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La Flute enchantée de Mozart, son offrande musicale

La Flute enchantée de Mozart, son offrande musicale

jeudi 21 septembre 2023

Il faut imaginer Mozart travaillant sur son lit de mort. 
L’argent lui manque. Sa santé lui fait défaut. Sa femme est partie. Il sait travailler à sa dernière œuvre. Il en fera une des plus personnelles. Si son Requiem fut écrit pour sa propre mort, la Flûte enchantée (Die Zauberflöte) sera son offrande musicale. Bach composa L’Offrande musicale pour Frédérique II de Prusse, Mozart écrivit la Flûte enchantée pour l’humanité. 

Il reprend un singspiel dans laquelle ses idées sont l’essence du drame et élargit ses caractéristiques pour en faire une œuvre aurorale. Effectivement, l’Enlèvement au Sérail raconte déjà le voyage d’un noble cherchant sa promise dans un pays gouverné par un seigneur décrit comme terrifiant, mais pas si effrayant que ça en vérité, et gardé par un méchant garde.
La Flûte enchantée est également écrite en allemand, et avec autant d’éléments buffa (comique) que seria (sérieux). Mozart adulte chercha le dépassement de ces genres dans lesquels il avait excellé adolescent, comme dans sa trilogie avec Da Ponte. Il y parvient notamment dans l’émancipation du singspiel grâce à des idées aussi révolutionnaires que le choix d'un époux et la prévalence de la générosité. Ce nouvel âge d’un genre national populaire vis-à-vis de la domination des genres italiens de cours restera un succès constant, y compris à l’étranger.
Autre prédécesseur, La Pierre des sages (der Stein der Weisen), opéra à plusieurs mains dont Schikanider rédigea certains airs comme il le fit du libretto de la Flûte enchantée et, qui relate le chemin initiatique d’un prince ; et Thanos, roi d’Egypte (Thamos, König vin Egyten), opéra resté dans les tiroirs, situé aussi dans une Égypte imaginaire.

L’onirisme, l’exotisme et l’initiation ne sont donc pas nouveaux chez Mozart.
La Flûte enchantée commence par la rencontre nocturne du prince Tamino avec un serpent dressé devant lui. Il voit avec ce reptile le symbole incarné de la virilité toxique, qu’il fuit en quittant son pays. Ce spectacle le terrifie. Son ophiophobie grossit le reptile, le fait régresser à son impuissance infantile et même défaillir. Le spectateur peut s’imaginer la violence de son vécu en voyant celle de sa réaction.
Pendant que Tamino somatise, les trois dames envoyées par la Reine de la nuit terrassent le serpent. La nuit, domaine des monstres avec le serpent dont l’exagération de la grosseur pour Tamino annonce le dragon Fafner de Wagner, se révèle être également celui des instincts et de l’égo débridés. Ces trois dames, tombées en amour devant le jeune homme endormi, se chamaillent à son réveil. Il serait possible de reconnaître en elles la femme, la belle-sœur et la sœur du compositeur, envers lesquelles il gardait un amour certain malgré leurs difficiles relations.
Tamino ouvre enfin les yeux et entend le chant de l’oiseleur Papageno. Le motif du double, cause de la symétrie dans les opéras de Mozart, fait son apparition avec lui. Il voit en lui son portrait extime, son moi le plus intime libéré à la faveur de la nuit. Papageno chante la modestie de ses besoins, de son métier et de ses désirs. Il se satisfait de nourriture, troque les oiseaux qu’il a capturés pour les échanger contre des vivres, et ne souhaite qu’une compagne. Sa bonhomie tient de l’enfance et son sadisme envers les volatiles de celui dont il a été victime. D’ailleurs, il chante avoir envie de mettre les femmes en cages pour les échanger contre du sucre comme il le fait pour les oiseaux. La greffe de la violence paternelle tordit sa psyché joyeuse en une chimère. Papageno reconnaît lui-même sa nature ambivalente en disant être ein Natur-Mensch, un homme-nature, obéissant à ses instincts, quitte à mentir pour flatter son ego. Son nom sonnant et son costume ressemblant à un perroquet (Papagei), indiquent autant son appartenance au monde des volatiles, que son trauma. En commençant par le sobriquet affectif donné au père (papa), Mozart et Schikanider laissent ici une trace du traumatisme castrateur paternel. Papageno chante avec une couleur, un allant et un bon-enfant aussi bigarrés que son habit. Bien que craignant le cadavre du serpent, il affirme à Tamino l’avoir étranglé à mains nues. De son côté, Tamino n’hésite pas non plus à se vanter en disant être un prince, alors que Papageno dit simplement être un homme comme lui. Ni l’un ni l’autre ne donnent véritablement leur identité, en révélant ce qu’ils sont dans leurs milieux. Ils se découvrent avec leur gémellité. Cette psyché à la Janus provient sans doute de l’enfance du compositeur durant laquelle il fut choyé comme un prince dans toutes les cours d’Europe, grâce à son génie naissant, quand il ne désirait qu’être aimé pour lui-même. 
Les dames de la nuit punissent l’oiseleur en lui donnant de l’eau au lieu de vin et lui imposent un verrou sur la bouche au lieu de lui donner des figues sucrées. Arrive la Reine de la nuit. Elle n’a que ce titre pour la désigner, ce qui la rend d’autant plus impressionnante. Elle est aussi bien une émanation qu’une incarnation de la nuit, et de l’obscurité. Sa description avant sa venue par Papageno effrayait déjà. Ignifère d’un feu stellaire (sternfalemmende), et interdite à la vue sous peine de mort, donc tabouisée, refoulée et latente, l’hystérie irradie de sa personne tant physiquement que vocalement. Elle incarne jusqu’à la caricature l’égocentrisme constamment outragé auquel Mozart identifie la femme. Après l’impuissance causée par l’effroi castrateur du père, elle est l’autre danger que Tamino devra surmonter. Il est cependant possible d’extraire les femmes à leur inclinaison naturelle, de les éduquer en un mot, comme Pamina l’illustrera ultérieurement. La Reine de de la nuit commence par flatter Tamimo en un ton doux et câlin avant de raconter que le prêtre Zarastro lui a ravi sa fille en un ton sec et cassant. Elle lui demande de la lui retourner et pour ce faire, lui donne une flûte, lui rendant ainsi sa virilité perdue, et surtout un portrait de sa fille. L’immédiateté avec laquelle Tamino tombe amoureux grâce à cette image montre, comme Papageno le chantait naguère, son besoin libidinal latent. 
Papageno de son côté s’excuse d’abord pour avoir menti et ensuite en voulant partir, en entendant la Reine lui ordonner d’accompagner Tamino. La récompense d’une épouse et un jeu de clochette le feront changer d’avis. 
Si la flûte est un symbole phallique évident, le jeu de clochette, comme sa crainte pour sa vie au cours de l’œuvre, insiste sur sa nature nocturne et donc féminine.
La virilité retournée de Tamino, et l’égoïsme de Papageno châtié, leur initiation est enclenchée. En même temps, et sans qu’elle ne se soit rendu compte en y recourant, l’odyssée voulue par la Reine de la nuit est désaxée par leur besoin libidinal. Ils sont vite séparés cependant, chacun ayant encore un chemin à lui. Papageno ne tarde pas à rencontrer Pamina. Molestée, quasi violée par Monostatos, le valet maure de Zarastro, qui, comme Osmin avec Blonde dans l’Enlèvement au Sérail, veut la forcer à l’aimer, elle se défend de son agresseur. Papageno qui chantait vouloir mettre les femmes en cage, est horrifié de cette violence. Monostatos, dont l’obéissance à ses instincts bestiaux embrunit la peau, alors qu’il est dans la lumière, et Papageno qui sort de la nuit pour aller à la lumière, se reflètent l’un l’autre, au point de répéter les mêmes phrases et onomatopées. 
Revenu à sa raison, Papageno se fait la leçon. « Ne suis pas un fou d’avoir peur ainsi ? Il y a bien des oiseaux noirs, pourquoi n’y aurait-il pas d’hommes noirs ? »
Revenu aussi vers Pamina, il lui révèle être envoyé par le prince Tamino pour la chercher. Pamina, dont les deux initiales du nom révèlent la violence de Zarastro à l’enlever à sa mère, et dont le chant exprime le naturel clair, frais et limpide des sopranos mozartiennes, comme celui les héroïnes de l’Enlèvement au Sérail, montre donc comme Blonde et Konstance, un caractère courageux et sans fard, signe de l’éducation de Zarastro. Tandis qu’elle entend comme Papageno la venue de Zarastro grâce à son orchestre aussi majestueux que celui de la Reine de la nuit tantôt, Papageno en reviendrait presque à ses mauvais réflexes. Il lui demande ce qu’ils devront bien lui dire. Elle répond alors La Vérité. La Vérité.
Zarastro, inverse de la Reine de la nuit, a un nom. Son nom consonant à Zoroastre et sa prêtrise annoncent le syncrétisme du deuxième acte. Il personnifie le soleil et la lumière, et par suite le savoir et la morale. Comme le moi de Mozart est fracturé, la figure paternelle est divisée en une face quasi diabolisée – un serpent castrateur – et une face quasi divinisée – un soleil donateur. Il est l’autre aspect de la paternité, ou plus exactement de Leopold Mozart, qui pour s’opposer à son fils, ne lui enseigna pas moins ses connaissances et son éthique maçonne en l’encourageant dans ses compositions. Zarastro commence par chasser Monostatos, qui, de fait, tombe dans la nuit, et autorise Pamina et Papageno à retrouver Tamino.
Pendant ce temps, trois temples, -celui de la raison, de la sagesse et de la nature-, barrent la route du prince. Une gradation, un chemin de soi vers le monde, un accordage avec l’univers se reconnaît en eux. La philosophie maçonnique se reconnaît ici, comme tantôt sur Zarastro, parce que c’est grâce à un chemin maçon que Tamino gagnera sur les hystéries des ainés. Après que chaque temple l’ait rejeté, un prête sortant du temple de la sagesse demande à Tamino ce qu’il veut. Durant leur conversation, il lui confirme que Zarastro gouverne bien ici et qu’en femme effrontée (freches Weib) la Reine de la nuit l’a berné. Comme son rejet des temples le montre, Tamino est confus. Son obéissance à l’égocentrisme de la Reine de la nuit l’a rendu déraisonnable, fou et par conséquent hors de la nature. Assistant à un culte, il commence à jouer de la flûte. Il se sert de sa virilité, cette part de lui-même orientée vers les autres, surtout s’ils sont d’un autre sexe que le sien, et découvre donc les relations sociales. Se faisant, il détourne la quête initiale et s’harmonise avec la nature, en suivant un instant, sa libido. 
La flûte n’est pas un instrument de communication ordinaire, elle entre en contact avec cet autre soi de la nuit et la personne aimée. Papageno et Pamina entendent sa musique.
Avant que Tamino et Papageno ne se retrouvent, les refoulés de Papageno et Pamina les agressent. Pour Papageno, ayant vécu dans les bois, ce seront des bêtes sauvages, allusion à la panthère de Dante, et pour Pamina, élevée par Zarastro, Monstatos qui essaie à nouveau de la faire chanter. Papageno joue alors de son instrument afin de conjurer sa peur. Et là, miracle, tout le monde, bêtes et hommes, dansent autour d’eux. 
Déjà dans la scène introductive de l’Enlèvement au sérail, le chant permet à Pedrillo et Osmin de communiquer malgré leurs différentes langues, et la musique de Tamino touche les hommes, mais celle de Papageno change les natures. Exprimant la psyché de son interpréte s’il leur obéit à ses lois, la musique est autant universelle qu’individuelle. Le titre du singspeil en français est trompeur, il s’agit plus d’une flûte enchanteresse qu’enchantée, comme le montre la scène du temple. Mais le titre original l’est aussi, la véritable magie vient de Papageo. Plus riche en couleurs, rebellions et en imperfections, fils de la nuit et de la sauvagerie, il exprime plus que le civilisé, obéissant et terne Tamino. 
Le deuxième acte termine l’initiation donc révèle les caractères de Tamino et de Papageno. En leur enjoignant d’être aussi attentif que silencieux, quand leurs besoins libidinaux ont trouvé leurs objets, ils sont appelés à comprendre leur place dans l’harmonie de la nature. Ce n’est certes pas un hasard, si la psyché à la Janus de Mozart voit en la symétrie sa tournure d’esprit naturelle, et se reconnaît dans la philosophie de la franc maçonnerie, qui voit en Dieu un architecte, surtout si elle met noble et musicien sur un même plan. C’est pourquoi, quand la Reine de la nuit envoie ses trois dames sauver Tamino, Zarastro le fait accompagner de ses trois bambins. Trois des enfants de Mozart lui survivront. Et quand la Reine de la nuit et Zarastro s’affrontent sur Tamino et Papageno, Papageno et Tamino se complètent. Cette charpente double en oppositions et complémentarités, annoncée avec l’Enlèvement au Sérail, magistralement construite dans la trilogie avec Da Ponte, s’exprime ici avec une grande clarté.
Zarastro revient chasser Monostatos. Il ouvre le deuxième acte avec une prière aux dieux de la franc-maçonnerie venus de l’Égypte antique, Isis et Osiris. Un à un ses confrères l’interrogent sur Tamino. Est-il vertueux ? Est-il taiseux ? Est-il généreux ? Le spectateur s’étonne de leur indifférence à Papageno, qui lui aussi fera les épreuves. En répondant une unique fois à ces adjectifs, il leur garantit la valeur morale du prince. Zarastro magnifie le dépassement de soi demandé à Tamino et Pagageno. Déjà Sélim de l’Enlèvement au sérail surmonte son orgueil en laissant partir ses quatre européens captifs. Zarastro pousse plus loin cette force morale en lui donnant un ascendant moral et un caractère idéal.
Les épreuves se déroulent dans son omniprésence absente. Il n’a d’ailleurs aucun besoin d’être là, ses hommes, comme autant de reflets, le suppléent, comme tantôt lors de la rencontre entre Tamino et le prêtre du temple de la sagesse, et ses trois angelots accompagnant les deux hommes. Avant que l’initiation se fasse dans les temples, il est demandé à Tamino et Papageno de rester attentif, patient et silencieux (wachsam, dulsam und verschwiegen), autant de qualités correspondant à Zarastro. 
Cette attitude permet cependant aux envoyés de la Reine de la nuit de revenir les tourmenter. Les dames de la nuit viennent leur rappeler leur mission. Tamino, dont le trauma vient du père, leur résiste aisément. Papageno, qui a des rapports difficiles avec les figures parentales, comme son ophiophobie -sa description de la Reine de la nuit et sa résistance à l’obéissance le montrent – retombe dans ses craintes et s’effondre comme Tamino face au serpent. Les traumas causés par le père et par la mère sont ainsi mis en parallèle et à égalité.
Le spectateur s’étonnera que les envoyés de la Reine de de la nuit puissent entrer dans les temples, mais d’une part la nuit et le jour sont des temps et non des lieux, et d’autres par leurs épreuves font sortir de leurs psychés les envoyés de la nuit. Ils n’ont pas besoin d’être présents physiquement. Cela illustre aussi le fait qu’une institution comme l’église ne garantit pas de tomber dans l’obscurité, seule éventuellement la recherche de la lumière le peut…
Ce mutisme blesse cependant Pamina, qui y voit un abandon. Elle doit elle aussi passer l’épreuve de sa mère. La Reine de la nuit lui demande personnellement de tuer Zarastro. Moins sujette à l’hystérie, et surtout pas à celle-là, Pamina refuse. Papageno, qui parle sans cesse, suit les injonctions mais en  l’absence de choix et alors qu'il se met toujours en avant, il échoue. Ses rencontres avec Papagena insistent sur son appartenance à la nuit. Il projette sur elle son hystérie, il croit initialement qu’elle est une vielle femme comme la Reine de la nuit. Son nom et celui de sa promise, Papageno et Papagena, sont quasiment identiques, contrairement à Tamino et Pamina dont les noms ne sont que similaires.  
Le nom de Tamino, contrairement à ceux des autres personnages, est exempt d’allusion, et donc interroge sur le singspiel
Tamino s’est-il réveillé après la rencontre avec le serpent ?  Toute cette aventure a-t-elle vraiment eu lieu ? Si le spectateur l’a vécu, serait-ce grâce au rêve de Tamino mis en scène, sans doute.
Mozart encourage ici à sortir de son ego, forcément craintif, pour rencontrer des personnes inconnues, et à curer sa psyché en s’accordant avec la nature. Comme Papageno qui, laissant ses préjugés en rencontrant un prince ou un maure, découvre la richesse du monde, Mozart laisse à la fin de l’œuvre sa misogynie pour faire entrer Pamina dans le cercle des initiés. Le spectateur n’en fait-il pas de même en écoutant la Flûte enchantée

Andreas REY

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