Le Festival de Pâques de Salzbourg 2024 produit la première fois de son histoire La Gioconda, l’œuvre phare d’Almicare Ponchielli, en coproduction avec le Royal Opera House Covent Garden et l’Opéra national grec. Nikolaus Bachler, qui préside aux destinées du festival, a convié une des meilleures équipes imaginables : l’orchestre et le chœur de l’Accademia Nazionale di Santa Cecilia placés sous la direction du maestro Antonio Pappano, actuel directeur musical du ROH, le metteur en scène Oliver Mears directeur général du même ROH, deux ensembles de danse et un plateau de chanteurs des plus prestigieux.
Cette année, c’est l’attrait du sud qui constitue le thème du Festival de Pâques. Le sud, c’est l’Italie voisine. Le choix s’est porté sur La Gioconda, une œuvre rarement montée au nord des Alpes et dont le public connaît surtout quelques grandes arias et la fameuse “Danse des heures”, qu’a popularisée le film Fantasia de Walt Disney. La Gioconda est un opéra qui véhicule toutes les essences de l’âme italienne : des passions exacerbées, des conflits, de l’amour, de la haine, le sang à fleur de peau et au bout de la lame.
Oliver Mears, tout en restant proche du livret pour l’intrigue qui se passe dans la Venise du 17ème siècle, — l’époque de l’Inquisition et de la délation institutionnalisée (la sinistre ” bocca del leone “), — a superposé au temps de l’action celui du “bel aujourd’hui” avec ses bateaux de croisière et la foule des touristes envahissant la place Saint-Marc (costumes contemporains d’Annemarie Woods). Les décors de Philipp Fürhofer évoquent la Renaissance avec la colonnade du palais des Procuraties et la gueule du lion invitant à la dénonciation présentée comme un acte civique, ou les quais et la lagune simplement esquissés par quelques pieux servant à amarrer les gondoles. Le metteur en scène a ajouté sa propre interprétation de la condition sociale de la Gioconda, cette chanteuse de rue qui porte si mal son nom de ” joyeuse ” et et de sa mère aveugle (la Cieca), une interprétation inspirée du drame de Victor Hugo Angelo, tyran de Padoue, dont Arrigo Boito tira son libretto. Hugo comme Boito insistent sur l’importance des femmes et dévoilent, à mesure que l’intrigue avance, la force qu’elles ont en elles. Elles sont valorisées par leur résilience, leur force morale et la volonté qu’elles ont d’aller au bout de ce qu’elles commencent.
Oliver Mears a imaginé pendant l’ouverture, un épisode mimé qui représente une femme désemparée accompagnée de sa fille adolescente. Un homme s’avance qui offre de l’argent à la mère, puis force la gamine à revêtir une courte robe aguichante d’un brun aux moirures dorées pour aussitôt la violer. La mère que sans doute la misère a contraint d’accepter l’ignoble marché somatise sa déchéance et devient aveugle. La thématique de cette scène se reproduira à plusieurs reprises, notamment au moment de la “Danse des heures” qui donne la clé du mime d’introduction : le mari de la femme meurt devant sa femme et sa fille, la même scène de viol se reproduit ensuite avec trois danseuses qui représentent trois époques successives de la jeunesse de la Gioconda, et le même homme, qui n’est autre que l’espion délateur Barnaba, achète par trois fois les charmes de la jeune fille, la revêtant toujours de la robe mordorée. Au finale, c’est la Gioconda elle-même qui revêtira la robe de l’infamie pour prétendument honorer le pacte qu’elle a conclu avec l’espion, en fait pour l’assassiner. Ces scènes ajoutées comme un leitmotiv contribuent à augmenter la tension dramatique et donnent une réinterprétation originale et très réussie de la “Danse des heures”. Un autre motif récurrent parcourt l’opéra, celui du chapelet qu’égraine l’aveugle et qui la sauve au moment où la foule veut la lyncher. Oliver Mears réussit à servir la dynamique du texte tout en favorisant le placement frontal des chanteurs, respectant ainsi les pratiques belcantistes. Il agence avec ingéniosité les grandes scènes chorales. La tension dramatique va crescendo, ce qui exige de grands talents théâtraux de la part des interprètes, qui y excellent.
Antonio Pappano, qui travaille depuis 18 ans avec l’orchestre et le chœur de l’Accademia di Santa Cecilia à Rome, ressent l’invitation au Festival de Pâques de Salzbourg comme le couronnement de sa collaboration avec l’Académie. Il dirige la Gioconda avec entrain et passion, un opéra dont il dit qu’il le touche profondément, soulignant l’importance des passages expressifs et des lignes vocales lyriques du chœur. Le spectateur qui a l’occasion d’observer le chef en action est subjugué par cette direction concentrée et précise qui engage tout le corps du maestro, avec de larges mouvements des bras et de la tête, des mimiques et une bouche qui accompagnent le chant. Il est comme un daïmon possédé par sa passion et son amour pour la musique italienne qu’il insuffle à l’orchestre et dont il veut transmettre à l’auditoire la beauté vibrante. Il en résulte une splendeur musicale hallucinante. Antonio Pappano insiste aussi sur l’importance capitale du texte et rejoint en cela parfaitement la vision du metteur en scène. Le texte est aussi important que la musique. Il s’agit dans la direction d’orchestre d’en rendre la théâtralité et de faire percevoir le caractère monumental de l’opéra de Ponchielli qui résulte de la fusion de mélodrames riches, d’ensembles complexes et d’arias d’une beauté lyrique étincelante.
Le chef souligne que les six protagonistes de l’opéra sont tous psychologiquement très intéressants, et qu’il faut pour rendre cette dimension “un plateau du plus haut niveau, six chanteurs qui soient capables de chanter cet opéra, qui l’aiment et qui veulent faire partie d’une véritable production, et pas seulement rester là à le chanter.” C’est un des rares opéras qui attribue un rôle majeur à chacun des types de voix, de la soprano à la basse. Jusqu’ici Antonio Pappano n’avait dirigé la Gioconda qu’en concert. Salzbourg est l’aboutissement magnifiquement réussi d’un rêve, celui de la diriger mise en scène.
Ce même rêve animait Anna Netrebko qui souhaitait pouvoir un jour en interpréter le rôle-titre. Il lui fallut attendre que l’évolution de sa voix s’y prêtât. C’est à Salzbourg qu’elle vient de faire une prise de rôle aussi fougueuse qu’adamantine. Si tous les interprètes sont excellents, elle est cependant prima donna inter pares. D’emblée elle est rentrée au panthéon des grandes Giocondas : Emmy Destinn, Maria Callas, Éva Marton, Renata Scotto et, depuis la première du Festival, Anna Netrebko. La soprano russe dispose d’une voix homogène sur l’ensemble de la tessiture, elle rend avec une grande douceur les sons les plus élevés, son si bémol pianissimo qui suit le “Voce di donna” à la fin de la première scène est une vraie merveille, une perfection dans la durée. Anna Netrebko fait également preuve d’une endurance peu commune qui lui permet d’affronter en force l’épreuve et les difficultés du quatrième acte. Elle incarne la Gioconda avec un charisme ensorceleur. Du talent à l’état pur ! On connaissait son “Suicido ! In questi fieri momenti” déjà enregistré avec Pappano en 2016. Tout le reste est à l’avenant ! Son investissement passionné dans le jeu de scène est total. Ce n’est là qu’un détail mais il est ma foi fort séduisant : lors de la scène enjôleuse avec Barnaba, elle dévoile par sa robe de côté fendue une jambe au galbe parfaitement dessiné et musclé, qui laisse deviner un entraînement sportif intense, au demeurant bien utile lorsqu’il s’agit d’exécuter un marathon vocal comme celui du rôle-titre de la Gioconda.
La Cieca, la mère aveugle de Gioconda, est chantée avec grande intensité dramatique par la contralto polonaise Agnieszka Rehlis, remarquable par la richesse de son médium. La mezzo-soprano Eve-Maud Hubeaux rend avec beaucoup d’élégance le personnage de Laura d’une voix qui marie puissance et douceur. Jonas Kaufmann fait lui aussi une prise de rôle scénique en Enzo, qu’il avait déjà chanté à Sidney en août 2023 dans une version concertante de l’opéra. Si son investissement théâtral est entier, sa performance vocale ne rencontre pas les attentes, même si le timbre velouté et la variété des couleurs de la voix gardent toute leur beauté, notamment dans le très sensible “Cielo e mar”, rendu avec une grande délicatesse. Mais la puissance n’y est pas, le chanteur semble se ménager et reste en deçà du rôle, ne parvenant pas toujours à sortir du lot dans les passages choraux. Enzo, dont on aurait aimé ressentir la passion pour Laura, reste bien terne face à la brutalité prédatrice de Barnaba et à la puissance destructrice d’Alvise. Véritable bête de scène, Luca Salsi qu’on connaissait en Scarpia ou en Iago offre son formidable baryton dévastateur à l’espion de l’inquisition. Tareq Nazmi prête les profondeurs démoniaques de sa voix de basse à la dureté cynique et impitoyable d’Alvise. Son jeu d’acteur est terrifiant : la froideur féroce et la fixité de son regard pétrifierait la Méduse elle-même. Les femmes finissent par triompher, mais à quel prix, dans cet opéra qui se termine dans un bain de sang et qui comporte autant de morts que dans un drame de Shakespeare.
Luc-Henri ROGER
27 mars 2024
La Gioconda d’Amilcare Ponchielli (1834-1886)
Opéra en quatre actes sur un livret de Tobia Gorrio (anagramme d’Arrigo Boito)
Chef d’orchestre : Antonio Pappano
Production : Oliver Mears
Décors : Philipp Fürhofer
Costumes : Annemarie Woods
Lumière : Fabiana Piccioli
Chorégraphie : Lucy Burge
Distribution :
La Gioconda, chanteuse de rue : Anna Netrebko
La Cieca (l’aveugle), sa mère : Agnieszka Rehlis
Enzo Grimaldo : Jonas Kaufmann
Alvise Badoero, membre du Conseil des dix et grand inquisiteur : Tareq Nazmi
Laura, sa femme : Eve-Maud Hubeaux
Barnaba, espion au service d’Alvise : Luca Salsi
Zuane, gondolier : Nicolò Donini
Isepo, écrivain public : Didier Pieri
Un chanteur : Patrizio La Placa
Un pilote : Federico Benetti
Un sacristain : Massimo Simeoli
Orchestre de l’Académie nationale de Sainte-Cécile
Chœur de l’Académie nationale de Sainte-Cécile
Andrea Secchi
Bachchor Salzburg
Michael Schneider
Chœur d’enfants du Festival de Salzbourg
Wolfgang Götz et Regina Sgier
Danseurs :
Adam Cooper (Barnaba 2 / Docteur), Eva Gerngroß / Clara Wagner (Gioconda enfant), Liudmila Konovalova (Gioconda adulte), Hannah Rudd (Gioconda adolescente), Giuseppe Salomone (Père de Gioconda), Róisín Whelan (Mère de Gioconda)
SEAD Académie expérimentale de danse de Salzbourg, Samuel Adam, Victor Bolzmann, Jacob Börlin,
Ilan Guterman Levy, Martí Ramis Muñoz, Guillermo Ramirez, Jack Strömberg