gravi soudainement les marches de l’ascenseur social tandis que Cléante les ayant dramatiquement dévalées… viennent saluer sous ces nouveaux costumes, comme un ironique clin d’œil du futur.

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©Jan Verseyweld

Ainsi s’affrontent sur le ring blanc du plateau – idée encore géniale du metteur en scène belge Ivo van Hove (1) qui « rend-contre » les personnages -les différents protagonistes qui s’inclinent avant le combat, dans un équilibre sans cesse mouvant: match du noir contre le blanc, du bien contre le mal, de la sincérité contre l’hypocrisie, de l’homme « tout » contre la femme… ring de papier qui enterrera la dernière crédule de cette aventure, Madame Pernelle, en enveloppant symboliquement sa mort de toute sa surface livide.

Pièce de théâtre ? Combat de boxe ? Film où la musique transite et dans lequel des phrases telles des sous-titres interpellent l’écran ? L’équipe affairée aux ordinateurs qui les diffusent se poste sur les planches, absente par sa présence sombre qui se fond dans l’arrière-scène.

L’on ne ressort pas indemne d’une rencontre au sommet, où le génie de l’écriture et des arts scéniques nous renvoie le reflet de notre éternelle humanité. À voir absolu-ment!

Nota : Version interdite en trois actes de 1664, restituée par Georges Forestier avec la complicité d’Isabelle Grellet.

Nathalie Audin

17 novembre 2023

NB. La version ci-dessus chroniquée est celle en 3 actes, sous le titre Le Tartuffe ou L’Hypocrite représentée au château de Versailles, le 12 mai 1664, devant Louis XIV et dont le roi avait ensuite interdit les représentations publiques sur les instances de l’archevêque de Paris. Molière remania sa pièce, et le 5 août 1667, au Palais-Royal, la troupe en donna une version en 5 actes sous le titre Le Tartuffe ou L’Imposteur. Interdite à son tour, elle ne connut qu’une représentation. Ce n’est finalement que le 5 février 1669 (toujours au Palais Royal) que la version définitive fut autorisée et connut un immense succès public.

(1) Ivo van Hove a mis en scène à la Comédie-Française Les Damnés, une adaptation théâtrale du film de Luchino Visconti présentée lors de l’ouverture du festival d’Avignon dans la Cour d’honneur du Palais des papes. Il s’est illustré dans nombre de productions d’opéras entre autres : Boris Godounov de Moussorgski, (Opéra de Paris en 2018) et Don Giovanni de Mozart (Opéra de Paris en 2019)

Distribution

Mise en scène : Ivo van Hove
Dramaturgie : Koen Tachelet

Scénographie et lumières : Jan Versweyveld

Costumes An D’Huys

Musique originale : Alexandre Desplat

Son : Pierre Routin

Vidéo Renaud Rubiano

Avec la Troupe de la Comédie-Française
Claude Mathieu : Mme Pernelle
Denis Podalydès : Orgon,
Guillaume Gallienne Cléante,
Christophe Montenez Tartuffe,
Dominique Blanc Dorine,

Julien Frison Damis, fils d’Orgon
Marina Hands Elmire,


Clémentine Billy, Vincent Breton, Sanda Bourenane , Aksel Carrez, Ipek Kinay, Alexandre Manbon servantes et servants

 

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