Le temps où les sinistres représentants d’une certaine musicologie lyonnaise considéraient l’auteur du Lac des cygnes avec une moue aussi condescendante que dédaigneuse semble désormais bien lointain. Régulièrement affichées à l’Auditorium ou à l’Opéra, ses œuvres font régulièrement les délices des auditeurs et attirent même un public venu de toute l’Europe. S’agissant du cas précis de La Dame de pique, son histoire à Lyon débute tardivement. Sans oublier le projet inabouti de Paul Camerlo avec Denise Scharley en Comtesse dès les années 1960, le chef-d’œuvre tragique de Tchaïkovski apparaît à l’affiche en 2003 par la volonté du si regretté Alain Durel, dans l’inoubliable mise en scène de Petrika Ionesco (créée à Genève en 1982 et adaptée ensuite pour plusieurs scènes en France, dont Nice et Marseille). En 2008, Serge Dorny confie une nouvelle production à Peter Stein qui la rate, avant que de la repenser totalement pour un festival Tchaïkovski en 2010, alliée aux reprises de Mazeppa et Eugène Onéguine. Cette révision s’avère une réussite, complétant enfin efficacement une trilogie qui accède à la légende, s’inscrivant en lettres d’or parmi les plus somptueux spectacles jamais présentés dans toute l’histoire de cette maison. Quatorze ans plus tard, quelle vision tenter ?
Kouliabine préfère nous montrer les aspects les plus pitoyables de la société russe actuelle
En choisissant délibérément un trublion tel que Timofeï Kouliabine, l’on savait pertinemment que l’on s’exposerait à une relecture radicale. Donc, aucune surprise véritable lorsque nous découvrons une Russie post 1990, écrasée par le poids de sa longue, riche et tumultueuse Histoire, échouant à trouver les marques d’un nouvel essor, sain autant qu’exemplaire pour le monde en indiquant le chemin rédempteur d’une authentique mission civilisatrice dénuée d’arrière-pensées conquérantes. Nous voici donc dans un univers poutinien, où des projections à l’arrière-plan montrent le Saint-Pétersbourg contemporain tandis que s’agite une foule aussi bigarrée que décérébrée, manipulée par le pouvoir actuel. Le concept n’a rien d’inintéressant et – croiriez-vous votre serviteur ? – nous faisons l’effort de conserver un esprit ouvert pour comprendre la démarche du scénographe. Très conceptuelle, celle-ci s’articule autour de deux axes principaux : d’abord voir dans le rôle-titre l’incarnation avant l’heure de la controversée Juna Davitashvili (1949-2015), ésotériste et guérisseuse dans la filiation d’un Raspoutine. Or, cette voie s’avère à peine exploitée, n’aboutissant quasiment à rien. Ensuite, envoyer balader le livret de Modeste Tchaïkovski au profit d’une semi-fidélité à la nouvelle de Pouchkine qui l’inspira. Résultat : l’histoire de la passion fatale entre les Lisa et Hermann opératiques n’intéresse clairement pas Kouliabine, qui préfère nous montrer les aspects les plus pitoyables de la société russe actuelle. Ainsi, dès le départ, ouste la promenade dans le Jardin d’été, mais réunion de pleureuses autour d’un mausolée néostalinien tandis que ce qui ressemble au cadre de scène d’un théâtre aux armées verra défiler une kyrielle d’allusions à l’Histoire russe, puis soviétique, puis post perestroïka jusqu’à nos jours. Ainsi défilent – entre autres – : Alexandre Nevski, Pierre Le Grand, Catherine II, Staline, un clin d’œil au film Cuirassé Potemkine d’Eisenstein (dont un marin se collètera ensuite à un cow-boy, probable référence à l’intrusion sournoise mais combattue d’une culture “made in U.S.A”), glaçantes évolutions d’apprenties ballerines en tutu armées de kalachnikovs… etc. Pardonnez-nous d’éviter l’exhaustivité ! Pendant ce temps, le crucial échange entre Hermann et ses amis Tomski, Sourine et Tchekalinski se voit relégué dans un miteux local pour bureaucrates côté Jardin. La réception à l’acte II devient un bal costumé (les vêtements XVIIIème Siècle font alors un retour bienvenu, qui permet de respirer un instant !), apparemment organisé par quelques oligarques.
Pour se trouver renouvelée, la perception d’un tel ouvrage l’est… au vitriol !
Après quoi tout part en vrille, dans un délire surréaliste dont on ignore s’il est celui d’Hermann. Ainsi, le tableau capital où il s’introduit dans la chambre de la Comtesse en accumule dans le négationnisme du livret : les “prijivalka” de sa suite évacuent prestement les lieux au mépris des répliques qu’elle leur adresse pourtant ensuite ; Lisa reste omniprésente ; la Comtesse se suicide aux barbituriques, ce parti-pris annihilant totalement l’impact de sa confrontation avec Hermann, d’autant plus que Lisa constate la mort de sa grand-mère avant celui-ci et que tout ce qui s’ensuit n’a, en conséquence, plus aucun sens. Plutôt réussie, la scène de la caserne tolère une portion ad minima de fantastique. Hélas, foin ensuite de la scène au bord du Canal d’hiver, puisque, en lieu et place, Lisa verra une ultime fois son amant dans la salle d’attente décrépite d’un gare routière et prendra l’autocar (pour où ?!?) sans se suicider. Tableau conclusif “apothéotique” puisque, en fait de maison de jeu où s’encanaille l’aristocratie masculine sous Catherine II, nous voici dans le Q.G opérationnel de Prigojine. Le Prince Eletski – qu’on a deviné bisexuel dès le II – se travestit en prenant l’apparence de feu la Comtesse. Hermann le tue au pistolet mais survit au drame… nous aussi, bien qu’épuisés par ce parcours où l’on nous aligne deux idées à la minute. Pour se trouver renouvelée, la perception d’un tel ouvrage l’est… au vitriol ! La majorité des codes se trouvent cassés au profit d’une démarche doctrinaire asphyxiante. Deux interrogations subsistent : est-ce vraiment là ce qu’un public angoissé par les temps présents recherche en achetant son billet ? Que comprennent les spectateurs néophytes qui découvrent La Dame de pique ? À en juger par les réflexions dépitées entendues alentours : fort peu de choses, hélas !
Gloire à Daniele Rustioni, immense triomphateur dans ce contexte
Accomplissant impavide son devoir professionnel, votre serviteur a survécu grâce à une alchimie sonore quasi permanente. Gloire à Daniele Rustioni, immense triomphateur dans ce contexte. Pour sa seconde direction céans d’un opéra russe après Le Coq d’or de Rimski-Korsakov en 2021, notre Directeur musical se surpasse. Déchaîné comme jamais, il entraîne toutes ses troupes (instrumentistes et chanteurs) dans un maelström inouï, aux confins de la folie et de l’incandescence, éclipsant presque l’interprétation antérieure de Kirill Petrenko. La moindre mesure, le plus infime détail se trouvent sublimés. Tout rayonne d’une beauté phonique surhumaine, avec une splendeur hallucinante émanant de la totalité des pupitres, jouant tous comme si leurs vies en dépendaient. Que dire de plus lorsqu’un tel niveau de perfection se trouve atteint ? Rien. L’on s’incline respectueusement, en savourant l’extase.
À défaut d’être unanimement mémorable, la distribution pour les solistes vocaux réserve moult satisfactions. L’immense Elena Zaremba n’a qu’à paraître pour habiter la scène d’une présence hors pair. Sacrifiée par les divagations scéniques (sa mort avant l’échéance normale nous prive d’un moment qu’on imaginerait fou d’intensité dramatique), sa Comtesse emporte l’adhésion par une présence rejoignant celles des plus grandes qui l’ont précédée (Arkhipova, Obraztsova, Mödl, Varnay, Gorr, Crespin …). Autoritaire mais digne, naturellement hautaine et classieuse, elle déploie un sens théâtral supérieur jusque dans ses inflexions souverainement exaspérées vis à vis de son entourage. Avec des moyens intacts, elle régale l’auditoire d’un si céleste sens du phrasé dans la citation alanguie de l’air du Richard Cœur de Lion de Grétry que nous confessons ne pouvoir contenir nos larmes. Recevez tous nos respects, Madame.
Lisa trouve incontestablement une interprète ardente en Elena Guseva, déjà appréciée à Lyon en Nastassia (dans La Charmeuse du même Tchaïkovski) et Floria Tosca. Un peu prise en défaut de velouté au second tableau de l’Acte I, elle se révèle infiniment plus à son affaire dans les séquences tragiques du III, où elle ne s’économise jamais : réelle vaillance, empressement fiévreux, engagement sans bornes. Sur ce point d’ailleurs, mieux vaudrait, pour son futur, procéder avec davantage de prudence car des signes d’usure sournoise sur le timbre sont déjà perceptibles. L’émail ne se trouve pas encore atteint mais il convient d’effectuer une reprise en main afin d’éviter l’érosion. Pour ce faire, un allégement dans le planning ou dans l’alternance ou le choix des emplois abordés s’impose, tel un baume salutaire. Il faut y songer, tant il nous peinerait de voir d’aussi beaux moyens se détériorer chez une telle artiste.
Richement dotée d’un timbre moiré autant que personnalisé, Olga Syniakova conquiert notre adhésion en Pauline. Couvrant sans problème toute la tessiture, elle accomplit de surcroît un petit exploit car, outre la partie de Daphnis dans l’intermède pastoral du II selon la tradition, elle s’empare en sus avec aplomb du rôle de la Gouvernante, éliminé par le scénographe !
Tous nos compliments aussi à la jolie Macha incarnée avec une consistance peu courante par Giulia Scopelliti, dont la finesse fait également merveille en Chloé dans la pastorale.
Pavel Yankovsky s’affirme comme le meilleur Tomski que nous ayons jamais entendu à la scène
Plus inégaux, les messieurs ne déméritent pas. Certes, nous entendîmes naguère des Hermann plus séduisants voire touchants que Dmitry Golovnin. Faite d’un métal froid autant qu’acéré, la voix frise la monochromie. À l’exception d’un si naturel aigu inaudible à la conclusion du 1er tableau, la sûreté d’émission reste toutefois confondante, compensant le monolithisme.
En toute franchise, un simple constat s’impose : jamais nous n’entendîmes de mauvais Prince Eletski, tant le rôle s’avère bien écrit pour un Kavalierbariton assuré. Konstantin Shushakov ne possède peut-être pas la largeur des plus mémorables qui s’y sont illustrés mais l’on doit rendre hommage à une vraie conduite stylée de la ligne autant qu’à un splendide legato.
Invariablement plus payant, l’autre baryton à qui l’on confie le Comte Tomski remporte généralement la mise. Confirmation sans surprise ce soir, d’autant plus que – pardonnez cet élan d’enthousiasme dont nous ne sommes vraiment plus coutumier – Pavel Yankovsky s’affirme rien moins que le meilleur que nous ayons jamais entendu à la scène dans ce rôle, malgré vingt représentations à notre actif pour La Dame de Pique. Acteur-né (révélé surtout dans la pastorale, où il incarne forcément Plutus) il dispense une joie de chanter évidente, une compréhension supérieure des enjeux comme du contexte, une générosité vocale sans forfanterie qui réjouissent l’assistance. Longtemps l’on se souviendra de ce fa aigu conclusif euphorisant, tenu ad libitum au terme de sa chanson grivoise du dernier tableau. Bravissimo !
Moins bien servis dans la partition, ses amis Tchekalinski et Sourine trouvent respectivement deux interprètes sonores, à la franche carrure, avec le ténor Sergueï Radchenko et la basse Alexeï Botnarciuc. Quand Tigran Guiragosyan et Paolo Stupenengo transforment les simples silhouettes que sont ordinairement Tchaplitski et Naroumov en comprimari consistants, décernons un franc compliment au ténor Yannick Berne, éloquent Maître de cérémonie pour la fête du II, qui fait mieux que passer la rampe : il habite l’espace sonore avec des interventions d’une rayonnante saillance.
Puisque ces trois derniers messieurs sont aussi artistes des chœurs, remettons une palme d’honneur à toutes les dames et tous les hommes qui le composent. Le travail accompli avec Benedict Kearns les hisse au niveau des plus grands, même parmi les plus prestigieuses maisons internationales. Une telle puissance alliée à une aussi parfaite musicalité et intelligence du chant ne se rencontrent pas quotidiennement en tous lieux. Soyez profondément remerciés pour votre prodigalité sans bornes et l’aide qu’avec vos partenaires de l’orchestre, vous apportez au Maestro Rustioni. Grâce à vos talents réunis l’Opéra de Lyon peut s’enorgueillir de demeurer une grande maison lyrique. Vous pouvez en être fiers !
Puisse l’avenir nous réserver le bonheur de vous entendre derechef réunis dans un grand opéra russe. Trois grands ouvrages pris dans ce répertoire, jamais joués à Lyon, vous conviendraient particulièrement : La Khovantchina de Moussorgski, La Pucelle d’Orléans de Tchaïkovski et La Fiancée du Tsar de Rimski-Korsakov. Souhaitons que ces vœux se réalisent et continuez, en ces temps terribles que nous endurons, d’apporter du bonheur à votre public qui vous aime.
Patrick FAVRE-TISSOT-BONVOISIN
24 Mars 2024
Direction Musicale : Daniele Rustioni
Mise en scène : Timofeï Kouliabine
Décors : Oleg Golovsko
Costumes : Vlada Pomirkovanaya
Lumières : Oskars Pauliņš
Vidéo : Alexander Lobanov
Dramaturgie : Ilya Kukharenko
Chef des Chœurs : Benedict Kearns
Chef de Chœur de la Maîtrise : Nicolas Parisot
Distribution :
Hermann : Dmitry Golovnin
Lisa : Elena Guseva
Le Prince Yeletski : Konstantin Shushakov
Comte Tomski / Zlatogor : Pavel Yankovsky
Pauline / Milavzor : Olga Syniakova
La Comtesse : Elena Zaremba
Macha / Prilèpa : Giulia Scopelliti
Tchekalinski : Sergeï Radchenko
Sourine : Alexei Botnarciuc
Tchaplitski : Tigran Guiragosyan
Narumov : Paolo Stupenengo
Le Maître de cérémonie : Yannick Berne
Orchestre, Chœurs , Maîtrise de l’opéra de Lyon