1972 au Teatro Comunale de l’Opéra de Gênes (alors dénommé Teatro Margherita) Carlo Bergonzi et Angeles Gulin chantent La Gioconda sous la baguette de Paolo Peloso. Lui (en Enzo Grimaldo) bisse au deuxième acte « Cielo e mare ». Elle (en Gioconda) bisse, à son tour, au quatrième acte « Suicidio ! ». Un exploit rarissime ! L’été de la même année L’Arena Sferisterio de Macerata nous permettait de retrouver le même ouvrage avec Leyla Gencer dans le rôle-titre et Carlo Bergonzi dans le rôle d’Enzo (sachant que dans cette édition du festival voisinaient la Butterfly de Raina Kabaivanska et le Mefistofele de Cesare Siepi (dont la Marguerite n’était autre que Magda Olivero !). Stupéfiants souvenirs gravés à jamais dans notre mémoire d’une époque grandiose… et peut être révolue (?).
L’opéra d’Amilcare Ponchielli (créé en 1876 à la Scala de Milan) sur un livret d’Arrigo Boïto est inspiré du drame de Victor Hugo (1835) lequel multiplie les coups de théâtre assez invraisemblables. Dans cette pièce tout le monde aime quelqu’un et croit être aimé en retour mais, en réalité, le seul amour réciproque est celui de Laura et d’Enzo.
Le maestro Daniele Callegari soulignait récemment dans une interview à l’un de nos confrères quE La Gioconda constituait quasiment le seul ouvrage du 19e siècle de type « grand opéra », avec ballet, qui ait été créé en Italie. L’œuvre est rarement représentée en France (encore que les Chorégies l’aient affichée en 1983 avec Montserrat Caballé)
Pour cette édition 2022 il convient en premier lieu de citer l’Orchestre Philharmonique de Nice en tous points remarquable sous la direction vibrante et incandescente de Daniele Callegari et le chœur formé de plusieurs phalanges : Opéra de Monte-Carlo, Opéra national du Capitole de Toulouse et Opéra Grand Avignon qui réunies constituent un ensemble somptueux. En cette période d’été ou les festivals lyriques internationaux (et non des moindres) ont proposé des mises en scène souvent déconcertantes voire truffées d’élucubrations affligeantes (et au demeurant contestées) qui semblent s’instaurer comme une règle, il est ô combien agréable de renouer avec un classicisme de bon aloi, une direction d’acteurs intelligible, un maniement des masses extrêmement précis, une cohérence, une élégance et un bon goût réconfortants. De cela on ne saurait que trop louer Jean-Louis Grinda dont la solide expérience est à juste titre reconnue et appréciée dans le monde lyrique. La scénographie qu’il signe avec Laurent Castaingt aux lumières et les très riches costumes de Jean-Pierre Capeyron font merveille. A l’acte 1, les fêtes vénitiennes sont matérialisées d’une part par un important attroupement pour les régates et d’autre part par l’édification de tréteaux sur lesquels se déroule une représentation de la commedia dell’arte où se succèdent les personnages traditionnels. Au dernier acte l’antre de la Gioconda sur l’ile de la Giudecca semble, au ras du sol, submergée par les flots qui s’introduisent peu à peu dans celle-ci jusqu’à évoquer la totalité de la lagune au lointain. Ce sont à nouveau les comédiens compagnons de l’héroïne, sous des costumes divers de théâtre, qui sont encore présents et se retireront seulement lors du réveil de Laura.
Aujourd’hui, surtout sur de vastes plateaux de plein air, les décors construits ont laissé, au fil des ans, place à des projections vidéographiques toujours plus riches et plus sophistiquées qui plongent les spectateurs dans une sorte d’univers cinématographique à grand spectacle. On le doit ici aux talents conjugués d’Etienne Guiol et d’Arnaud Pottier (rideaux qui s’ouvrent et se ferment, vue panoramique sur la lagune, multiples armatures de vaisseaux se côtoyant, nuit étoilée sous la lune, incendie du brigantin Hécate, riche palais d’Alvise avec une immense fresque représentant Le paradis du Tintoret etc.). Pendant la fête donnée par Alvise à la Ca’ doro on retrouve l’un des passages les plus célèbres de la partition : celui de la Danse des heures, qui fait l’objet d’un ballet lequel, contrairement à certains opéras, est systématiquement joué (le dessin animé Fantasia de Walt Disney ayant pour sa part contribué assez largement a sa célébrité). Une occasion de retrouver le chorégraphe Marc Ribaud qui fut, en son temps, directeur de la danse estimé a l’Opéra de Nice (parfaite interprétation dynamique du ballet de l’Opéra Grand Avignon en costumes antiques / grand siècle). Les Chorégies d’Orange ont joué pour cette Gioconda de beaucoup de malchance et ont subi moult contretemps avec une série de défections d’artistes. Pour le rôle d’Enzo Grimaldo, ce devait être Fabio Sartori, puis Francesco Meli. Ce fut, in fine, Stefano La Colla. Pour la Gioconda, Saioa Hernandez a été remplacée par Csilla Borros, et pour Barnaba Claudio Sgura a du substituer Amartüvshin Enkhbart. Un véritable casse-tête infernal pour un directeur de festival de l’importance d’Orange d’autant que la rareté de l’ouvrage comme celle des artistes rend la tâche quasiment impossible dans le peu de temps imparti et à pareille époque de l’année ! Les meilleurs interprètes ont été ceux pour lesquels aucun changement n’est intervenu : Clémentine Margaine mezzo-soprano française mais dont l’essentiel de la carrière se déroule à l’étranger (Londres, Buenos Aires, New York, Berlin, Munich, Berlin etc.) et qui incarne une Laura superbe avec une tessiture qui ne lui pose pas le moindre problème depuis des graves sonores jusqu’aux aigus acérés. Le moscovite Alexander Vinogradov possède l’une des plus belles voix de basse actuelle qu’il met au service de l’impitoyable Alvise Badoero avec un chant élégiaque mais néanmoins incisif. Il serait injuste de ne pas associer à leur succès Marianne Cornetti riche d’une impressionnante carrière – on se souvient notamment de son impétueuse Princesse de Bouillon dans Adrienne Lecouvreur à l’Opéra de Monte-Carlo en 2017 aux côtés de Roberto Alagna – qui livre une Cieca parfaitement maîtrisée. On avait rêvé que ce trio-là soit complété par le plus musicien des ténors italiens actuels Francesco Meli, l’impressionnant baryton mongol Amartüvshin Enkhbart et la flamboyante soprano dramatique espagnole Saioa Hernandez. On se serait surement régalé d’une Gioconda d’anthologie qui aurait, sans doute, marqué les annales des Chorégies. Le destin en a décidé autrement. Les remplaçants ont essayé de faire au mieux sans véritablement démériter mais sans néanmoins jamais atteindre ni ce souffle dramatique ni cette ivresse vocale par lesquels l’amateur passionné espère être emporté. L’œuvre recèle des difficultés et des exigences qui les ont, par moments, dépassé. Csilla Borros (Gioconda) a certes une puissance dans le médium, un registre aigu solide et une capacité à nuancer certains piani mais lui manque l’assise grave pour lutter à armes égales dans le duo de l’acte 2 avec Laura et surtout pour assurer la longue scène de l’acte 4 avec les obstacles meurtriers du « Suicidio ! ». Stefano La Colla parait par moments en proie à une certaine fatigue. En dépit d’une couleur claire qui ne manque pas d’intérêt et d’une articulation franche, il s’avère irrégulier, pas toujours dans le ton juste, négociant, non sans difficultés, les notes de passage et surtout avare de ce soleil, de cette énergie, de cet abattage si nécessaires dans Enzo. Déception aussi pour Claudio Sgura dont le Barnaba sonore est assez bien campé théâtralement mais dont le chant n’apparait pas toujours strictement ordonné. On attendait de ce baryton davantage de mordant et une toute autre qualité de timbre.
Ce fut néanmoins une soirée longuement applaudie par le public aux saluts. Comme l’écrit Piotr Kaminski dans son livre « Mille et un opéras » : «La Gioconda ne manque jamais son effet. Quiconque lui résiste est un menteur ou n’aime pas l’opéra »
Christian Jarniat
6 août 2022