« Forse, come la rondine / migrerete oltre il mare / verso un chiaro paese di sogno…verso il sole … verso l’amore » (« Peut-être comme l’hirondelle / migrerez-vous vers la mer / vers un clair pays de rêve …vers le soleil … vers l’amour ») (Prunier Acte 1)
Magda de Puccini…la sœur cadette de Violetta de Verdi
Le romantisme, dans la littérature française, a exploré le thème de la femme entretenue qui tombe amoureuse. L’œuvre d’Alexandre Dumas : La Dame aux Camélias, dont Verdi s’inspira pour sa Traviata, en est l’archétype. Le sujet est ici quasiment identique : la maîtresse d’un homme riche vivant dans une somptueuse demeure à Paris s’éprend d’un jeune provincial et vit avec lui un amour fort mais furtif dans un lieu de campagne. Pour des raisons familiales, leur idylle sera interrompue. Dans le premier cas, Violetta meurt entre les bras de son amant ; dans le second, Magda quitte, trop liée encore par sa vie passée, son amoureux.
Quand le Café Momus devient le Bal Bullier
Par ailleurs, on notera que le deuxième acte de La Rondine constitue quasiment la copie du deuxième acte de La Bohème. Au Café Momus se substitue le Bal Bullier avec ses grisettes, ses étudiants, ses femmes du monde et le même quatuor d’amoureux.
L’amitié entre Lehár et Puccini ou… du rêve viennois à la réalité monégasque
On ne peut évidemment passer sous silence l’amitié qui liait Giacomo Puccini à Franz Lehár, l’un des plus éminents compositeurs d’opérettes viennoises (La Veuve joyeuse) ni – entre autres – leur attirance pour les sujets orientalistes (Madama Butterfly et Turandot pour le premier et Le Pays du sourire pour le second).
On ne doit donc pas au seul hasard la proposition du Carltheater à Puccini de créer une œuvre à Vienne sous la forme d’une opérette à la manière du « grand répertoire viennois ». Pour la circonstance, le compositeur s’était d’ailleurs vu remettre un livret de Heinz Reichert et d’Alfred Maria Wilnner qui étaient les librettistes attitrés de Lehár (plus tard, il s’y adjoindra l’un de ses propres librettistes : Giuseppe Adami). La survenance de la guerre de 1914 ne permit pas à La Rondine de voir le jour en Autriche et, au lieu de Vienne, elle fut finalement créée le 27 mars 1917 à l’Opéra de Monte-Carlo.
Quand Puccini transcende le vérisme par l’élégance de la ligne mélodique
En réaction avec les époques précédentes (et d’ailleurs avec les courants littéraires qui y sont afférents), le lyrisme en musique, à l’aube du XXème siècle, s’inscrit pour nombre de compositeurs dans le mouvement vériste en s’inspirant notamment du naturalisme avec des auteurs comme Émile Zola en France ou Giovanni Verga en Italie. En apparence, Puccini semble appliquer à la lettre ce vérisme (« les petites femmes qui aiment et qui souffrent »). Dans La Rondine, le sujet apparaît bien comme s’inscrivant dans ce courant (à l’instar d’héroïnes telles Mimi de La Bohème ou encore Cio-Cio-San de Madame Butterfly). Toutefois, la musique s’en affranchit par l’élégance de la ligne comme par le foisonnement et la complexité de l’orchestration. Mais surtout « par un profond pouvoir émotionnel, un sens aigu du climat et du texte, une volonté de nous restituer l’immense domaine des sentiments humains » 1.
La conversation en musique à l’instar du «Rosenkavalier» de Richard Strauss et la prééminence de la valse
Comme on l’a précisé, s’agissant d’une œuvre du XXème siècle, le langage musical se révèle d’une évidente modernité. Il exclut – comme par exemple dans les œuvres belcantistes – ce que l’on appelle « les numéros musicaux ». Cette typologie de « conversation en musique » a été indéniablement inspirée à Puccini par Richard Strauss, compositeur viennois – bien qu’allemand – et par ailleurs directeur de l’Opéra de Vienne. Puccini a, sans nul doute, retenu la leçon du Rosenkavalier (Le Chevalier à la rose) et de la « discussion en musique ». Ici, il s’agit plutôt d’une conversation fluide (empruntant donc au théâtre) et tout le premier acte en est une illustration évidente (avec les personnages du poète Prunier et de la servante Lisette qui semblent parfois tout droit sortis de Marivaux).
Par ailleurs, bien qu’ayant remanié son œuvre, la tirant davantage vers l’opéra que vers l’opérette, qui en était le projet initial, la partition recèle un certain nombre de valses comme une sorte de leitmotiv entêtant.
Les récentes représentations de « La Rondine »
Récemment La Rondine fut jouée successivement à l’Opéra de Zurich (mise en scène de Christof Loy) puis à la Scala de Milan (mise en scène de Irina Brook : là encore plus de riches salons, mais en revanche un plateau de théâtre) et enfin au Metropolitan Opera de New York, dans une mise en scène signée Nicolas Joël faisant référence aux années 1920. Puis au mois de juillet dernier au Festival Opus Opéra de Gattières dans une mise en scène par Yohanna Fuchs avec le concours de l’Orchestre Philharmonique de Nice et du Chœur de l’Opéra de Nice.
La Rondine en version de concert à l’Opéra de Monte-Carlo
L’Opéra de Monte-Carlo a ouvert la saison lyrique avec cette œuvre2 en en proposant une unique représentation à l’Opéra Garnier dans une version de concert (bien entendu, s’agissant du lieu de la création on aurait pu imaginer en voir une version scénique). Pour la circonstance, c’était l’excellent Orchestre de l’Opéra Carlo Felice de Gênes qui avait été choisi avec à la baguette Giacomo Sagripanti, chef réputé dans le répertoire lyrique italien fréquemment au pupitre de l’Opéra de Paris mais aussi des grands théâtres de réputation internationale. Le chœur était celui de l’Opéra de Monte-Carlo sous la direction de Stefano Visconti. Des gages de qualité certains pour l’œuvre de Puccini.
Une projection en fond de scène illustrait chaque acte avec en liminaire les chroniques et photos de l’époque à la création de l’ouvrage, puis un panoramique sur les toits de Paris rappelant que le scénario des deux premiers actes se déroulent dans cette ville.
A noter que, comme ce fut par exemple le cas au Festival d’Aix-en-Provence pour Otello et nonobstant la version de concert, les interprètes ont renoncé au pupitre ce qui leur permet de jouer librement leurs rôles en se mouvant sur scène (sur l’étroite bande de l’avant du plateau dans la mesure où l’orchestre et le chœur occupent la plus grande partie de la surface de celui-ci). Seule exception pour ce qui concerne le deuxième et le troisième acte où Ruggero et Magda jettent quand même un coup d’œil sur la partition disposée sur leur pupitre notamment pour leurs duos.
A l’acte 2 un visuel représente des personnages au cours d’un bal au début du siècle (il s’agit notamment du Bal Bullier) où Magda et Ruggero ébauchent leur histoire d’amour. Ruggero, Magda, Lisette et Prunier se substituent ici, quasiment « poste pour poste », à Rodolphe, Mimi, Musette et Marcello. C’est d’ailleurs toujours ce célèbre quatuor accompagné par les chœurs dans un ensemble aussi puissant qu’évocateur qui remporte un triomphe : tel est le cas ici, comme ce le fut il y a quelques mois à la Scala de Milan. A l’acte 3 le dénouement aura pour image projetée celle d’un agreste paysage méditerranéen.
Saluons la distribution de grande qualité réunie pour l’occasion, à commencer par les seconds rôles de Bianca, Yvette et Suzy, qui par leurs voix comme par leurs interprétations, valent indubitablement des premiers rôles.
Le quatuor de chanteurs principaux fait honneur au théâtre de la création de cette Rondine avec bien évidemment la venue, fort attendue et légitimement appréciée, de Pretty Yende qui s’illustre sur les plus grandes scènes internationales. On se souvient de sa Violetta à l’Opéra de Paris avec le ténor Benjamin Bernheim qu’elle retrouvait tout récemment dans Les Contes d’Hoffmann au Metropolitan Opéra de New-York. La soprano, remarquable musicienne, dotée d’un art vocal incontestable, s’avère une artiste d’exception. Toutefois, cette Rondine qu’elle aborde pour la toute première fois, nous rapproche davantage d’une héroïne belcantiste (logique pour qui chante Don Pasquale, La Fille du régiment, La Sonnambula, L’Elisir d’amore, Lucia di Lammermoor…) que de celle du répertoire puccinien par nature « viscéralement théâtral » et moins propice à une version concertante. Nous avons entendu d’un bout à l’autre de l’ouvrage, une protagoniste qui nous fait penser, d’un point de vue vocal, davantage à une jeune fille quelque peu monochrome qu’à véritablement l’ambiguïté de cette Magda femme entretenue – et donc « femme fatale » – déjà prisonnière de son sort et de ses doutes au premier acte, mais surtout déchirée par le pathétisme et la souffrance de la séparation à l’acte 3. Sans doute une version scénique l’aurait mieux servi en lui permettant de faire une démonstration plus significative d’un point de vue dramatique des diverses facettes du personnage.
Car il manque parfois ici ce « pathos » – exprimant la fêlure psychologique – que l’on peut attendre d’un être tourmenté en proie aux doutes (pensons par exemple aux interprétations qu’en donnaient au théâtre Denia Mazzola Gavazzeni à Milan, Fiorenza Cedolins à Venise, Angela Gheorghiu à New-York ou encore Ermonela Jaho à Zurich qui sont des spécialistes de ce « pathos puccinien »). Néanmoins on ne peut qu’applaudir à la qualité du timbre, l’aisance des piani et à la sensibilité de l’interprétation de la soprano sud africaine dont le statut de « star » n’est évidemment en rien usurpé !
A ses côtés, Charles Castronovo chante un solide Ruggero, d’une voix sonore au timbre viril et corsé, à la manière d’un Placido Domingo. Nous avons retrouvé avec intérêt Juan Francisco Gatell fascinant cet été à Salzbourg dans son interprétation libidineuse du marquis du Joueur de Prokofiev (mais il s’agissait d’un tout autre emploi, un vrai rôle de composition). Ici, il se révèle néanmoins un Prunier assuré et efficace. La Lisette de Deanna Breiwick, bien que pétulante, demeure un peu pâle et en retrait de ses partenaires. Roberto de Candia fait quant à lui état d’un métier affirmé dans le rôle de Rambaldo.
Le public séduit, a juste titre, par cette œuvre de Puccini a réservé à l’orchestre, au chœur, et aux interprètes de longs applaudissements.
1Puccini l’homme et son œuvre par Dominique Amy. Editions Seghers.
2 Cette Rondine était exécutée dans sa version d’origine, sans l’air du ténor « Parigi è la città dei desideri » rajoutée par le compositeur en 1920 pour la sa deuxième version de l’ouvrage représentée à Palerme.
Christian Jarniat
30 octobre 2024
Direction musicale : Giacomo Sagripanti
Distribution :
Magda : Pretty Yende
Lisette : Deanna Breiwick
Ruggero : Charles Castronovo
Prunier : Juan Francisco Gatell
Rambaldo : Roberto de Candia
Bianca : Marta Pluda
Suzy : Valentina Corò
Yvette : Aleksandrina Mihaylova
Périchaud/Rabonnier : Przemyslaw Baranek
Gobin : Vincenzo di Nocera
Crébillon/Majordome : Stefano Arnaudo
Georgette : Chiara Laia
Gabriella : Rossella Antonacci
Lolette : Federica Spatola
Adolfo/Un étudiant /Un jeune : Pasquale Ferraro
Une voix : Galia Bakalov
Orchestre de l’Opéra Carlo Felice de Gênes
Chœur de l’Opéra de Monte-Carlo – Chef de Chœur : Stefano Visconti