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LA VENGEANCE SE MANGE CHAUDE.

LA VENGEANCE SE MANGE CHAUDE.

dimanche 22 décembre 2024

Une soirée spartiate, sans île et sans jungle. Les caisses publiques berlinoises entrent dans une période très tendue. (c) Jan Windszus

Création allemande de « Robinson Crusoé » de Jacques Offenbach à la Komische Oper Berlin. Décodage d’une exécution concertante à la fois spartiate et ornée ( ?) de costumes datant de l’époque de la RDA. La direction de l’établissement tire la langue au maire de la capitale et à ses alliés, ayant décidé de mettre en péril un dispositif de premier ordre. Bravo !

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Dès la proclamation, en 1949, de la République fédérale d’Allemagne (RFA), la culture y aura joué un rôle essentiel. Elle fut aussi, la même année, une composante fondamentale lors de la naissance de sa sœur à la fois marxiste et détestée, la République démocratique allemande (RDA). Voici que soixante-quinze ans après, la mairie centre droit (CDU) de Berlin décide de malmener la culture. Les édiles ont voté un programme d’économies sur les dépenses 2025 et 2026. La culture aura, ces deux années, un budget global amaigri de 130 millions d’euros. Depuis l’adoption de cette délibération, d’innombrables pétitions circulent. Des gens de toutes origines – dames en vison, artistes alternatifs, retraités passionnés de peinture, étudiants découvrant l’art lyrique à un tarif démocratique – manifestent sur la voie publique. Ils vouent aux gémonies Kai Werner, le maire de la capitale allemande, et Joe Chialo, son Sénateur aux affaires culturelles. Sur leurs panonceaux de protestation figure l’expression « crime de lèse-majesté ».

Des personnalités de l’envergure de Daniel Barenboïm ou de Kirill Petrenko se sont associées à ces tumultes. La chaîne de télévision franco-allemande ARTE a diffusé une émission rappelant que les menaces sur la vie culturelle berlinoise se rapprochent fortement de celles impactant la vie culturelle hexagonale. Mais l’Allemagne, nettement moins encline à l’abstraction, a su faire la démonstration concrète d’un début de tornade menaçant. En effet, le cinquantenaire Joe Chialo a été manager de label chez Universal Music. Il jure par le night-clubbing et les DJ. La musique dite bourgeoise ne l’intéressant pas, il pense qu’il en va de même pour tout un chacun. Il me rappelle la fille d’une amie ayant tenté d’imposer du gâteau à la carotte lors de la réception de son mariage à l’ensemble des invités. La jeune femme prenait ses goûts personnels pour la norme. Elle se trompait.

Ce 22 décembre a été donnée à la Komische Oper (KO) la première allemande du « Robinson Crusoé » de Jacques Offenbach. La création mondiale en eut lieu en 1867 à l’Opéra-Comique. Après que, ces derniers mois, la KO ait annoncé ce spectacle comme une délicieuse exploration d’une île remplie de cannibales pittoresques et ait alléché les spectateurs potentiels à l’évocation de décors extraordinaires, le couperet est tombé. Ni décors, ni costumes hors du commun, les mesures d’économie étant là. Une exécution en concert de cet opéra-comique a été décidée. On a habillé les neuf protagonistes de vêtements pris dans les réserves de la KO. Ces dernières ont été fondées à l’époque de la RDA, tandis que l’établissement était un laboratoire de théâtre lyrique façon Brecht. On voit, dès lors, le « goût » petit-bourgeois de la mise des personnages présentés le 22 décembre. J’ai eu l’impression de retrouver le Théâtre municipal d’Épinal, où j’accompagnais mes parents durant les années 1960. Certes, un gentil texte de liaison dit par une comédienne se donnant comme la sœur d’Offenbach pimente un peu les cent minutes de la soirée. Il est – particularité inhabituelle en Germanie – dépourvu de toute observation anticolonialiste. Diverses contraintes sont là. L’orchestre occupe les trois-quarts de la scène. Les chœurs, installés trop loin, ne sont pas audibles comme ils devraient l’être. Placés face à une rangée de sièges, les personnages sont condamnés à un espace limité. Par contraste, on pense au « Voyage dans la lune » du même Offenbach actuellement donné à Ratisbonne. Il bénéficie d’une présentation à grand spectacle, utilisant les technologies actuelles.

En dépit du rapport trouble encore entretenu par les Allemands avec Offenbach car il était juif et fut reconnu à sa juste valeur à l’étranger, il aurait été souhaitable de donner « Robinson Crusoé » en français. Les accumulations de consonnes germaniques n’auront pas aidé le ténor argentin Agustín Gómez à dominer les traquenards du rôle-titre. On songe, sans chercher à être cruel, à la splendeur stylistique d’un Michel Sénéchal dans « Voir, c’est avoir », le premier air confié au personnage. Mis à part le trial Christoph Späth en Jim Cocks, la mezzo Virginie Verrez en Vendredi et la colorature Miriam Kutrowatz en Edwige, le reste de la distribution ne suscite aucune jubilation. Utilisant la version critique de « Robinson Crusoé » signée Jean-Christophe Keck, le chef français Adrien Perruchon, désormais représenté par la tentaculaire agence Schmid installée à Hanovre, à Berlin, à Londres et à New-York, accomplit sa tâche de manière charmante. Le succulent air dit du « pot-au-feu » amuse la salle.

En vérité, cette soirée donne à considérer l’avenir du système lyrique berlinois s’il était dépouillé de ressources vitales. En ce qui concerne le choix des costumes, je suis persuadé qu’il s’agit d’un signe délibéré, émanant de Philip Bröking et de Suzanne Moser, les co-directeurs de la KO. Connue pour ne pas avoir la langue dans la poche, celle-ci donne à entendre au pouvoir municipal que la modernité absolue et parfois irritante pour certains doit demeurer la marque de fabrique berlinoise envers et contre tout. Autrement dit, la vengeance se mange chaude à la KO. Il faut s’attendre à de nouvelles escarmouches, dans la mesure où le chantier de rénovation du bâtiment de l’institution a été – par ailleurs – arrêté sine die …

Dr. Philippe Olivier

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