Créé en 1819 au Teatro alla Scala de Milan, Bianca e Falliero est un titre d’une très grande rareté que le public a pu découvrir, au cours de ces dernières décennies de Rossini Renaissance, principalement aux deux festivals spécialisés que sont le Rossini Opera Festival (ROF) de Pesaro et Rossini in Wildbad à Bad Wildbad en Forêt-Noire allemande. Le ROF tirait le premier en 1986, avec Katia Ricciarelli, Marilyn Horne et Chris Merritt, la production de Pier Luigi Pizzi étant reprise en 1989 (Lella Cuberli, Martine Dupuy, Chris Merritt). Puis deux autres réalisations étaient montées à Pesaro, celle de Jean-Louis Martinoty en 2005 (Maria Bayo, Daniela Barcellona, Francesco Meli) et l’année dernière en août 2024, Jessica Pratt, Aya Wakizono et Dmitry Korchak étaient mis en scène par Jean-Louis Grinda.
Mais les occasions sont rares et il ne fallait pas manquer la production qu’a mise à son répertoire l’Opéra de Francfort, depuis sa première en février 2022. La déception est donc d’autant plus grande au vu du spectacle imaginé par Tilmann Köhler, à des années-lumière de l’élégance d’un Pizzi, n’ayant vraiment pas grand-chose à voir avec les fastes de la Venise des Doges et tournant plus d’une fois l’ouvrage en ridicule. Le dispositif du scénographe Karoly Risz est constitué de deux demi-cylindres verticaux concentriques mais de diamètres différents, qu’on fait tourner jusqu’à saturation sur le plateau. On pouffe d’ailleurs quand les deux parties de chaque demi-cylindre font « boum » en se rejoignant les premières fois, les machinistes se calmant par la suite lorsqu’ils sentent la jonction proche ! Ces surfaces convexes ou concaves servent de support à la projection vidéo, le plus souvent, en gros plan, le visage de Bianca de la première série de représentations en 2022, différente de celle du soir, pas de chance ! Le jeu théâtral est peu inspiré, les solistes et choristes étant le plus souvent plantés à attendre… quand ce n’est pas Falliero qui sort son pistolet à tout bout de champ… Il finit par tirer pendant son duo avec Bianca en début de second acte, mais clic clic, pas de balle dans le chargeur ; faut-il en rigoler ou pleurer ? On n’apprécie pas davantage les mouvements demandés à certains protagonistes qui esquissent des pas de danse rapide quand la musique devient la plus vive, comme en boîte de nuit… le spectateur n’en demande sans doute pas tant !
La déception est moindre du côté des voix, avec des bons et moins bons points à noter sur la distribution vocale. La soprano Bianca Tognocchi a pour elle le prénom de l’un des deux rôles-titres – on imagine qu’il a été difficile de trouver une chanteuse prénommée Falliero ! –, mais l’instrument manque d’homogénéité. Le timbre manque en effet régulièrement de séduction, en émettant quelques sons désagréables dans la partie basse du registre, tandis qu’à l’opposé ses aigus sortent avec générosité, mais trahissent le plus souvent l’effort. Son long air final « Teco io resto : in te rispetto », d’ailleurs un quasi copier-coller du rondo final de La donna del lago « Tanti affetti in tal momento », démarre très bien dans de douces nuances, mais les notes aiguës extrapolées ou petites variations dans la cabalette finale ne sont pas idéales à l’oreille.
On lui préfère le Falliero de Carmen Artaza, moins spectaculaire en décibels mais plus sobre et appliquée pour la technique rossinienne. Le timbre a suffisamment de charme et l’agilité est davantage huilée que celle de sa consœur. Tessiture de mezzo et pas contralto, elle creuse logiquement avec difficulté dans le grave le plus profond et le metteur en scène ne l’aide pas à imposer son personnage de général vénitien. Falliero est en effet censé entrer en scène en chef de guerre vainqueur, mais on voit un militaire apeuré, qui s’écroule à terre. La mezzo réussit sa très longue scène du second acte, d’abord dans l’élégiaque cavatine « Alma, ben mio, sì pura », puis met un bel abattage à sa cabalette en plusieurs sections « Tu non sai qual colpo atroce », sans disposer toutefois de la longueur de souffle suffisante pour passer d’une traite les plus longues enfilades de notes vocalisées.
En Contareno, l’Américain Theo Lebow est un ténor aux caractéristiques rossiniennes, c’est-à-dire pas surpuissant, mais concentré, dynamique et agile pour ses passages fleuris et autres très larges intervalles. Limité dans le grave – n’est pas Chris Merritt des années 1980 ou Michael Spyres des années 2020 qui veut ! –, il transpose certaines notes ou petits passages à l’aigu, en ajoutant parfois quelques variations dans les reprises. Après son air d’entrée « Pace alfin per l’Adria splende », il s’épanouit encore davantage au cours de « Pensa che omai resistere », avec en particulier une très belle section lente intermédiaire, sur un fin tapis orchestral. Ce personnage de père qui impose le mariage avec Capellio à sa fille Bianca, alors que celle-ci aime Falliero, est absolument cruel et violent envers son enfant, ne se repentant qu’à la toute fin de l’opéra. Dans cette réalisation, Bianca met alors les menottes à son père et Falliero, enferme tout ce petit monde à l’intérieur du cylindre et déguerpit au lieu du happy end habituel où elle pourrait enfin vivre et aimer en paix… tout ça pour ça !
Erik van Heyningen en Capellio n’a pas d’air en propre, mais intervient en duos ou ensembles, comme le quatuor du second acte « Cielo, il mio labbro ispira », et ses entrées successives en canon. Sakhiwe Mkosana et Eric Jongyoung Kim complètent favorablement les rôles secondaires.
On remercie le chef Giuliano Carella pour sa présence au pupitre, sorte de caution rossinienne de la soirée. Les tempi sont alertes, la musique ne traîne pas, mais sans excès cependant. Les instrumentistes se montrent suffisamment dynamiques, cordes et bois en tête. Les chœurs ne nous paraissent en revanche pas dans leur meilleure forme, en nombre réduit et souvent perdus sur le vaste disque central délimité par les surfaces cylindriques verticales. On comprend, à leur entrée en scène, qu’il s’agit d’une foule de manifestants agitant des pancartes, mais on ne comprend malheureusement que trop peu du texte… dommage, on aurait préféré le contraire !
Irma FOLETTI
20 juin 2025
Direction musicale : Giuliano Carella
Mise en scène : Tilmann Köhler
Reprise de la mise en scène : Alan Barnes
Décors : Karoly Risz
Costumes : Susanne Uhl
Lumières : Joachim Klein
Vidéo : Bibi Abel
Dramaturgie : Zsolt Horpácsy
Chef des chœurs : Álvaro Corral Matute
Bianca: Bianca Tognocchi
Falliero : Carmen Artaza
Contareno : Theo Lebow
Capellio : Erik van Heyningen
Priuli, Doge de Venise : Sakhiwe Mkosana°
Cancelliere / Ufficiale / Usciere : Eric Jongyoung Kim
Chor der Oper Frankfurt
Frankfurter Opern- und Museumsorchester